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rois, et Dieu est remonté sur un trône usurpé par la fortune. Pour mieux dire, il n'a jamais cessé de régner. Ce sont les hommes qui dans leur aveuglement n'ont pas vu la main qui les guidait. S'ils ne l'ont pas vue, le misérable régime des princes n'en serait-il pas une des grandes causes? Là où les intérêts et les passions d'un individu dominent, les sociétés se rapetissent. C'est tanfôt un favori, tantôt une favorite qui décide, en apparence du moins, de la destinée des nations. De là la croyance que les petites causes produisent les grands événements, ce qui aboutit à glorifier l'aveugle hasard. Là où la grande voix du peuple se fait entendre, les petites intrigues de cour disparaissent; les passions restent, mais elles ont plus de grandeur; et si elles égarent les masses, l'inévitable expiation vient les remettre dans la voie du devoir, qui est aussi celle de leur perfectionnement.

Cinq ans avant la Révolution, un philosophe allemand écrivit quelques pages sur la philosophie de l'histoire (1). Kant était digne de traiter ce magnifique sujet. L'étude de l'histoire ne lui avait pas inspiré le mépris des hommes. Il espérait avec tout le dixhuitième siècle, que l'espèce humaine irait toujours en se perfectionnant. C'est cette généreuse espérance qui lui fit concevoir l'idée d'un projet de paix perpétuelle, au milieu des horreurs de la Révolution. C'est aussi cette conviction qui donne tant de prix aux principes qui d'après lui régissent l'histoire. Kant commence par mettre le hasard hors de cause. Il avoue que, si l'on s'en tient à l'individu, tout paraît confus et sans règle; mais si l'on considère l'espèce, on y reconnaît un développement continu de dispositions originelles, et par suite une marche régulière de toutes choses. Quoi de plus déréglé, au premier abord, de plus soumis au hasard que le nombre des naissances, des mariages et des décès? Cependant les tables dressées dans de grands pays attestent que ces faits obéissent à des lois constantes. Il en est de ces apparentes irrégularités comme des variations de l'atmosphère: aucune en particulier ne peut être prévue d'une manière précise, ce qui n'empêche pas qu'elles ne procurent d'une façon régulière le soleil et la pluie,

(1) Kant, Ideen zu einer allgemeinen Geschichte in weltbürgerlicher Absicht (1784). (Dans les OEuvres de Kant, t. IV, pag. 291 et suiv., édition de Leipzig, 1838.)

le chaud et le froid qui sont nécessaires à la croissance des plantes et à toute l'économie de la nature.

Il y a donc des lois constantes au milieu des variations infinies qui résultent de nos intérêts et de nos passions. Kant ne se fait aucune illusion sur les hommes; il reconnaît qu'ils n'agissent pas d'après un plan raisonnable. On ne peut se défendre, dit-il, d'une certaine déplaisance, quand on voit leurs faits et gestes exposés sur le grand théâtre du monde, et quand on ne trouve qu'un tissu de sottises, de vanités puériles, souvent de méchancetés et de cet esprit de destruction qu'ont les enfants. Lorsqu'on s'en tient au jeu arbitraire des passions humaines, on ne sait quelle idée se former de notre espèce. Mais n'y aurait-il pas au dessus de la mobilité des intérêts individuels, une loi de la nature à laquelle les hommes obéissent, à leur insu? Le fait que nous venons de rappeler prouve qu'il en est ainsi. Reste à suivre cette loi dans l'infinie diversité des faits historiques. Kant n'entreprend pas cette œuvre pour laquelle il lui semble qu'il faudrait le génie d'un Newton ou d'un Kléper. Il se borne à proposer quelques idées, en attendant que la nature produise un homme qui soit en état de concevoir l'enchaînement des faits historiques.

Une chose est certaine, c'est qu'il ne peut plus s'agir du hasard. Nous appelons hasard la loi que nous ignorons. Il y a un plan caché de la nature dont l'histoire nous découvre l'accomplissement. Ce qui fait penser aux hommes qu'ils sont les jouets de l'aveugle fortune, c'est que leur expérience est trop courte pour qu'ils y voient quelque chose de fixe et de régulier. Il en est des événements historiques comme de la marche des astres; ce n'est que par des observations séculaires que l'on parvient à découvrir les lois qui la régissent. La difficulté est plus grande encore pour les faits historiques, car elle se complique du libre arbitre, des intérêts et des passions. Cela explique pourquoi les anciens croyaient à la fatalité. Ils n'avaient pas encore vu un de ces immenses bouleversements qui changent la face de l'humanité. Le christianisme, puis l'invasion des Barbares inaugurèrent une ère nouvelle. On ne pouvait plus dire que l'histoire est la répétition éternelle des mêmes erreurs et des mêmes crimes. L'erreur du paganisme faisait place à la vérité chrétienne et la servitude de l'empire à la liberté des Germains. Voilà un nouveau champ d'ob

servations. Elles suffisent déjà pour nous faire apercevoir la marche vers un perfectionnement des choses humaines. L'expérience n'est pas complète, mais ce que nous savons nous autorise à affirmer que la nature qui a mis dans l'humanité certaines dispositions, veille aussi à ce qu'elles soient développées. Quel sera le dernier terme de ce progrès? Une organisation de l'humanité qui soit en harmonie avec la mission que la nature a donnée à l'homme.

Qu'est-ce que cette nature qui donne à l'espèce humaine certaines facultés et qui lui prescrit des lois qui ont pour objet de les développer? Ce n'est certes pas ce que nous appelons vulgairement la nature, c'est à dire le monde physique, car la nature de Kant agit avec intelligence, elle conçoit un plan et elle le suit. Le philosophe finit par donner à la nature le nom qui lui convient, en prononçant cette parole profonde que l'histoire est la justification de la providence. Ce plan de la nature auquel l'humanité concourt est donc un plan divin qui préside à son éducation. Celui qui l'a dressé, est aussi l'éducateur qui nous conduit vers le but de notre destinée. L'histoire ainsi conçue cesse d'être un spectacle sans moralité, sans but, fait pour désespérer ceux qui ont du cœur, et pour confirmer les égoïstes ambitieux dans leur conviction que le monde est fait pour être trompé. L'histoire devient une glorification de Dieu. «< A quoi sert, dit Kant, de vanter la magnificence et la sagesse de la création dans le règne de la nature physique, si l'histoire de la race humaine doit demeurer une objection éternelle contre la providence? » Si Dieu n'est pas dans l'histoire, il n'est pas davantage dans la nature. Qu'est-ce que la nature, sinon le théâtre de l'activité humaine? Et comment veut-on que Dieu soit dans le monde physique, quand il n'est pas dans le monde moral? Dieu est partout, ou il n'est nulle part. L'homme, depuis qu'il a conscience de lui-même, sent que Dieu est en lui, et qu'il vit en Dieu. Voilà le dernier mot de la philosophie, et ici elle se confond avec la religion. Demanderons-nous qu'elle est la conception la plus consolante tout ensemble et la plus vraie, celle de Sa Majesté le Hasard, ou celle d'un gouvernement providentiel ?

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Le gouvernement providentiel doit se concilier avec la liberté humaine, sinon il aboutirait également à une espèce de fatalisme. Chose singulière! On croirait que l'homme doit tenir avant tout à sa liberté; on croirait que, loin de l'abdiquer, il renoncerait plutôt à l'idée d'une éducation dirigée par la providence. Cependant, la plupart des écrivains qui se sont occupés de la philosophie de l'histoire diminuent et altèrent plus ou moins la liberté humaine. Nous avons vu le fatalisme catholique à l'œuvre; il maintient la liberté en apparence, en réalité il absorbe l'homme dans la toutepuissance de son Dieu miraculeux. Le fatalisme antique, cela va sans dire, ne peut pas respecter la liberté, puisqu'il en est la négation. Inutile de rappeler Sa Majesté le Hasard, qui ne nie rien et n'affirme rien, mais abandonne tout au gré d'une puissance aveugle. Voici un nouveau fatalisme qui a pris diverses formes et qui compromet aussi plus ou moins la liberté, c'est le fatalisme de la nature, du climat, des races.

Hippocrate, le prince de la médecine, a le premier fait la remarque « qu'à la nature du pays correspondaient la forme du corps et les dispositions de l'âme (1). » Prise dans un sens général, cette maxime est d'une incontestable vérité. L'homme n'est pas un pur esprit, il est corps et âme. Est-ce que l'âme est indépendante du corps? Les idéalistes les plus décidés n'oseraient le dire. Il y a action et réaction entre l'âme et les organes dont elle se sert, organes sans lesquels elle devient impuissante. Ce sont là des vérités triviales. Si le corps agit sur l'âme, par cela même la nature extérieure a action sur l'homme. Qui songerait à le nier? « Qui de nous, dit un philosophe spiritualiste, pense que les lieux, la terre

(1) Hippocrate, des Airs, des Eaux et des Lieux, § 24. (OEuvres d'Hippocrate, traduction de Littré, t. II. pag. 91.)

qu'il habite, l'air qu'il respire, les montagnes ou les fleuves qui l'avoisinent, le climat, le chaud, le froid, toutes les impressions qui en résultent, en un mot, que le monde extérieur lui est indifférent et n'exerce sur lui aucune influence?... Quelqu'un peut-il penser, continue M. Cousin, que l'homme des montagnes ait et puisse avoir les mêmes habitudes, le même caractère, les mêmes idées, et soit appelé à jouer dans le monde le même rôle que l'homme de la plaine, que le riverain, que l'insulaire? Croyez-vous que l'homme que consument les feux de la zone torride, soit appelé à la même destinée que celui qui habite les déserts glacés de la Sibérie? Eh bien, ce qui est vrai des deux extrémités de la zone glacée et de la zone torride, doit l'être également des lieux intermédiaires et de toutes les latitudes (1). »

Tant que l'on reste sur le terrain de ces considérations générales, tout le monde est d'accord. Mais quand de la théorie on descend dans les faits, les difficultés s'accumulent. Ne risque-t-on pas d'attribuer au climat seul des résultats qui sont dus à mille influences diverses? Hippocrate dit que les Asiatiques sont moins belliqueux et d'un naturel plus doux que les Européens. La cause, d'après lui, en est surtout dans les saisons qui n'éprouvent pas de grandes vicissitudes, ni de chaud, ni de froid, mais dont les inégalités sont peu sensibles. « Là en effet, ni l'intelligence n'éprouve de secousses, ni le corps ne subit de changements intenses; impressions qui rendent le caractère plus farouche et qui y mêlent une plus grande part d'indocilité et de fougue qu'une température toujours égale. Telles sont les causes d'où dépend, ce me semble, la pusillanimité des Asiatiques. C'est pour cela aussi que les habitants de l'Europe sont plus courageux. Les secousses fréquentes que donne le climat, mettent la rudesse dans le caractère et y éteignent la douceur et l'aménité. Une perpétuelle uniformité entretient l'indolence; un climat variable donne de l'exercice au corps et à l'âme; or, si le repos et l'indolence nourrissent la lâcheté, l'exercice et le travail nourrissent le courage (2). »

Quand Hippocrate parlait de la lâcheté des Asiatiques et du

(1) Cousin, Cours de l'histoire de la philosophie, VIII leçon.

(2) Hippocrate, des Airs, des Eaux et des Lieux. (OEuvres, t. II, pag. 63, 85, traduction de Littré.

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