Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

Mais dans un âge mûr, il n'en est pas ainsi : l'habitude est contractée; on cesse d'aimer, et l'on reste attaché. On méprise l'objet de son attachement, s'il est méprisable, parce qu'on le voit tel qu'il est, et on le voit tel qu'il est, parce qu'on n'est plus amoureux.

Puisque notre intérêt est la mesure de notre estime, quand il nous porte jusqu'à l'affection, il est bien difficile que nous y puissions joindre le mépris. L'amour ne dépend pas de l'estime; mais dans bien des occasions, l'estime dépend de l'amour.

J'avoue que nous nous servons très-utilement de personnes méprisables que nous reconnaissons pour telles; mais nous les regardons comme des instruments vils qui nous sont chers, c'est à-dire utiles, et que nous n'aimous point; ce sont même ceux dont les personnes honnêtes payent le plus scrupuleusement les services, parce que la reconnaissance serait un poids trop humiliant.

C'est avec bien de la répugnance que j'oserai dire que les gens naturellement sensibles ne sont pas ordinairement les meilleurs juges de ce qui est estimable, c'est-à-dire, de ce qui l'est pour la société. Les parents tendres jusqu'à la faiblesse sont les moins propres à rendre leurs enfants bons citoyens. Cependant nous sommes portés à aimer de préférence les personnes reconnues pour sensibles, parce que nous nous flattons de devenir l'objet de leur affection, et que nous nous préférons à la société. Il y a une espèce de sensibilité vague qui n'est qu'une faiblesse d'organes, plus digne de compassion que de reconnaissance. La vraie sensibilité serait celle qui naîtrait de nos jugements, et qui ne les formerait pas.

J'ai remarqué que ceux qui aiment le bien public, qui affectionnent la cause commune, et s'en occupent sans ambition, ont beaucoup de liaisons et peu d'amis. Un homme qui est bon citoyen activement n'est pas ordinairement fait pour l'amitié ni pour l'amour. Ce n'est pas uniquement parce que son esprit est trop occupé d'ailleurs; c'est que nous n'avons qu'une portion déterminée de sensibilité, qui ne se répartit point sans que les portions diminuent. Le feu de notre

âme est en cela bien différent de la flamme matérielle, dont l'augmentation et la propagation dépendent de la quantité de son aliment.

Nous voyons chez les peuples où le patriotisme a régné avec le plus d'éclat, les pères immoler leurs fils à l'État; nous admirons leur courage,

ou sommes révoltés de leur barbarie, parce que nous jugeons d'après nos mœurs. Si nous étions élevés dans les mêmes principes, nous verrions qu'ils faisaient à peine des sacrifices, puisque la patrie concentrait toutes leurs affections, et qu'il n'y a point d'objet vers lequel le préjugé de l'éducation ne puisse quelquefois nous porter. Pour ces républicains, l'amitié n'était qu'une émulation de vertu, le mariage une loi de société, l'amour un plaisir passager, la patrie seule une passion. Pour ces hommes, l'amitié se confondait avec l'estime celle-ci est pour nous, comme je l'ai dit, un simple jugement de l'esprit, et l'autre un sentiment.

Depuis que le patriotisme a disparu, rien ne peut mieux en retracer l'idée que certains établissements qui subsistent parmi nous, et qui ne sont nullement patriotiques relativement à la société générale. Voyez les communautés; ceux ou celles qui les composent sont dévorés du zèle de la maison. Leurs familles leur deviennent étrangères; ils ne connaissent plus que celle qu'ils ont adoptée. Souvent divisés par des animosités personnelles, par des haines individuelles, ils se réunissent, et n'ont plus qu'un esprit, dès qu'il s'agit de l'intérêt du corps; ils y sacrifieraient parents, amis, s'ils en ont, et quelquefois euxmêmes. Les vertus monastiques cèdent à l'esprit monacal. Il semble que l'habit qu'ils prennent soit le contraire de la robe de Nessus; le poison de la leur n'agit qu'au dehors.

La fureur des partis se porte encore plus loin. Ils ne se bornent pas à leurs avantages réels, la haine contre le parti contraire est d'obligation; c'est le seul devoir que la plupart soient en état de remplir, et dont ils s'acquittent religieusement, souvent pour des questions qu'ils n'entendent point, qui, à la vérité, ne méritent pas d'être entendues, et n'en sont adoptées et défendues qu'avec plus d'animosité. Nous en avons, de nos jours et sous nos yeux, des exemples frappants.

L'estime aujourd'hui tire si peu à conséquence, est un si faible engagement, qu'on ne craint point de dire d'un homme qu'on l'estime et qu'on ne l'aime point; c'est faire à la fois un acte de justice, d'intérêt personnel et de franchise : car c'est comme si l'on disait que ce même homme est un bon citoyen, mais qu'on a sujet de s'en plaindre; ou qu'il déplaît, et qu'on se préfère à la société; aveu qui prouve aujourd'hui une espèce de courage philosophique, et qui autrefois aurait été honteux, parce qu'on aimait alors sa

patrie, et par conséquent ceux qui la servaient

bien.

L'altération qui est arrivée dans les mœurs a fait encore que le respect, qui, chez les peuples dont j'ai parlé, était la perfection de l'estime, en souffre l'exclusion parmi nous, et peut s'allier avec le mépris.

Le respect n'est autre chose que l'aveu de la supériorité de quelqu'un. Si la supériorité du rang suivait toujours celle du mérite, ou qu'on n'eût pas prescrit des marques extérieures de respect, son objet serait personnel comme celui de l'estime; et il a dû l'être originairement, de quelque nature qu'ait été le mérite de mode. Mais comme quelques hommes n'eurent pour mérite que le crédit de se maintenir dans les places que leurs aïeux avaient honorées, il ne fut plus dès lors possible de confondre la personne dans le respect que les places exigeaient. Cette distinction se trouve aujourd'hui si vulgairement établie, qu'on voit des hommes réclamer quelquefois pour leur rang ce qu'ils n'oseraient prétendre pour eux-mêmes. Vous devez, dit-on humblement, du respect à ma place, à mon rang; on se rend assez de justice pour n'oser dire à ma personne. Si la modestie fait aussi tenir le même langage, elle ne l'a pas inventé, et elle n'aurait jamais dû adopter celui de l'avilis

sement.

La même réflexion fit comprendre que le respect qui pouvait se refuser à la personne, malgré l'élévation du rang, devait s'accorder, malgré l'abaissement de l'état, à la supériorité du mérite; car le respect, en changeant d'objet dans l'application, n'a point changé de nature, et n'est dû qu'à la supériorité. Ainsi il y a depuis longtemps deux sortes de respects, celui qu'on doit au mérite, et celui qu'on rend aux places, à la naissance. Cette dernière espèce de respect n'est plus qu'une formule de paroles ou de gestes, à laquelle les gens raisonnables se soumettent, et dont on ne cherche à s'affranchir que par sottise, et par un orgueil puéril.

Le vrai respect n'ayant pour objet que la vertu, il s'ensuit que ce n'est pas le tribut qu'on doit à l'esprit ou aux talents: on les loue, on les estime, c'est-à-dire qu'on les prise, on va jusqu'à l'admiration; mais on ne leur doit point de respect, puisqu'ils pourraient ne pas sauver toujours du mépris. On ne mépriserait pas précisé ment ce qu'on admire; mais on pourrait mépriser à certains égards ceux qu'on admire à d'autres. Cependant ce discernement est rare;

tout ce qui saisit l'imagination des hommes ne leur permet pas une justice si exacte.

En général, le mépris s'attache aux vices bas, et la haine aux crimes hardis, qui malheureusement sont au-dessus du mépris, et font quelquefois confondre l'horreur avec une sorte d'admiration. Je ne dis rien en particulier de la colère, qui n'a guère lieu que dans ce qui nous devient personnel. La colère est une haine ouverte et passagère; la haine une colère retenue et suivie. En considérant les différentes gradations, il me semble que tout concourt à établir les principes que j'ai posés; et pour les résumer en peu de mots :

Nous estimons ce qui est utile à la société, nous méprisons ce qui lui est nuisible; nous aimons ce qui nous est personnellement utile, nous haïssons ce qui nous est contraire; nous respectons ce qui nous est supérieur, nous admirons ce qui est extraordinaire.

Il ne s'agit plus que d'éclaircir une équivoque très-commune sur le mot de mépris, qu'on emploie souvent dans une acception bien différente de l'idée ou du sentiment qu'on éprouve. On croit souvent, ou l'on veut faire croire qu'on méprise certaines personnes, parce qu'on s'attache à les dépriser. Je remarque, au contraire, qu'on ne déprise avec affectation que par le chagrin de ne pouvoir mépriser, et qu'on estime forcément ceux contre qui l'on déclame. Le mépris qui s'annonce avec hauteur n'est ni indifférence ni dédain : c'est le langage de la jalousie, de la haine et de l'estime voilées par l'orgueil; car la haine prouve souvent plus de motifs d'estime que l'aveu même d'une estime sincère.

CHAPITRE XV.

Sur le prix réel des choses.

Nous n'avons examiné dans le chapitre précédent que l'estime relative aux personnes; faisons l'application de nos principes aux jugements que nous portons du prix réel des choses, et alors estimer ne veut dire que priser.

Dans quelle proportion estimons ou prisonsnous les choses? Dans celle de leur utilité combinée avec leur rareté; et cette seconde façon de les considérer, c'est-à-dire la rareté, est ce qui distingue le prix que nous mettons aux choses d'avec l'estime que nous faisons des personnes. En effet, notre estime pour un homme ne diminue pas, si nous en trouvons d'autres aussi estimables; au lieu que le prix que nous mettons à

une chose rare, diminue aussitôt qu'elle devient

commune.

Cette distinction est si sûre, que nous n'estimons les personnes par leur rareté qu'en les considérant comme choses. Telle est, par exemple, l'estime que nous avons pour les talents, dont nous faisons alors abstraction d'avec la personne.

Il faut encore observer à l'égard des choses, comme j'ai fait à l'égard des personnes, que le plaisir, soit réel, soit de convention, que ces choses peuvent nous faire en flattant nos sens ou notre amour-propre, se rapporte à leur utilité; c'est toujours avec la rareté qu'elle se combine pour le prix que nous y mettons. Ajoutons que l'utilité se mesure encore par son étendue; de façon que de deux choses dont l'utilité et la rareté sont égales, l'utilité qui est commune à un plus grand nombre d'hommes, mérite le plus d'estime; et ces trois mobiles du prix que nous mettons aux choses, l'utilité, l'étendue de cette utilité, et la rareté, se combinent à l'infini, et toujours par les mêmes lois.

Éclaircissons ces principes par des exemples. Les choses de première nécessité, telles que le pain et l'eau, ne peuvent pas être rares, sans quoi elles ne seraient pas nécessaires; n'étant pas rares, elles ne peuvent attirer notre estime: mais si par malheur elles cessent pour un temps d'être communes, quel prix n'y mettons-nous point? Ce principe fait la règle du commerce.

On n'a pas pour les laboureurs l'estime que la reconnaissance, la compassion, l'humanité, devraient inspirer. Mais en supposant, par impossible, qu'il n'y eût à la fois qu'un homme capable de procurer les moissons, on en ferait un dieu, et la vénération ne diminuerait que lorsqu'il aurait communiqué ses lumières, et qu'il aurait acquis par là plus de droit à la reconnaissance. On pourrait après sa mort rendre à sa mémoire ce qu'on aurait ravi à sa personne. C'est ce qui a procuré les honneurs divins à certains inventeurs; il y a eu plusieurs divinités dans le paganisme qui n'ont pas eu d'autre origine.

A l'égard des arts de pur agrément, et dont toute l'utilité consiste dans les plaisirs qu'ils procurent, dans quel ordre d'estime les rangeonsnous ? N'est-ce pas suivant les degrés de plaisir et le nombre des hommes qui peuvent en jouir?

Il y a peu d'arts auxquels les hommes en général soient plus sensibles qu'à la musique; et le plaisir qu'elle leur fait dépendant de l'exécu tion, il semble qu'ils devraient préférer ceux qui exécutent les pièces à ceux qui les composent; mais, d'un autre côté, les compositeurs sont les plus rares, et leur utilité est plus étendue. Leurs compositions peuvent se transporter partout, et y être exécutées; au lieu que le talent de l'exécution, quelque supérieur qu'il puisse être, se trouve borné au plaisir de peu de personnes, du moins en comparaison du compositeur.

La rareté d'une chose sans aucune espèce d'utilité ne peut mériter d'estime. Celui qui lançait des grains de millet au travers d'une aiguille était vraisemblablement unique; mais cette adresse n'était d'aucune utilité; la curiosité qu'il pouvait

Comment décidons-nous du prix de toutes les choses matérielles? Par la même loi. Nous prisons beaucoup un diamant; en quoi consiste son utilité? Dans son éclat, dans le léger plaisir de la parure, et surtout dans la vanité frivole qui résulte de l'opinion d'opulence et de ses effets. Mais, d'un autre côté, sa rareté est de la pre-exciter n'était pas même une curiosité de plaisir. mière classe, et les degrés de rareté peuvent compenser ou surpasser les degrés d'utilité que d'autres auraient. D'ailleurs, sous un autre aspect, l'utilité du diamant est très-grande, puisqu'il est dans la classe des richesses qui sont représentatives de toutes les utilités physiques.

Passons aux talents; par où les prisons-nous? Par la combinaison de leur utilité, soit pour les commodités, soit pour les plaisirs; par le nombre de ceux qui en jouissent, et la rareté des hommes qui les exercent.

Les arts ou métiers de première nécessité sont peu estimés, parce que tout le monde est en état de les exercer, et qu'ils sont abandonnés à la partie de la société malheureusement la plus méprisée.

Il y a des choses qu'on veut voir, non par le plaisir qu'elles font, mais pour savoir si elles

sont.

Pourquoi les ouvrages d'esprit, en faisant abstraction de leur utilité principale, méritent-ils plus d'estime et font-ils plus de réputation que des talents plus rares? C'est par l'avantage qu'ils ont de se répandre, et d'être partout également goûtés par ceux qui sont capables de les sentir. Corneille n'est peut-être pas un homme plus rare que Lulli, que Rameau; cependant leurs noms ne sont pas sur la même ligne, parce qu'il y a un plus grand nombre d'hommes à portée de jouir des ouvrages de Corneille que de ceux de Rameau, de Lulli, et que le plaisir qui naît des ouvrages d'esprit, développant celui des lecteurs,

[ocr errors]

ou leur touchant le cœur, flatte le sentiment et l'amour-propre, et doit en plus d'occasions l'emporter sur le plaisir des sens que les talents nous

causent.

Ce n'est pas que dans nos jugements nous fassions une analyse si exacte et une comparaison si géométrique; une justice naturelle nous les inspire, et l'examen réfléchi les confirme.

Qu'on parcoure les sciences et les arts, qu'on les pèse dans cette balance, on verra que l'estime qu'on en fait part toujours des mêmes principes, qui s'étendent jusque sur la politique et la science du gouvernement.

On a recherché bien des fois quel était le meilleur les uns se déterminent pour l'un ou pour l'autre par leur goût particulier; d'autres jugent que la forme du gouvernement doit dépendre du local et du caractère des peuples. Cela peut être vrai; mais quelque forme que l'on préfère, il y a toujours une première règle prise de l'utilité étendue. Le meilleur des gouvernements n'est pas celui qui fait les hommes les plus heureux, mais celui qui fait le plus grand nombre d'heu

reux.

Combien faut-il faire de malheureux pour fournir les matériaux de ce qui fait ou devrait faire le bonheur de quelques particuliers, qui même ne savent pas en jouir? Ceux à qui le sort des hommes est confié doivent toujours ramener leurs calculs à la somme commune, c'est-à-dire au peuple. Ce qu'il faut pour le bonheur physique d'un seigneur suffirait souvent pour faire celui de tout son village.

Tout est et doit être calcul dans notre conduite; si nous faisons des fautes, c'est parce que notre calcul, soit défaut de lumières, soit ignorance ou passion, n'embrasse pas tout ce qui doit entrer dans le résultat.

Ce n'est pas que les passions mêmes ne calculent, et quelquefois très-finement; mais elles n'évaluent pas tous les temps qui devraient entrer dans le calcul, et de là naissent les erreurs; je m'explique :

La sagesse de la conduite dépend de l'expérience, de la prévoyance et du jugement des circonstances: on doit donc faire attention au passé, au présent et à l'avenir; et les passions n'envisagent qu'un de ces objets à la fois, le présent ou l'avenir, et jamais le passé. Quelques exemples rendent cette vérité sensible.

L'amour ne s'occupe que du présent; il cherche le plaisir actuel, oublie les maux passés, et n en prévoit point pour l'avenir.

La colère, la haine, et la vengeance, qui en est la suite, jugent comme l'amour. Ces passions prennent toujours le meilleur parti possible pour leur bonheur présent; l'avenir seul fait leur malheur: l'ambition, au contraire, n'envisage que l'avenir; ce qui était le but dans son espérance n'est plus qu'un moyen pour elle, dès qu'il est arrivé.

L'avarice juge comme l'ambition, avec cette différence que l'une est agitée par l'espérance, et l'autre par la crainte. L'ambitieux espère de proche en proche parvenir à tout; l'avare craint de tout perdre ni l'un ni l'autre ne savent jouir.

L'avarice n'est, comme les autres passions, qu'un redoublement de l'amour de soi-même; mais elle agit toujours avec timidité et défiance. L'avare, craignant tous les maux, désire ardemment les richesses, qu'il regarde comme l'échange de tous les biens. Il n'est cependant pas aussi dur à lui-même qu'on le suppose; il calcule très-finement, conclut assez juste, d'après un faux principe, et trouve bien des jouissances dans ses privations. Il n'y a rien dont il ne se prive dans l'espérance de jouir de tout. Dans le temps qu'il se refuse un plaisir, il jouit confusément de tous ceux qu'il sent qu'il peut se procurer. Les vraies privations sont forcées ; celles de l'avare sont volontaires. L'avarice est la plus vile, mais non pas la plus malheureuse des passions.

On ne saurait trop s'attacher à corriger ou régler les passions qui rendent les hommes malheureux, sans les avilir; et l'on doit rendre de plus en plus odieuses celles qui, sans les rendre malheureux, les avilissent et nuisent à la société, qui doit être le premier objet de notre atta chement.

CHAPITRE XVI.

Sur la reconnaissance et l'ingratitude. On se plaint du grand nombre des ingrats, et l'on rencontre peu de bienfaiteurs; il semble que les uns devraient être aussi communs que les autres. Il faut donc de nécessité, ou que le petit nombre de bienfaiteurs qui se trouvent, multiplient prodigieusement leurs bienfaits, ou que la plupart des accusations d'ingratitude soient mal fondées.

Pour éclaircir cette question, il suffira de fixer les idées qu'on doit attacher aux termes de bienfaiteur et d'ingrat. Bienfaiteur est un de ces

mots composés qui portent avec eux leur définition.

Le bienfaiteur est celui qui fait du bien, et les actes qu'il produit peuvent se considérer sous trois aspects: les bienfaits, les grâces et les services.

Le bienfait est un acte libre de la part de son auteur, quoique celui qui en est l'objet puisse en être digne.

Une grâce est un bien auquel celui qui le reçoit n'avait aucun droit, ou la rémission qu'on lui fait d'une peine méritée.

Un service est un secours par lequel on contribue à faire obtenir quelque bien.

Les principes qui font agir le bienfaiteur sont ou la bonté, ou l'orgueil, ou même l'intérêt.

Le vrai bienfaiteur cède à son penchant naturel qui le porte à obliger, et il trouve dans le bien qu'il fait une satisfaction qui est à la fois et le premier mérite et la première récompense de son action; mais tous les bienfaits ne partent pas de la bienfaisance. Le bienfaiteur est quel quefois aussi éloigné de la bienfaisance que le prodigue l'est de la générosité; la prodigalité n'est que trop souvent unie avec l'avarice, et un bienfait peut n'avoir d'autre principe que l'orgueil.

Le bienfaiteur fastueux cherche à prouver aux autres et à lui-même sa supériorité sur celui qu'il oblige. Insensible à l'état des malheureux, incapable de vertu, on ne doit attribuer les apparences qu'il en montre qu'aux témoins qu'il en peut avoir.

Il y a une troisième espèce de bienfait, qui, sans avoir ni la vertu ni l'orgueil pour principe, part d'un espoir intéressé. On cherche à captiver d'avance ceux dont on prévoit qu'on aura besoin. Rien de plus commun que ces échanges intéressés, rien de plus rare que les services.

Sans affecter ici de divisions parallèles et symétriques, on peut envisager les ingrats, comme les bienfaiteurs, sous trois aspects différents.

L'ingratitude consiste à oublier, à méconnaître, ou à reconnaître mal les bienfaits; et elle a sa source dans l'insensibilité, dans l'orgueil ou dans l'intérêt.

La première espèce d'ingratitude est celle de ces âmes faibles, légères, sans consistance. Affligées par le besoin présent, sans vue sur l'avenir, elles ne gardent aucune idée du passé; elles demandent sans peine, reçoivent sans pudeur, et oublient sans remords. Dignes de mépris, ou tout au plus de compassion, on peut

les obliger par pitié, et l'on ne doit pas les estimer assez pour les haïr.

Mais rien ne peut sauver de l'indignation celui qui, ne pouvant se dissimuler les bienfaits qu'il a reçus, cherche cependant à méconnaître son bienfaiteur. Souvent, après avoir réclamé les secours avec bassesse, son orgueil se révolte contre tous les actes de reconnaissance qui peuvent lui rappeler une situation humiliante; il rougit du malheur, et jamais du vice. Par une suite du même caractère, s'il parvient à la prospérité, il est capable d'offrir par ostentation ce qu'il refuse à la justice; il tâche d'usurper la gloire de la vertu, et manque aux devoirs les plus sacrés.

A l'égard de ces hommes moins haïssables que ceux que l'orgueil rend injustes, et plus méprisables encore que les âmes légères et sans principes, dont j'ai parlé d'abord, ils font de la reconnaissance un commerce intéressé; ils croient pouvoir soumettre à un calcul arithmétique les services qu'ils ont reçus. Ils ignorent, parce que pour le savoir il faudrait sentir, ils ignorent, dis-je, qu'il n'y a point d'équation pour les sentiments; que l'avantage du bienfaiteur sur celui qu'il a prévenu par ses services est inappréciable; qu'il faudrait pour rétablir l'égalité, sans détruire l'obligation, que le public fût frappé par des actes de reconnaissance si éclatants, qu'il regardât comme un bonheur pour le bienfaiteur les services qu'il aurait rendus; sans cela ses droits seront toujours imprescriptibles, il ne peut les perdre que par l'abus qu'il en ferait lui-même.

En considérant les différents caractères de l'ingratitude, on voit en quoi consiste celui de la reconnaissance. C'est un sentiment qui attache au bienfaiteur, avec le désir de lui prouver ce sentiment par des effets, ou du moins par un aveu du bienfait qu'on publie avec plaisir dans les occasions qu'on fait naître avec candeur, et qu'on saisit avec soin. Je ne confonds point avec ce sentiment noble une ostentation vive et sans chaleur, une adulation servile, qui paraît et qui est en effet une nouvelle demande plutôt qu'un remercîment. J'ai vu de ces adulateurs vils, toujours avides et jamais honteux de recevoir, exagérant les services, prodiguant les éloges pour exciter, encourager les bienfaiteurs, et non pour les récompenser. Ils feignent de se passionner, et ne sentent rien; mais ils louent. Il n'y a point d'homme en place qui ne puisse voir autour de lui quelques-uns de ces froids

« ZurückWeiter »