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HOMM E.

DANS l'état où font déformais les chofes, un homme abandonné dès fa naiffance à lui-même parmi les autres, feroit le plus défiguré de tous. Les préjugés, l'autorité, la néceffité, l'exemple, toutes les inftitutions fociales dans lefquelles nous nous trouyons fubmer gés, étoufferoient en lui la nature, & ne mettroient rien à la place. Elle y feroit comme un arbriffeau que le hazard fait naître au milieu d'un chemin, & que les paffans font bientôt périr en le heurtant de toutes parts, & le pliant dans tous les fens.

On façonne les plantes par la culture, & les Hommes par l'éducation. Sit l'homme naiffoit grand & fort, fa taille & sa force lui feroient inutiles, jufqu'à

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ce qu'il eût appris à s'en fervir: elles. lui feroient préjudiciables, en empêchant les autres de fonger à l'affifter; & abandonné à lui-même, il mourroit de mifere avant d'avoir connu fes befoins. On fe plaint de l'état de l'enfan ce; on ne voit pas que la race humaine eût péri, fi l'homme n'eût commencé par être enfant.

Suppofons qu'un enfant eût à fa naiffance, la ftature & la force d'un homme fait, qu'il fortit, pour ainfi dire du fein de fa mere, comme Pallas du cerveau de Jupiter; cet homme-enfant feroit un parfait imbécille, un automate, une ftatue immobile & prefque infenfible. Il ne verroit rien, il n'entendroit rien, il ne connoîtroit perfonne, il ne fçauroit pas tourner les yeux vers ce qu'il auroit befoin de voir. Non-feulement il n'appercevroit aucun objet hors de lui, il n'en rapporteroit même

les fons ne

aucun dans l'organe du fens qui le lui. feroit appercevoir; les couleurs ne feroient point dans fes yeux, feroient point dans fes oreilles, les corps qu'il toucheroit ne feroient point fur le fien, il ne fçauroit pas même qu'il en a un le contact de fes mains feroit dans fon cerveau ; toutes les fenfations fe réuniroient dans un feul point; il n'exifteroit que dans le commun fenforium, il n'auroit qu'une feule idée, fçavoir, celle du moi, à laquelle il rapporteroit toutes fes fenfations, & cette idée, ou plutôt ce fentiment feroit la feule chofe qu'il auroit de plus qu'un enfant ordinaire.

Le fort de l'homme eft de fouffrir dans tous les tems; le foin même de fa confervation eft attaché à la peine. Heureux de ne connoître dans fon enfance que des maux phyfiques! maux bien moins cruels, bien moins douloureux

que les autres, & qui bien plus rarement qu'eux nous font renoncer à la vie. On ne fe tue point pour les douleurs de la goûte; il n'y a guères que celles de l'ame qui produifent le défef, poir. Nous plaignons le fort de l'enfance, & c'est le nôtre qu'il faudroit plaindre. Nos plus grands maux nous viennent de nous.

Tant que les hommes fe contenterent de leurs cabanes ruftiques; tant qu'ils se bornerent à coudre leurs habits de peaux avec des épines ou des arrêtes, à fe parer de plumes & de coquillages, à fe peindre le corps de diverfes couleurs, à perfectionner ou embellir leurs arcs & leurs fléches, à tailler avec des pierres tranchantes quelques canots de pêcheurs, ou quelques groffiers instrumens de musique; en un mot, tant qu'ils ne s'appliquerent qu'à des ouvrages qu'un feul pouvoit faire, & qu'à

des arts qui n'avoient pas befoin du concours de plufieurs mains, ils vécurent libres, fains, bons & heureux, autant qu'ils pouvoient l'être par leur nature, & continuerent à jouir entre eux des douceurs d'un commerce indépendant: mais dès l'inftant qu'un Homme eût befoin du fecours d'un autre ; dès qu'on s'apperçut qu'il étoit utile à un feul d'avoir des provisions pour deux, l'égalité difparut, la propriété s'introduifit, le travail devint néceffaire ; & les vaftes forêts fe changerent en des campagnes riantes, qu'il fallut arroser de la fueur des Hommes, & dans lesquelles on vit bien-tôt l'efclavage & la mifere germer & croître avec les moiffons.

La métallurgie & l'agriculture furent les deux arts dont l'invention produifit cette grande révolution. Pour le poëte c'eft l'or & l'argent; mais pour le philofophe, ce font le fer & le bled qui

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