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cipes de la raison, ou de la justification de ces crimes qui révoltent la nature? Après avoir immolé les auteurs à la risée, Platon et Pascal les accablent de l'indignation publique. Aux railleries de plusieurs de ses dialogues, surtout de l'Euthydème, Platon joint l'éloquence du Gorgias; Pascal, au milieu des Provinciales, quitte la plaisanterie et prend le ton de l'orateur. Si Platon est plus solennel, plus ample, plus dramatique, Pascal est plus vif, plus pressant, plus nerveux. Tous les deux demeureront les inimitables modèles de la raillerie, de la force comique, avouée par le goût le plus sévère et par la morale la plus pure.

On connaît l'événement qui donna naissance aux Provinciales, et à une guerre régulière et acharnée entre les deux sociétés rivales : ce fut le procès d'Arnauld devant la Sorbonne. Renverser Arnauld, c'était abattre Port-Royal. Il en était l'âme, moins encoré par la supériorité du talent et du savoir, que par celle du caractère. Inflexible, ardent, infatigable, il avait toutes les qualités d'un chef de parti doctrinal. La cour de Rome le redoutait; Bossuet le respecta. Un jour Nicole, lassé de tant de luttes, parlait de se reposer. Vous reposer! s'écrie impétueusement Arnauld; eh! n'aurez-vous donc pas l'éternité entière pour vous reposer? Chassé de la Sorbonne, forcé de sortir de France, il ne cesse de verser les flots de son inépuisable polémique sur Rome, sur les jésuites, sur les protestants, sur Malebranche. Arnauld n'était pas écrivain, quoiqu'il y ait des étincelles de génie dans l'immense collection de ses œuvres. C'était un homme d'action; il agita puissamment les âmes, et sembla communiquer à tous les siens son indomptable opiniâtreté. Tous, et Pascal à leur tête, moururent dans la foi de leur secte.

- La censure d'Arnauld semblait inévitable. Les jésuites l'avaient assurée par leur alliance avec les dominicains et les autres ordres, débris du moyen âge, qu'un secret instinct rapprochait des adversaires de l'esprit nouveau. La minorité, qui soutenait Arnauld, appartenait au clergé séculier...

Devant ce coup imminent, paraissent les Provinciales, comme une protestation anticipée. Malgré le succès inouï de la première lettre, la censure est prononcée. Les Provinciales continuent, et portent la cause à un tribunal de qui relèvent et la Sorbonne et les corps les plus puissants, le tribunal de la raison publique. C'était la première et la plus grande des hardiesses dont elles menaçaient. Pascal, à l'ombre d'un nom supposé, attaque sans pitié cette Sorbonne séculaire, où était née la théologie scolastique, la dépouille de son prestige, ouvre son vénérable sanctuaire à l'œil profane de la multitude. Les femmes même vont entendre les questions de théologie. Mme de Sévigné en parlera dans ses Lettres, et, en vérité, avec une exactitude qui surprend. La grâce de Jansénius n'a point d'interprète plus lucide, pas même Arnauld, qui vient d'en être la victime. Voilà les débats soumis au peuple sur des opinions qu'une révolution européenne a montrées brûlantes de démocratie. Quelle nouveauté sous le règne de celui qui disait : L'État, c'est moi!

On comprend que Louis XIV ne devait point pardonner à Port-Royal. Pascal secondait aussi les progrès de la raison et du libre examen, par l'admirable clarté qu'il répandait pour la première fois, à l'aide de la langue française, sur des matières difficiles, jusque-là réservées à la langue des écoles. Dans un genre plus sérieux, Descartes avait donné l'exemple pour la métaphysique, et, avant lui, Bernard de Palissy et Jean Rey pour l'histoire naturelle. Le besoin de voir, de juger par soi-même, commençait. Une fois ce besoin développé dans la nation, une fois les yeux accoutumés à la lumière, ne fût-ce que sur un seul objet, il était impossible de dissimuler longtemps les abus et les vices de l'ordre social. C'était préparer la guerre que le dix-huitième siècle allait leur faire.

On a quelquefois accusé Pascal et les autres fondateurs de la prose française, d'en bannir la grâce naïve, l'abondante facilité, la liberté énergique, les couleurs saillantes qu'elle offre

dans les vieux auteurs. Il le fallait bien, puisque, comme le remarque Bossuet, elles appartiennent aux jeux de l'enfance volage et de la jeunesse emportée, et non point à la maturité formée par le bon sens et réglée par l'expérience. Pascal communique à la phrase la netteté, la concision, la rapidité, l'élégance, une rigueur presque mathématique, et l'aptitude à suivre tous les mouvements de la pensée. Avec ces qualités paraissent la grâce, l'aisance, la fécondité, la hardiesse, l'énergie, l'éclat, la pompe qui conviennent à une culture parfaite de l'esprit. En devenant la langue de l'intelligence, notre langue reste toujours celle de l'imagination et des passions, mais de l'imagination éclairée, agrandie par les idées, et des passions épurées par les sentiments; la plus avancée, la plus accomplie que les mortels aient parlée, parce qu'elle rend le mieux l'être pensant et libre; elle semble l'organe naturel de la civilisation actuelle, qui sera celle du monde.

Je ne dirai point ce que Port-Royal a fait pour cette langue; Mais peut-être n'a-t-on pas assez observé l'heureuse influence de l'esprit de parti sur sa formation. Par un nouveau trait de ressemblance avec les protestants, les jansénistes se servaient en tout de l'idiome vulgaire, pour intéresser à leur cause l'opinion publique. Ils produisaient en français la grammaire, la logique, la théologie; ils traduisaient l'Écriture, les offices de l'Église, et jusqu'au Missel. Toutefois, il y avait entre eux cette différence, que les réformés descendaient à l'élocution de la multitude, tandis que les jansénistes cherchaient à l'élever à eux (3).

C'est donc un événement mémorable que l'apparition du livre de Pascal. Il fait époque dans la langue française; il est le manifeste d'une opposition religieuse et politique, et il a visiblement contribué à l'avancement de l'esprit humain.

La forme en était alors assez neuve; on avait encore peu composé par lettres. Le plan, à la fois simple et vigoureux, n'est point indiqué d'avance; mais, à la manière de Platon, il s'arrange de lui-même, selon le courant des idées; ce qui

alimente sans cesse la curiosité et ménage la surprise. Les trois premières lettres se rapportent à l'affaire d'Arnauld ; les questions de la grâce y sont effleurées : le but principal est d'appeler l'intérêt sur les jansénistes, le mépris et l'animadversion sur leurs ennemis. C'est un prélude qui soulève l'attention du public. La quatrième sert de transition aux six qui suivent, et où sont exposés et flagellés, avec une verve qui ne tarit point, les incroyables paradoxes des casuistes. Dans les huit dernières reviennent les deux grands objets de l'ouvrage, la morale des jésuites et la controverse de la grâce, mais avec la dialectique et la véhémence d'une éloquence accablante. D'un bout à l'autre c'est une lutte sans relâche, où les armes ne sont changées que pour frapper plus fort.

Ces trois parties bien distinctes des Provinciales ont chacune leur style et leur exposition propres. C'est d'abord un récit animé, vivant, des intrigues et des sourdes menées qui se pratiquent à l'ombre des monastères; récit qui amène tour à tour sur la scène les jacobins, les molinistes, les jansénistes, et fait voir agissante la conspiration contre PortRoyal. Dans la seconde partie, tout se passe entre deux acteurs. Le casuisme, saisi corps à corps, prend sous vos yeux toutes ses transformations, et se montre toujours faux, toujours ridicule, souvent horrible, abominable. Enfin, à partir de la onzième lettre, Pascal rejette tout artifice, s'adresse directement à l'ordre entier des jésuites, ou au confesseur du roi, qu'il nomme, et s'abandonne à l'impétueuse liberté de son naturel. Je ne conçois donc pas le reproche de monotonie qu'on a fait aux Provinciales. C'est toujours, dit-on, un jésuite imbécile aux prises avec un homme d'esprit qui lui soutire toutes ses sottises. Une telle critique ne pourrait tomber que sur la seconde partie, et dès lors perdrait de sa force. Le reste de l'ouvrage est d'un autre ton, et présente des situations différentes. Mais, dans la seconde partie même, quelle variété de sujets, quelle beauté de détails, quel imprévu de naïvetés, d'imaginations risibles! que de ressources pour intéresser!

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Au milieu des plaisanteries et des jeux du dialogue, au milieu des saillies, des traits heureux, des tours piquants, des mots qu'on n'oublie plus, au milieu du comique de ces personnages si bien pris sur le fait, si vrais, si complets, que leur nom, devenu populaire, cesse d'être un nom propre, désigne tout un genre, et enrichit la langue d'expressions nouvelles, Pascal ne perd pas de vue la grâce, et il lui doit les deux beaux mouvements qui frappent à la fin de la seconde lettre et au commencement de la cinquième, et qui présagent l'éloquence des dernières. Mais voyez surtout, dans la première partie, avec quel art il donne le change au lecteur, réduit à rien l'importance des matières discutées, et vous fait admirer qu'une tempête si violente ait d'aussi faibles causes. Tandis qu'on rit de cette grâce suffisante qui ne suf'fit pas, de ce pouvoir prochain qui laisse l'homme impuissant, de ces moines plus faciles à trouver que des raisons, et qui marchent au combat sous l'étendard d'un mot qu'il n'est pas permis d'expliquer, tandis qu'on s'écrie volontiers avec l'auteur: Heureux les peuples qui l'ignorent, heureux ceux qui ont précédé sa naissance! tandis qu'on plaint ce pauvre M. Arnauld, hérétique d'une hérésie personnelle, hérétique, non pour ce qu'il a écrit, mais pour ce qu'il est M. Arnauld, Pascal, sous ces flots de sarcasme, poursuit secrètement son dessein, dogmatise, insinue son erreur, et, par le comble de l'habileté, la donne pour une vérité reconnue, avérée, et complétement hors de discussion, quand au contraire la discussion n'a pas d'autre objet. Cela ne ressemble-t-il pas, s'il est permis de le dire, à l'artifice et aux finesses tant reprochées aux bóns pères par l'auteur des Provinciales?

Un célèbre critique de nos jours a dit, avec l'esprit et l'élégance qui lui sont familiers : « Pascal explique si nettement la question, que, par reconnaissance, on est obligé de la juger comme lui. » Soyons justes toutefois : Pascal, qui veut perdre l'opinion des jésuites, très-bien exprimée par le mot de grâce suffisante, emploie son adresse ordinaire, en attachant un neffaçable ridicule à ce mot dans la bouche des dominicains,

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