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Hélas! que nous faisons ici-bas peu de chose pour le ciel! Nous sentons tous cette vérité, et il y a sûrement des frères qui embrasseroient toute espèce de pénitence; mais on ne peut pas faire la moindre austérité sans une permission expresse, et elle est rarement accordée, parce qu'étant pauvres, il faut conserver ses forces pour travailler. Si quelquefois appuyé debout contre un mur, je sommeille, il y a bientôt quelque frère charitable qui me tire de ce sommeil ; je crois l'entendre me dire : « Tu te reposeras à la maison paternelle, in domum æternitatis. » Pendant ce travail, soit au champ, soit à la maison, de temps à autre le plus ancien frappe des mains, et alors dans un grand silence pendant cinq ou six minutes, chacun peut porter ses regards vers le ciel ; cela suffit pour adoucir le froid de l'hiver et les chaleurs de l'été. Il faut en être témoin pour se faire une idée du contentement, de la jubilation de tout le monde; rien ne prouve mieux le bonheur de cette vie, que ce qu'ont fait les Trappistes pour se réunir après leur expulsion de France, et la quantité de couvents de cet ordre qui se sont formés jusque dans le Canada. Ici nous sommes environ soixante-dix, et on refuse tous les jours des gens qui demandent à être reçus. Certes, j'ai eu assez de peine pour y parvenir, mais heureusement je suis venu ici sans avoir écrit, comme on le fait ordinairement, ne connoissant personne, me confiant en la protection de la Sainte-Vierge, à qui je m'étois adressé avant de partir de Cordoue je ne me suis pas rebuté du premier refus, parce que je sais bien qu'après tout le révérend

Père abbé n'est pas le vrai maître; aussi, après quelques jours, il entra dans ma chambre, et, après m'avoir embrassé, il me dit : « Désormais regardez-moi comme votre frère; je me ferois conscience de renvoyer quelqu'un qui se sauve du monde pour venir ici travailler à son salut.

En effet, par la grâce de Dieu, c'est le seul motif qui m'a pressé de prendre ce parti. J'y étois résolu environ trois mois avant de sortir de France; mais où, et comment parvenir à ce que je désirois ? Je n'en savois rien. Il n'y a que quatre pas de Barcelonne ici, mais les chemins les plus courts ne sont pas toujours ceux de la Providence; il entroit apparemment dans les desseins de Dieu que j'allasse d'abord à Cordoue, à travers un des plus beaux pays de la nature, les royaumes de Valence, de Murcie, de Grenade: je n'ai jamais rien vu de plus charmant que l'Andalousie. Plus j'avançois, plus je sentois augmenter le désir de voir d'autres contrées, d'autres pays. Ayant rencontré aux environs de Tarragone un officier suisse, que j'avois connu dans le Valais, il me porta mon sac sur son cheval, et nous fìmes journée ensemble. Je ne sais comment, étant venu à parler de la Val-Sainte, et comment ces pauvres Pères avoient été obligés de passer en Russie, l'officier me dit qu'ils avoient formé une colonie en Aragon; aussitôt je me résolus de tourner mes pas vers ce côté, et je commençai ce long chemin, que j'ai fait seul, de nuit et de jour, à travers les montagnes qui se pressent avant d'arriver à Tortone; on y fait souvent cinq ou six lieues

sans rencontrer personne; et l'on voit çà et là une multitude de croix qui annoncent la triste fin de ` quelque voyageur.

Les pays que je voyois, soit sauvages ou riants, me donnoient des idées agréables, ou me jetoient dans une de ces mélancolies qui plaisent par les différents sentiments qui viennent s'y associer. Je ne crois pas avoir jamais fait de voyage avec plus de confiance, ni avec plus de plaisir ; je n'ai trouvé que des gens honnêtes, bons et charitables. Il n'y a rien de plus gai qu'une auberge espagnole, par la foule de gens qui s'y rencontrent. Je suspendois mon sac à un clou, sans le moindre souci : le prix du pain et de la viande étant fixé, les pauvres voyageurs comme moi ne peuvent pas être trompés; d'ailleurs, je n'ai jamais rencontré de peuple moins intéressé; les servantes refusoient opiniâtrément de recevoir ma petite rétribution, et souvent des voituriers ont porté mon sac pendant plusieurs jours, sans vouloir rien accepter. Enfin, j'estime extrêmement ce peuple, qui s'estime lui-même, qui ne va pas servir chez les autres nations, et qui a conservé un caractère vraiment original. On parle beaucoup du libertinage qui règne ici; je crois qu'il y en a moins qu'en notre pays. Et puis, que de braves gens ! Il n'y auroit pas moins de martyrs ici qu'en France, s'il étoit possible d'y détruire la religion. Je doute qu'on l'entreprenne encore ; il faut auparavant que le libertinage de l'esprit passe au cœur ; et les Espagnols sont bien loin de là. Les grands suivent la religion comme les petits; et, quoiqu'ils soient très-fiers, à l'église il y

TOME XIII.

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a une égalité parfaite : la duchesse s'y assied par terre auprès de sa servante. L'église est ordinairement le plus bel édifice du lieu. Elle est tenue très-proprement; le pavé en est couvert de nattes, au moins dans l'Andalousie. Les lampes qui brûlent jour et nuit y sont par milliers. Dans une petite chapelle de la Sainte-Vierge, il y a quelquefois jusqu'à dix à onze lampes allumées. Quoiqu'il y ait une quantité immense de ruches d'abeilles, qu'on abandonne au milieu des montagnes les plus désertes, on tire de la cire de France, de l'Afrique et de l'Amérique.

Voilà déjà une forte digression. J'ai écrit le détail de mes voyages aux B. et aux Bo. Je ne sais si ces derniers ont reçu mes lettres; je leur avois marqué de vous les faire passer, si c'étoit possible; cela vous auroit peutêtre amusés.

tée

J'arrivai un jour dans une campagne déserte, à une porte superbe, seul reste d'une grande ville, et qui ne peut être qu'un ouvrage des Romains : le grand chemin moderne passe dessous. Je m'arrêtai à considérer cette porte qui est sûrement là depuis deux mille ans. Il me vint dans la pensée que cette ville avoit été habipar des gens qui, à la fleur de leur âge, voyoient la mort comme une chose très-éloignée, ou n'y pensoient pas du tout; qu'il y avoit sûrement eu dans cette ville des partis, et des hommes acharnés les uns contre les autres ; et voilà que depuis des siècles leurs cendres s'élèvent confondues dans un même tourbillon. J'ai vu aussi Morviédo, où étoit bâtie Sagonte, et, réfléchissant sur la vanité du temps, je n'ai plus

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songé qu'à l'éternité. Qu'est-ce que cela me fera dans vingt ou trente ans, qu'on m'ait dépouillé de ma fortune à l'occasion d'une persécution contre les chrétiens? Saint Paul, hermite, ayant été dénoncé par son beau-frère, se retira dans un désert, abandonnant à son dénonciateur de très-grandes richesses; mais, comme dit saint Jérôme, qui n'aimeroit mieux aujourd'hui avoir porté la pauvre tunique de Paul, avec ses mérites, que la pourpre des rois avec leurs peines et

leurs tourments? Toutes ces réflexions réunies me déterminèrent à venir sans délai me réfugier ici, renonçant à tout projet de course ultérieure, espérant, si j'ai le bonheur d'aller au ciel, après avoir fait pénitence, de voir de là toutes les régions de la terre.

Je n'ai pas encore souffert le plus petit mal d'estomac, ni éprouvé d'autres peines qu'un peu de froid le matin, en allant au champ. Cependant l'avant-dernier vendredi du carême, je fus commandé pour aller nettoyer l'étable des brebis: après avoir fait depuis le point du jour jusque vers les deux heures et demie un travail très-rude, je pensois à me rapprocher du couvent, lorsqu'on m'envoya à la montagne chercher de l'herbe ; je ne fus de retour qu'à quatre heures un quart, pour rompre le jeûne : j'eus une hémorrhagie assez forte le soir, et puis tous les matins à mon ordinaire. Perdant plus qu'une nourriture peu substantielle ne pouvoit réparer, j'allois tous les jours m'affoiblissant, lorsqu'enfin Pâques est venu: depuis ce temps, on dîne à onze heures et demie, on fait une bonne collation à six, on travaille aussi beaucoup moins, de

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