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DE L'ABBÉ DE RANCÉ

A UN AMI,

ÉCRITE DE SON ABBAYE DE LA TRAPPE.

ARGUMENT.

L'abbé de Rancé venait de passer plusieurs jours à la campagne, et il ignorait que madame la duchesse de M***, qu'il aimait, fût morte. Il entre chez elle, dans la nuit, par un escalier dérobé. Le premier objet qu'il aperçoit, est un cercueil qui renfermait le corps de son amante. Elle était morte, en trois jours, de la petite-vérole. Comme on devait la transporter dans le tombeau de ses pères, on avait fait faire un cercueil de plomb; mais ce cercueil s'étant trouvé trop court, il avait fallu séparer la tête du reste du corps. Frappé d'un événement si terrible, l'abbé de Rancé renonça dès ce moment au monde. Il se retira à la Trappe, où il fit la réformé la plus austère. C'est de là qu'il écrit à un ami qui voyage en Italie, et qui ignore son aventure.

Ton cœur va se glacer de surprise et d'effroi.

Mon ami, c'en est fait; tout est changé pour moi. Tu me crois égaré dans cette ville immense Qu'habitent les plaisirs, les arts et l'opulence :

Héroïdes.

Je vis dans un désert. Conforme à mon malheur, Le deuil de la nature y flatte ma douleur.

Sous les regards d'un Dieu, sous sa voix menaçante,
Je pleure mes erreurs.... et celles d'une amante.
Ecoute. Tu connus cette jeune beauté

Qu'embellissaient l'esprit, les grâces, la gaîté,
Qui, dans l'âge bouillant des passions humaines,
Sentait leurs premiers feux circuler dans ses veines;
D'une illustre famille et l'orgueil et l'espoir :
Eh bien! mon cœur charmé brûlait de la revoir;
Je devançais une heure au plaisir consacrée ;
Je volais dans les bras d'une femme adorée;
Elle en avait fixé l'instant, le lieu, le jour.
Hélas! je me croyais attendu par lA'mour.
J'arrive il était nuit. Tout palpitant de joie,
Je retrouve dans l'ombre une secrète voie.
J'entre; tout se taisait : je la cherche de l'œil ;
Soudain, près de son lit, j'aperçois un cercueil.
Je m'arrête.... j'y cours, et d'un regard avide....
Dieux! je vois un corps pâle, inanimé, livide;
Ce corps était sans tête, et mon œil égaré
Ne trouve, en la cherchant, qu'un tronc défiguré.
Tout à coup sur un marbre une toile étendue,
Nouvel objet d'horreur, se présente à ma vue.
Je quitte le cercueil; j'approche épouvanté ;
Je soulève en tremblant ce voile ensanglanté....
Ah! puis-je retracer cette image effrayante?
C'était sa tête, ami, la tête d'une amante!...

O toi, toi que j'aimai dès nos plus jeunes ans, Qui vis naître des feux sur mon cœur trop puissans ; Toi, dont l'œil ébloui m'enviait tant de charmes, N'entends-tu pas mes cris? ne vois-tu point mes larmes? Me vois-tu tour-à-tour enflammé, sans couleur, Frémissant d'épouvante et muet de douleur ? Je la reconnaissais cette beauté flétrie : J'ignorais si le fer avait trauché sa vie. J'allais, j'errais tantôt sur sa tête penché, Tantôt près du cercueil en silence attaché. Que de fois j'embrassai ce déplorable reste ! Je voulus me plonger dans ce cercueil funeste, Et, près d'elle vivant, la suivre chez les morts. J'entends du bruit: ce bruit arrête mes efforts. Je crus qu'on s'avançait vers ce toit solitaire ; A des yeux indiscrets je songe à me soustraire, Et la crainte et l'horreur précipitent mes pas. Je conservais sa gloire en pleurant son trépas. Tremblant, je m'échappai d'un lieu plein de son ombre. Les étoiles encor brillaient dans la nuit sombre; Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté; La tête et le cercueil erraient à mon côté.

Là, tombant à genoux devant l'Être-Suprême, Je m'écriai cent fois : Pardonne à ce que j'aime; Par mes cris, par mes pleurs laisse-toi désarmer. Ce cœur sensible, ô Dieu! fut digne de t'aimer! Cher ami, conçois-tu ce doute si terrible?

Par-tout il me poursuit : dès-lors d'un voile horrible

Les plus rians objets pour moi furent couverts;
Sa mort d'un crêpe épais m'obscurcit l'univers.

S'il existait un lieu hors du globe où nous sommes,
Où, séparé de tout, et du bruit et des hommes,
Un mortel malheureux pût, seul et sans secours,
Traîner obscurément la chaîne de ses jours;
Oui, c'est là qu'échappé loin des bornes du monde,
J'aurais porté mes cris et ma douleur profonde.
Dieu! tu me réservais pour un autre destin:
Bientôt, à ce grand coup, je reconnus ta main;
Tu daignas m'éclairer d'une céleste flamme.
Je n'aperçus alors que mon Dieu, que mon âme,
Et de l'éternité les tristes profondeurs.

Je vis dans les mortels, jouets de mille erreurs
Des enfans amusés par de vaines délices,

Qui tombaient, en jouant, au fond des précipices :
Je reculai, saisi des frayeurs de la mort;
Je retombai sur moi; je contemplai mon sort;
Je voulus désarmer la céleste vengeance,
De ce cœur sans appui remplir le vide immense,
Dire aux miens, à la terre, un éternel adieu.
Je n'avais plus d'amante, il me fallut un Dieu.

Je vins chercher de loin cette retraite obscure; Et moi qui, dans Paris évitant la nature,

De l'ennui dans les champs redoutais les langueurs,
De ce désert alors j'embrassai les horreurs.
Des charmes inconnus ici me consolèrent :

Ces arbres, ces rochers, ces étangs me parlèrent.

Là, vivaient des mortels confiés à mes soins;
Là, de nouveaux excès mes yeux furent témoins.
Egarés comme moi, tous ces mortels coupables
Oubliaient des sermens et des lois redoutables.
L'asile des autels, de vices infecté,
Redemandait en vain l'austère piété.

Que l'exemple est puissant! Mon zèle dans leurs âmes
Ralluma des vertus les dévorantes flammes.
Pour nous la pénitence étale ses rigueurs.
J'ai dompté la nature et fait de nouveaux cœurs.
Un pain noir et grossier, de sauvages racines,
De nos corps fatigués soutiennent les ruines.

Le jour, la bêche en main, nous cultivons les champs :
Dans le temple, la nuit, nous unissons nos chants.
Oh! si tu viens jamais nous voir et nous entendre,
Ton cœur d'un doux transport ne pourra se défendre.
Qui ne s'attendrirait aux chants harmonieux
Du sein de l'ombre épaisse élancés vers les cieux ;
Au spectacle touchant de nos saints solitaires,
Avec crainte et respect baissant leurs fronts austères?
D'une lampe de bois le temple est éclairé.

L'or n'étincelle pas dans ce séjour sacré;
Mais il réside un Dieu sous ces voûtes antiques.
Les saints gémissemens, les célestes cantiques,
Et de l'airain sacré le son religieux,

Se font entendre seuls dans ces sauvages lieux.
Tandis qu'autour de nous les rois troublent le monde,
Nous vivons, nous mourons dans une paix profonde.

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