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les campagnes abandonnées, les terres en friche, et les grands chemins inondés de malheureux citoyens devenus mendiants ou voleurs, et destinés à finir un jour leur misère sur la roue ou sur un fumier. C'est ainsi que l'Etat s'enrichissant d'un côté, s'affaiblit et se dépeuple de l'autre, et que les plus puissantes monarchies, après bien des travaux pour se rendre opulentes et désertes, finissent par devenir la proie des nations pauvres, qui succombent à la funeste tentation de les envahir et qui s'enrichissent et s'affaiblissent à leur tour, jusqu'à ce qu'elles soient elles-mêmes envahies et détruites par d'autres.

Qu'on daigne nous expliquer une fois ce qui avait pu produire ces nuées de barbares qui, durant tant de siècles, ont inondé l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Etait-ce à l'industrie de leurs arts, à la sagesse de leurs lois, à l'excellence de leur police, qu'ils devaient cette prodigieuse population? Que nos savants veuillent bien nous dire pourquoi, loin de multiplier à ce point, ces hommes féroces et brutaux, sans lumières, sans frein, sans éducation, ne s'entr'égorgeaient pas tous à chaque instant pour se disputer leur pâture ou leur chasse qu'ils nous expliquent comment ces misérables ont eu seulement la hardiesse de regarder en face de si habiles gens que nous étions, avec une si belle discipline militaire, de si beaux codes et de si sages lois; enfin pourquoi, depuis que la société s'est perfectionnée dans les pays du Nord, et qu'on y a tant pris de peine pour apprendre aux hommes leurs devoirs mutuels et l'art de vivre agréablement et paisiblement ensemble, on n'en voit plus rien sortir de semblable à ces multitudes d'hommes qu'il produisait autrefois. J'ai bien peur que quelqu'un ne s'avise à la fin de me répondre que toutes ces grandes choses, savoir, les arts, les sciences et les lois, ont été très-sagement inventées

par les hommes comme une peste salutaire pour prévenir l'excessive multiplication de l'espèce, de peur que ce monde, qui nous est destiné, ne devint à la fin trop petit pour ses habitants.

Quoi donc faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien, et retourner vivré dans les forêts avec les ours? conséquence à la manière de mes adversaires, que j'aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer. O vous à qui la voix céleste ne s'est point fait entendre, et qui ne reconnaissez. pour votre espèce d'autre destination que d'achever en paix cette courte vie; vous qui pouvez laisser au milieu des villes vos funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos désirs effrénés; reprenez, puisqu'il dépend de vous, votre antique et première innocence; allez dans les bois perdre la vue et la mémoire des crimes de vos contemporains, et ne craignez point d'avilir votre espéce en renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices. Quant aux hommes semblables à moi, dont les passions ont détruit pour toujours l'originelle simplicité, qui ne peuvent plus se nourrir d'herbes et de glands, ni se passer de lois et de chefs; ceux qui furent honorés dans leur premier père de leçons surnaturelles; ceux qui verront, dans l'intention de donner d'abord aux actions humaines une moralité qu'elles n'eussent de longtemps acquise, la raison d'un précepte indifférent par lui-même et inexplicable dans tout autre système; ceux, en un mot, qui sont convaincus que la voix divine appela tout le genre humain aux lumières et aux bonheurs des célestes intelligences: tous ceux-là tâcheront, par l'exercice des vertus qu'ils s'obligent à pratiquer en apprenant à les connaître, de mériter le prix éternel qu'ils en doivent attendre; ils respecteront les sacrés liens des so

ciétés dont ils sont les membres; ils aimeront leurs semblables et les serviront de tout leur pouvoir; ils obéiront scrupuleusement aux fois et aux hommes qui en sont les auteurs et les ministres; ils honoreront surtout les bons et sages princes qui sauront prévenir, guérir ou pallier cette foule d'abus et de maux toujours prêts à nous accabler; ils animeront le zèle de ces dignes chefs, en leur montrant, sans crainte et sans flatterie, la grandeur de leur tâche et la rigueur de leur devoir: mais ils n'en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu'à l'aide de tant de gens respectables qu'on désire plus souvent qu'on ne les obtient, et de laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités réelles que d'avantages apparents. (10) Parmi les hommes que nous connaissons ou par nous-mêmes, ou par les historiens ou par les voyageurs, les uns sont noirs, les autres blancs, les autres rouges; les uns portent de longs cheveux, les autres n'ont que de la laine frisée; les uns sont presque tous velus, les autres n'ont pas même de barbe. Il y a eu, et il y a peut-être encore des nations d'hommes d'une taille gigantesque; et, laissant à part la fable des Pygmées, qui peut bien n'être qu'une exagération, on sait que les Lapons, et surtout les Groënlandais, sont fort au-dessous de la taille moyenne de l'homme. On prétend même qu'il y a des peuples entiers qui ont des queues comme les quadrupedes. Et, sans ajouter une foi aveugle aux relations d'Hérodote et de Ctésias, on en peut du moins tirer cette opinion très-vraisemblable, que si l'on avait pu faire de bonnes observations dans ces temps anciens où les peuples divers suivaient des manières de vivre plus différentes entre elles qu'ils ne font aujourd'hui, on y aurait aussi remarqué, dans la figure et l'habitude du corps, des variétés

beaucoup plus frappantes. Tous ces faits, dont il est aise de fournir des preuves incontestables, ne peuvent surprendre que ceux qui sont accoutumés à ne regarder que les objets qui les environnent, et qui ignorent les puissants effets de la diversité des climats, de l'air, des aliments, de la manière de vivre, des habitudes en général, et surtout la force étonnante des mêmes causes, quand elles agissent continuellement sur de longues suites de générations. Aujourd'hui que le commerce, les voyages et les conquêtes réunissent davantage les peuples divers, et que leurs manières de vivre se rapprochent sans cesse par la fréquente communication, on s'aperçoit que certaines différences nationales ont diminué; et, par exemple, chacun peut remarquer qué les Français d'aujourd'hui ne sont plus ces grands corps blancs et blonds décrits par les historiens latins, quoique le temps, joint au mélange des Francs et des Normands, blancs et blonds eux-mêmes, eût dû établir ce que la fréquentation des Romains avait pu ôter à l'influence du climat, dans la constitution naturelle et le teint des habitants. Toutes ces observations sur les variétés que mille causes peuvent produire et ont produites en effet dans l'espèce humaine, me font douter si divers animaux semblables aux hommes, pris par les voyageurs pour des bêtes sans beaucoup d'examen, ou à cause de quelques différences qu'ils remarquaient dans la conformation extérieure, ou seulement parce que ces animaux ne parlaient pas, ne seraient point en effet de véritables hommes sauvages, dont la race, dispersée anciennement dans les bois, n'avait eu occasion de développer aucune de ses facultés virtuelles, n'avait acquis aucun degré de perfection, et se trouvait encore dans l'état primitif de nature. Donnons un exemple de ce que je veux dire.

«On trouve, dit le traducteur de l'Histoire des Voyages, dans le royaume de Congo, quantité de ces grands animaux qu'on nomme orangs-outangs aux Indes orientales, qui tiennent comme le milieu entre l'espèce humaine et les babouins. Battel raconte que, dans les forêts de Mayomba, au royaume de Loango, on voit deux sortes de monstres dont les plus grands se nomment pongos, et les autres eniocos. Les premiers ont une ressemblance exacte avec l'homme, mais ils sont beaucoup plus gros et de fort haute taille. Avec un visage humain, ils ont les yeux fort onfoncés. Leurs mains, leurs joues, leurs oreilles sont sans poil, à l'exception des sourcils, qu'ils ont fort longs. Quoiqu'ils aient le reste du corps assez velu, le poil n'en est pas fort épais, et sa couleur est brune. Enfin la seule partie qui les distingue des hommes est la jambe, qu'ils ont sans mollet. Ils marchent droits, en se tenant de la main le poil du cou. Leur retraite est dans les bois; ils dorment sur les arbres, et s'y font une espèce de toit qui les met à couvert de la pluie. Leurs aliments sont des fruits ou des noix sauvages. Jamais ils ne mangent de chair. L'usage des nègres qui traversent les forêts est d'y allumer des feux pendant la nuit: ils remarquent que le matin, à leur départ, les pongos prennent leur place autour du feu, et ne se retirent pas qu'il ne soit éteint; car, avec beaucoup d'adresse, ils n'ont point assez de sens pour l'entretenir en y apportant du bois.

» Ils marchent quelquefois en troupes, et tuent les négres qui traversent les forêts. Ils tombent même sur les éléphants qui viennent paître dans les lieux qu'ils habitent, et les incommodent si fort à coups de poing ou de bâton, qu'ils les forcent à prendre la fuite en poussant des cris. On ne prend jamais de pongos en vie, parce qu'ils sont si robustes

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