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et le pape dépose les empereurs; il fait et défait les rois, il gouverne les peuples. La souveraineté a passé des empereurs aux évêques de Rome. Ce sont les rois franks qui jetèrent les premiers fondements de cette immense puissance, et ils ne firent que continuer et achever ce que les Barbares avaient commencé. Voilà certes une chose merveilleuse : les nations et leurs chefs élevant de leurs propres mains une puissance qui détruit leur pouvoir et anéantit leur indépendance. Bannissez Dieu de l'histoire, et expliquez l'alliance des Barbares et de la Papauté! L'Église est allée en se concentrant sans cesse, jusqu'à ce qu'elle fût dans les mains d'un seul homme. Cet homme se dit le vicaire de Dieu, appelé à gouverner les rois et les peuples. On peut maudire cette puissance exorbitante et ses excès; mais personne ne contestera que la papauté ait fait l'éducation des races barbares; personne ne niera que pour remplir cette mission, il lui ait fallu un pouvoir spirituel sans limites, appuyé sur un pouvoir temporel également illimité. Les Barbares, en affranchissant la papauté et en la grandissant préparèrent donc l'avénement d'un pouvoir appelé à les moraliser. Ils le firent certes, sans en avoir conscience. A qui en revient la gloire, sinon à Dieu?

Si l'on admet qu'il y a une providence qui gouverne les choses humaines, l'étonnant concours que les Barbares prêtent à la papauté s'explique. Il ne s'explique plus quand on bannit Dieu de l'histoire. Tout devient ténèbres, comme si le soleil disparaissait des cieux. Si les hommes ne sont pas conduits par la main de Dieu, il faut dire qu'ils sont le jouet d'une aveugle fatalité, quel que soit le nom qu'on lui donne, hasard, nature ou loi générale. Mais cette fatalité aveugle prévoit l'avenir et dirige les destinées du genre humain avec intelligence. Voilà un plus grand mystère que le gouvernement providentiel dont on ne veut pas parce qu'il est mystérieux. Pourquoi résister à l'évidence? Pourquoi ne pas reconnaître que Dieu a fait le christianisme, et par suite l'Église et la papauté pour les Barbares, et qu'il a fait les Barbares pour le christianisme et partant pour l'Église et pour les papes? Le régime féodal va nous montrer cette vérité avec une évidence qui défie le doute.

§ 4. La féodalité

No 1. La féodalité et l'idée du droit

I

On lit dans les coutumes des Prussiens : « Le père tue les enfants aveugles ou mal conformés, par le glaive, par l'eau ou le feu; le fils donne la mort à ses vieux parents, le père de famille pend aux arbres ses serviteurs infirmes (1). » Horrible symbole de la force qui règne au moyen âge! La force domine, les forts ont seuls le droit de vivre. La féodalité est une époque de luttes journalières. Les châteaux dont nous admirons aujourd'hui le site pittoresque, étaient une terrible réalité dans les temps féodaux: nids de vautours où perchaient des hommes de fer. La guerre régnait même là d'où la violence semble exclue par sa nature: la justice était une guerre. C'est le combat judiciaire qui décida que les neveux succéderaient à leurs oncles par représentation; c'est encore le duel qui fut appelé à décider si les Espagnols continueraient à suivre la liturgie mosarabique, ou s'ils adopteraient la liturgie romaine (2). Aujourd'hui la justice régulière assure à chacun ses droits, et il nous paraît qu'il n'y aurait plus de société possible, si les hommes recouraient à la force pour le maintien de leurs prétentions. Cependant au moyen âge il en était ainsi. La guerre privée était un droit, ce qui veut bien dire que la force avait pris la place du droit. Rien ne caractérise mieux cet état de choses que l'expression énergique dont les Allemands se servent pour désigner ce singulier droit : ils l'appellent le droit du poing (3).

Voilà, en apparence, un état pire que celui de l'antiquité. Bien que la force régnât chez les anciens, ils ne proclamaient pas le droit du poing; et la savante jurisprudence de Rome écarte du prétoire toute idée de violence. Cependant l'antiquité ignorait le

(1) Grimm, Rechtsalterthümer, pag. 488.

(2) Voyez mon Etude sur la Féodalité et l'Eglise, 2e édition, pag. 117.

(3) Faustrecht ou Kolbenrecht, le Droit du bâton.

droit, et c'est pendant le moyen âge, sous l'empire de la force, que le droit prit naissance. Ceci n'est pas un paradoxe, c'est un fait. L'idée de droit est identique avec l'idée de personnalité. Dans l'antiquité, l'immense majorité des hommes, les esclaves étaient sans droit, parce qu'ils n'étaient pas des personnes; aujourd'hui, il n'y a plus d'être sans droit, parce que tout homme est une personne. De qui tenons-nous ce principe d'individualité, de personnalité? Les historiens répondent, des Barbares; or c'est le génie des peuples barbares qui règne sous le régime féodal. Donc l'idée de personnalité date du moyen âge, et par suite l'idée de droit.

A la différence de l'antiquité, qui vivait dans les villes, qui absorbait le citoyen dans l'État, les Germains regardaient les villes comme des prisons: les barons féodaux se nichaient sur les rochers avec les vautours, et ils y étaient libres comme les oiseaux dans l'air. L'homme était tout chez les Barbares et l'État rien. De là cette personnalité puissante qui caractérise les hommes du Nord et les hommes du moyen âge. Chez les anciens la religion se confondait avec l'État. Les Germains n'avaient pas de corps sacerdotal; chaque père de famille était prêtre. Au moyen âge ils plièrent sous le joug d'un sacerdoce impérieux; mais au seizième siècle ils revinrent à l'idéal de leurs ancêtres. A Rome, la famille se concentrait dans le père; lui seul avait une existence juridique. Chez les Germains, l'homme pouvait, à son gré, rompre les liens de la famille; la liberté l'emportait sur le sang. Dans l'antiquité, le lien social avait une puissance telle que l'homme était sans droit en face de l'État; chez les Germains, la société n'avait pas même l'exercice de la justice; le crime était considéré, non comme un trouble de l'ordre social, mais comme la lésion d'un intérêt privé. Ce sentiment d'individualité se manifeste même dans la guerre. Sous la domination de Rome, les vaincus devinrent Romains de langage, de droit, de moeurs. Après l'invasion des Barbares, les Gallo-Romains et les tribus germaniques, quoique confondus dans un même empire, conservèrent leur droit, marque de leur existence séparée. Tout donc est individuel chez les Germains, out est personnel.

Comme l'élément germanique domine sous le régime féodal, il est naturel que nous y trouvions ce même principe exclusif de l'individualité, de la personnalité. L'État disparaît; chaque sei

gneur est roi dans sa seigneurie. Tout pouvoir général s'efface; tout se localise, les mœurs, les idées, le droit. Le droit, cette expression vivante de la société, varie à l'infini. La condition des personnes est tout aussi variée: il y a divers degrés de liberté, comme il y a divers degrés de dépendance, pour mieux dire tout homme est dépendant d'un suzerain, de même qu'il n'y a nulle terre sans seigneur. Tout est particulier, local, individuel. La coexistence de ces personnalités fait naître le droit. Dans le monde ancien, la classe dépendante était sans droit, parce qu'on ne lui reconnaissait pas de personnalité; les esclaves étaient assimilés aux choses. Les Germains donnent à ces choses le droit de famille, puis le droit de propriété; dès lors ils ne diffèrent plus en essence des vassaux, ils sont des personnes, ils font partie de la hiérarchie sociale. Ainsi le serf est un être capable de droit. Telle est l'immense révolution qui se fait à une époque où règne la force.

Ces hommes libres profitent aussi de l'esprit de liberté individuelle qui anime les Barbares et par suite le moyen âge. Il est vrai que la force y règne, mais la force n'est que l'exagération du principe d'individualité. L'individu domine, et il est barbare dès lors les violences sont inévitables. Mais les violences passent et le principe d'individualité reste. Sous son influence la société se transforme. La savante jurisprudence de Rome n'empêcha pas les Romains de dépérir sous le joug d'un despotisme monstrueux. La justice germanique, quoique viciée par la violence, donne des garanties aux justiciables dont l'antiquité n'avait aucune idée. Chaque homme est jugé par ses pairs, le vassal par les vassaux; c'est le principe du jury, c'est à dire de la nation exerçant la justice. Or la justice est un attribut de la souveraineté, au moyen âge plus encore que de nos jours, parce que le pouvoir social ne se manifestait que par la justice. C'est donc dans les vassaux que réside la puissance souveraine. La cour des vassaux délibère sur les intérêts communs; aucune mesure générale, aucune loi n'est portée, sans que les vassaux soient consultés. Si le seigneur suzerain manque à ses engagements, les vassaux lui peuvent résister; car s'ils ont des obligations, ils ont aussi des droits, et le seigneur est tenu de les respecter. Son pouvoir repose sur un contrat; cette idée du contrat se trouve dans toutes les relations, elle finit même par pénétrer dans les rapports du serf avec son maître. C'est le

principe de son affranchissement, comme c'est pour toutes les classes de la société le principe et la garantie de leurs droits (1).

Est-il nécessaire d'ajouter que la liberté moderne date de la féodalité, c'est à dire du règne de la force individuelle? Ce sont les Germains, les barons féodaux qui nous ont donné cette passion d'indépendance, que nous appelons liberté. C'est d'eux que vient l'idée de droits appartenant à l'homme en face de l'État, en vertu d'un contrat exprès ou tacite. C'est de la féodalité que nous tenons l'esprit de résistance, arme suprême du droit violé. Une de ces résistances glorieuses a donné à l'Angleterre la Grande Charte, premier monument du régime constitutionnel dans le monde moderne. C'est en Angleterre que les institutions féodales ont eu le plus de force, et c'est là que la liberté a jeté les plus profondes racines. Donc la liberté moderne est d'origine féodale, c'est à dire barbare, ainsi que la notion de droit qui est identique avec celle de liberté.

II

Que l'on compare le monde moderne à l'antiquité, et le gouvernement providentiel ne pourra être nié. De qui tenons-nous notre liberté? Ce n'est pas des brillantes républiques de Grèce, ce n'est pas de Rome et du peuple-roi; les fiers citoyens dont on a trop longtemps admiré la liberté, étaient esclaves de l'État, ils étaient sans droit en face de la cité. La société pouvait les mettre à mort, les dépouiller de leurs biens, violenter leur conscience, sans qu'ils pussent invoquer un droit naturel contre la toute-puissance de l'État. Voilà quelle était la liberté des citoyens d'Athènes et de Rome! Encore avait-elle pour condition la servitude des milliers d'esclaves qui travaillaient pendant que leurs maîtres passaient leur vie au forum. Aujourd'hui nous ne connaissons plus d'esclaves; tout être humain est une personne capable de droit, et tout homme a des droits que la nature lui donne et que l'État ne peut lui enlever, qu'il doit, au contraire, lui garantir. Tel est le principe de notre liberté : elle consiste dans notre individualité, qui est sacrée, à laquelle la loi même ne pourrait porter atteinte.

(1) Voyez mon Etude sur la Féodalité et l'Eglise, 2o édition, pag 54 et suiv.

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