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erreurs vulgaires, et le peuple lettré respecte trop ses préjugés pour supporter patiemment mes prétendus paradoxes. Laissons donc parler les gens à qui l'on n'a point fait un crime d'oser prendre quelquefois le parti de la raison contre l'avís de la multitude. Nec quidquam felicitati humani generis decederet, si, pulsa tot linguarum peste et confusione, unam artem callerent mortales, et signis, motibus gestibusque, licitum foret quidvis explicare. Nunc vero ita comparatum est, ut animalium quæ vulgo bruta creduntur melior longe quam nostra hac in parte videatur conditio utpote quæ promptius, et forsan felicius, sensus et cogitationes suas sine interpre e significent, quam ulli queant mortales, præsertim si peregrino-utantur sermone. Is. Vossius, de Poemat. cant. et viribus rhythmi, p. 66.

(14) Platon, montrant combien les idées de la quantité discrète et de ses rapports sont nécessaires dans les moindres arts, se moque avec raison des auteurs de son temps qui prétendaient que Palamède avait inventé les nombres au siége de Troie, comme si, dit ce philosophe, Agamemnon eût pu ignorer jusque-là combien il avait de jambes (*). En effet, on sent l'impossibilité que la société et les arts fussent parvenus où ils étaient déjà du temps du siége de Troie sans que les hommes eussent l'usage des nombres et du calcul: mais la nécessité de connaître les nombres avant que d'acquérir d'autres connaissances n'en rend pas l'invention plus aisée à imaginer. Les noms des nombres une fois connus, il est aisé d'en expliquer le sens, et d'exciter les idées que ces noms représentent; mais pour les inventer il fallut, avant que de concevoir ces mêmes

(*) De Rep., lib. vII (tome VII, p. 143, édit. de DeuxPonts). Platon ne dit pas que les auteurs prétendaient; il dit seulement que les auteurs tragiques faisaient allusion à cette origine supposée des nombres.

idées, s'être pour ainsi dire familiarisé avec les méditations philosophiques, s'être exercé à considérer les ètres par leur seule essence et indépendamment de toute autre perception; abstraction très-pénible, très-metaphysique, très-peu naturelle, et sans laquelle cependant ces idées n'eussent jamais pu se transporter d'une espèce ou d'un genre à un autre, ni les nombres devenir universels. Un sauvage pouvait considérer séparément sa jambe droite et sa jambe gauche, ou les regarder ensemble sous l'idée indivisible d'une couple, sans jamais penser qu'il en avait deux : car autre chose est l'idée représentative qui nous peint un objet, et autre chose l'idée numérique qui le détermine Moins encore pouvait-il calculer jusqu'à cinq; et quoique appliquant ses mains l'une sur l'autre, il eût pu remarquer que les doigts se répondaient exactement; il était bien loin de songer à leur égalité numérique; il ne savait pas plus le compte de ses doigts que de ses cheveux; et si, après lui avoir fait entendre ce que c'est que nombres quelqu'un lui eût dit qu'il avait autant de doigts aux pieds qu'aux mains, il eût pu être fort surpris, en les comparant, de trouver que cela était vrai.

(15) Il ne faut pas confondre l'amour-propre et l'amour de soi-même, deux passions trèsdifférentes par leur natúre et par leurs effets. L'amour de soi-même est un sentiment naturel, qui porte tout animal à veiller à sa propre conservation, et qui, dirigé dans l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu. L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, fact ce, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l'honneur.

Ceci bien entendu, je dis que, dans notre état primitif, dans le véritable état de nature, l'amour-propre n'existe pas; car chaque homme en particulier se regardant lui-même comme le seul spectateur qui l'observe, comme le seul être dans l'univers qui prenne intérêt à lui, comme le seul juge de son propre mérite, il n'est pas possible qu'un sentiment qui prend sa source dans des comparaisons qu'il n'est pas à portée de faire puisse germer dans son âme par la mêmeraison, cet homme ne saurait avoir ni haine ni désir de vengeance, passions qui ne peuvent naître que de l'opi nion de quelque offense reçue; et comme c'est le mépris ou l'intention de nuire, et non le mal qui constitue l'offense, des hommes qui ne savent ni s'apprécier ni se comparer peuvent se faire beaucoup de violences mutuelles quand il leur en revient quelque avantage, sans jamais s'offenser réciproquement. En un mot, chaque homme, ne voyant guère ses semblables que comme il verrait des animaux d'une autre espèce, peut ravir la proie au plus faible ou céder la sienne au plus fort, sans envisager ces rapines que comme des événements naturels, sans le moindre mouvement d'insolence ou de dépit, et sans autre passion que la douleur ou la joie d'un bon où mauvais succès.

(16) C'est une chose extrêmement remarquable que, depuis tant d'années que les Européens se tourmentent pour amener les sauvages de diverses contrées du monde à leur manière de vivre, ils n'aient pas pu encore en gagner un seul, non pas même à la faveur du christianisme; car nos missionnaires en font quelquefois des chrétiens, mais jamais des hommes civilisés. Rien ne peut surmonter l'invincible répugnance qu'ils ont à prendre nos mœurs et vivre à notre manière. Si ces pauvres sauvages sont aussi malheureux

qu'on le prétend, par quelle inconcevable dépravation de jugement refusent-ils constamment de se policer à notre imitation, ou d'apprendre à vivre heureux parmi nous, tandis qu'on lit en mille endroits que des Français et d'autres Européens se sont réfugiés volontairement parmi ces nations, y ont passé leur vie entière sans pouvoir plus quitter une si étrange manière de vivre, et qu'on voit même des missionnaires sensés regretter avec attendrissement les jours calmes et innocents qu'ils ont passés chez ces peuples si méprisés ? Si l'on répond qu'ils n'ont pas assez de lumières pour juger de leur état et du nôtre, ję répliquerai que l'estimation du bonheur est moins l'affaire de la raison que du sentiment. D'ailleurs, cette réponse peut se rétorquer contre nous avec plus de force encore; car il y a plus loin de nos idées à la disposition d'esprit où il faudrait être pour concevoir le goût que trouvent les sauvages à leur manière de vivre, que des idées des sauvages à celles qui peuvent leur faire concevoir la nôtre. En effet, après quelques observations, il leur est aisé dé voir que tous nos travaux se dirigent sur deux seuls objets; savoir, pour soi les commodités de la vie, et la considération parmi les autres. Mais le moyen pour nous d'imaginer la sorte de plaisir qu'un sauvage prend à passer sa vie seul au milieu des bois, ou à la pêche, ou à souffler dans une mauvaise flûte, sans jamais savoir en tirer un seul ton, et sans se soucier de l'apprendre?

On a plusieurs fois amené des sauvages à Paris, à Londres, et dans d'autres villes; on s'est empressé de leur étaler notre luxe, nos richesses, et tous nos arts les plus utiles et les plus curieux; tout cela n'a jamais excité chez eux qu'une admiration stupide, sans le moindre mouvement de convoitise. Je me souviens entre autres de l'histoire d'un chef de

quelques Américains septentrionaux qu'on nena à la cour d'Angleterre, il y a une trentaine d'années: on lui fit passer mille choses. devant les yeux, pour chercher à lui faire quelque présent qui pût lui plaire, sans qu'on trouvat rien dont il parût se soucier. Nos armes lui semblaient lourdes et incommodes, nos souliers lui blessaient les pieds, nos habits le gênaient, il rebutait tout; enfin on s'apercut qu'ayant pris une couverture de laine, il semblait prendre plaisir à s'en envelopper les épaules. Vous conviendrez au moins, lui diton aussitôt, de l'utilité de ce meuble? Oui, répondit-il, cela me paraît presque aussi bon qu'une peau de bête. Encore n'eût-il pas dit cela s'il eût porté l'une et l'autre à la pluie.

Peut-être me dira-t-on que c'est l'habitude qui, attachant chacun à sa manière de vivre, empêche les sauvages de sentir ce qu'il y a de bon dans la nôtre et sur ce pied-la, il doit paraître au moins fort extraordinaire que l'habitude ait plus de force pour maintenir les sauvages dans le goût de leur misère que les Européens dans la jouissance de leur félicité. Mais pour faire à cette objection une réponse à laquelle il n'y ait pas un mot à répliquer, sans alléguer tous les jeunes sauvages qu'on s'est vainement efforcé de civiliser, sans parler des Groenlandais et des habitants de l'Islande qu'on a tenté d'élever et nourrir en Danemark, et que la tristesse et le désespoir ont tous fait périr, soit de langueur, soit dans la mer, où ils avaient tenté de regagner leur pays à la nage, je me contenterai de citer un seul exemple bien attesté, et que je donne à examiner aux admirateurs de la police européenne.

Tous les efforts des missionnaires hollandais du cap de Bonne-Espérance n'ont jamais été capables de convertir un seul Hottentot. Vander Stel, gouverneur du Cap, en ayant

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