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aveu, lui doivent beaucoup aussi: c'est par leur activité que notre raison se perfectionne; nous ne cherchons à connoître que parceque nous desirons de jouir; et il n'est pas possible de concevoir pourquoi celui qui n'auroit ni desirs ni craintes se donneroit la peine de raisonner. Les passions, à leur tour, tirent leur origine de nos besoins, et leur progrès de nos connoissance; car on ne peut desirer ou craindre les choses que sur les idées qu'on en peut avoir, ou par la simple impulsion de la nature; et l'homme sauvage, privé de toute sorte de lumieres, n'éprouve que les passions de cette derniere espece; ses desirs ne passent pas ses besoins physiques; les seuls biens qu'il connoisse dans l'univers sont la nourriture, une femelle et le repos; les seuls maux qu'il craigne sont la douleur et la faim. Je dis la douleur, et non la mort; car jamais l'animal ne saura ce que c'est que mourir; et la connoissance de la mort et de ses terreurs est une des premieres acquisitions que l'homme ait faites en s'éloignant de la condition animale.

Témoignage de l'histoire

Il me seroit aisé, si cela m'étoit nécessaire, d'appuyer ce sentiment par les faits, et de faire voir que chez toutes les nations du monde les progrès de l'esprit sont précisément proportionnés aux besoins que les peuples avoient reçus de la nature, ou auxquels les circonstances les avoient assujettis, et par conséquent aux passions qui les portoient a pourvoir à ces besoins. Je mon

trerois en Egypte les arts naissant et s'étendant avec le débordement du Nil; je suivrois leur progrès chez les Grecs, où l'on les vit germer, croître et s'élever jusqu'aux cieux parmi les sables et les rochers de l'Attique, sans pouvoir prendre racine sur les bords fertiles de l'Eurotas; je remarquerois qu'en général les peuples du Nord sont plus industrieux que ceux du Midi, parcequ'ils peuvent moins se passer de l'être, comme si la nature vouloit ainsi égaliser les choses, en donnant aux esprits la fertilité qu'elle refuse à la terre.

Imprévoyance du sauvage

Mais sans recourir aux témoignages incertains de l'histoire, qui ne voit que tout semble éloigner de l'homme sauvage la tentation et les moyens de cesser de l'être? Son imagination ne lui peint rien; son cœur ne lui demande rien. Ses modiques besoins se trouvent si aisément sous sa main, et il est si loin du degré de connoissances nécessaire pour desirer d'en acquérir de plus grandes, qu'il ne peut avoir ni prévoyance ni curiosité. Le spectacle de la nature lui devient indifférent, à force de lui devenir familier. C'est toujours le même ordre, ce sont toujours les mêmes révolutions; il n'a pas l'esprit de s'étonner des plus grandes merveilles; et ce n'est pas chez lui qu'il faut chercher la philosophie dont l'homme a besoin pour savoir observer une fois ce qu'il a vu tous les jours. Son âme, que rien n'agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle,

sans aucune idée de l'avenir, quelque prochain qu'il puisse être; et ses projets, bornés comme ses vues, s'étendent à peine jusqu'à la fin de la journée. Tel est encore aujourd'hui le degré de prévoyance du Caraïbe: il vend le matin son lit de coton et vient pleurer le soir pour le racheter, faute d'avoir prévu qu'il en auroit besoin pour la nuit prochaine.

Distance des pures sensations aux simples

connaissances

Plus on médite sur ce sujet, plus la distance des pures sensations aux simples connoissances s'agrandit à nos regards; et il est impossible de concevoir comment un homme auroit pu par ses seules forces, sans le secours de la communication, et sans l'aiguillon de la nécessité, franchir un si grand intervalle. Combien de siecles se sont peut-être écoulés avant que les hommes aient été à portée de voir d'autre feu que celui du ciel! combien ne leur a-t-il pas fallu de différens hasards pour apprendre les usages les plus communs de cet élément! combien de fois ne l'ont-ils pas laissé éteindre avant que d'avoir acquis l'art de le reproduire! et combien de fois, peutêtre, chacun de ces secrets n'est-il pas mort avec celui qui l'avoit découvert! Que dirons-nous de l'agriculture, art qui demande tant de travail et de prévoyance, qui tient à tant d'autres arts, qui très évidemment n'est praticable que dans une société au moins commencée, et qui ne nous sert pas tant à tirer de la terre des alimens

qu'elle fourniroit bien sans cela, qu'à la forcer aux preférences qui sont le plus de notre goût? Mais supposons que les hommes eussent tellement multiplié que les productions naturelles n'eussent plus suffi pour les nourrir; supposition qui, pour le dire en passant, montreroit un grand avantage pour l'espece humaine dans cette maniere de vivre; supposons que, sans forges et sans ateliers, les instrumens du labourage fussent tombés du ciel entre les mains des sauvages; que ces hommes eussent vaincu la haine mortelle qu'ils ont tous pour un travail continu; qu'ils eussent appris à prévoir de si loin leurs besoins; qu'ils eussent deviné comment il faut cultiver la terre, semer les grains et planter les arbres; qu'ils eussent trouvé l'art de moudre le blé, et de mettre le raisin en fermentation; toutes choses qu'il leur a fallu faire enseigner par les dieux, faute de concevoir comment ils les auroient apprises d'euxmêmes: quel seroit, après cela, l'homme assez insensé pour se tourmenter à la culture d'un champ qui sera dépouillé par le premier venu, homme ou bête indifféremment, à qui cette moisson conviendra? et comment chacun pourra-t-il se résoudre à passer sa vie à un travail pénible, dont il est d'autant plus sûr de ne pas recueillir le prix, qu'il lui sera plus nécessaire? en un mot, comment cette situation pourra-t-elle porter les hommes à cultiver la terre tant qu'elle ne sera point partagée entre eux, c'est-à-dire tant que l'état de nature ne sera point anéanti?

L'art de penser est inutile au sauvage

Quand nous voudrions supposer un homme sauvage aussi habile dans l'art de penser que nous le font nos philosophes; quand nous en ferions à leur exemple un philosophe lui-même, découvrant seul les plus sublimes vérités, se faisant, par des suites de raisonnemens très abstraits, des maximes de justice et de raison tirées de l'amour de l'ordre en général, ou de la volonté connue de son créateur; en un mot, quand nous lui supposerions dans l'esprit autant d'intelligence et de lumieres qu'il doit avoir et qu'on lui trouve en effet de pesanteur et de stupidité; quelle utilité retireroit l'espece de toute cette métaphysique, qui ne pourroit se communiquer et qui périroit avec l'individu qui l'auroit inventée? quel progrès pourroit faire le genre humain épars dans les bois parmi les animaux? et jusqu'à quel point pourroient se perfectionner et s'éclairer mutuellement des hommes qui, n'ayant ni domicile fixe, ni aucun besoin l'un de l'autre, se rencontreroient peut-être à peine deux fois en leur vie, sans se connoître et sans se parler?

Qu'on songe de combien d'idées nous sommes redevables à l'usage de la parole; combien la grammaire exerce et facilite les opérations de l'esprit; et qu'on pense aux peines inconcevables et au temps infini qu'a dû coûter la premiere invention des langues; qu'on joigne ces réflexions aux précédentes, et l'on jugera combien il eût fallu de milliers de siecles pour dé

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