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RABELAIS et RACINE. - Joindre ensemble les deux noms de Rabelais et de Racine, c'est prendre à leur naissance et à leur apogée les gloires de la langue française. Rabelais, quoique prêtre et religieux, n'appartient pas à la littérature chrétienne; et toutefois on doit dire, à sa louange, qu'à une époque où le venin de la réforme infectait les meilleurs esprits, il sut, malgré les écarts de la plaisanterie, rester uni au centre de l'autorité, et exerça avec une décence qu'on n'eût peut-être pas attendue d'un pareil écrivain les fonctions du saint ministère dans la cure de Meudon.

La langue française doit à Rabelais ses premières saillies et sa première richesse, et c'est à l'école de cet écrivain que se sont formés tous les maîtres en malice naïve, tels que La Fontaine et Molière. La critique et la gaieté, dont l'Eglise ne réprouve que les excès et les abus, trouvèrent en lui leur grand docteur, et s'il ne sut pas encore se montrer poli, il fit du moins passer ses grossièretés à force de finesse. La Bruyère, qui a jugé Rabelais avec une grande sévé rité, lui accorde toutefois les qualités les plus éminentes. « Son livre, dit-il, est un mélange inexplicable: c'est une chimère; c'est le visage d'une belle femme avec des pieds et une queue de serpent, ou de quelqu'autre bète plus difforme; c'est un monstrueux assemblage d'une morale fine et ingénieuse et d'une sale corruption. Où il est mauvais, il passe bien loin au delà du pire: c'est le charme de la canaille. Où il est bon, il va jusqu'à l'exquis et à l'excellent; il peut être le mets des plus délicats. »>

« Rabelais, dit un écrivain remarquable, M. Emile Mazens, dans un travail justement apprécié où il examine le mouvement de la langue française depuis Rabelais jusqu'au XVI siècle, Rabelais n'était pas seuleinent un bel-esprit; c'était un des hommes les plus savants de son siècle. Il possédait l'italien, l'espagnol, l'allemand, le latin, le grec, l'hébreu et l'arabe. La grammaire, la poésie, la philosophie, la médecine, l'astronomie, la jurisprudence et la théologie ne lui étaient pas étrangères. Il mit un peu de tout cela dans son livre, et cette confusion ne tourna pas au profit du bon goût.

<< Tandis que le langage inégal de Rabelais ne tombait que trop souvent dans le cynisme ou dans l'obscurité, Marot mettait dans le sien une grâce et une lucidité que nous admirons après trois cents ans. C'est lui qui nous apprit ce facile enchaînement du discours, ce tour ingénieux et cette netteté des constructions, ignorés auparavant. Chose étonnante! c'est un poëte qui, sacrifiant à la clarté les licences et les inversions si chères à son art, imposa à la pensée cet ordre méthodique qu'elle ne semblait devoir emprunter qu'à un philosophe.

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« A son école se formèrent des prosateurs célèbres, et tous les écrits qui suivirent attestent l'influence de ses vers. Marguerite de Valois fait passer dans ses contes l'attrayante naïveté de son badinage, et Amyot, lui dérobant sa gentillesse ingénue et ses grâces enfantines, n'a besoin que d'une abondance plus nombreuse pour donner à Plutarque un digne interprète, et faire la première de nos traductions où l'on reconnaisse les traits de l'original.

« Nos vieux translateurs étaient restés si loin des anciens, qu'on peut douter qu'ils en sentissent la perfection. Dès que le sens est grossièrement reproduit, ils pensent avoir rempli leur tâche, et nulle part on ne les voit entreprendre une lutte supérieure à leurs forces. Le choix même de leurs modèles nous permet ordinairement de juger de leur goût. Il est rare qu'ils préfèrent les chefs-d'œuvre du siècle d'Auguste à la latinité barbare du moyen âge, et souvent ils se bornent à traduire leurs devanciers.

« De quelle utilité leur travail pouvait-il être pour la langue? n'offrait-il pas encore plus d'écueils que d'avantages? Lorsqu'un idiome est fixé, l'étude assidue de l'antiquité lui communique sans doute des formes plus variées et des combinaisons plus savantes; mais lorsque, incertain de lui-même, il s'agite et cherche son propre génie, tout commerce étranger peut lui devenir funeste et l'égarer dans sa marche.

Au lieu donc de s'exposer aux dangers d'une imitation trop précoce, c'est dans l'usage ordinaire qu'on devait chercher cette aimable simplicité qui ne tient pas tant à l'esprit des écrivains qu'à celui de l'époque. Quand tout a été dit, on tourmente l'expression pour rajeunir les idées. Dans une littérature naissante, au contraire, on vise moins à l'effet; on ne s'efforce pas de tout faire ressortir, et le style a je ne sais quelle fleur de naturel qui ne saurait durer longtemps.

« Tandis que notre langue avait tous les agréments de l'enfance, quelle tentative audacieuse vient tout-à-coup la troubler et la travestir? Un poëte veut l'enrichir des trésors d'Homère et de Virgile, et la couvre violemment de leurs dépouilles. Non content de modeler sa versification sur la leur, il adopte encore leurs mots combinés et une partie de leur vocabulaire. Les jargons mêmes de nos provinces ne sont point rejetés, et la France semble avoir rétrogradé vers la barbarie.

« Ainsi se manifeste à cette époque l'irrésistible ascendant des vers. L'enthousiasme de Ronsard entraîne ses contemporains, et la contagion se répand de tous côtés. Ses nombreux disciples parlant, comme lui, grec et latin en français, s'enorgueillissent de n'employer que des mots qui demandent un commentaire, et, pour les entendre, i!

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« Cet abus de l'érudition n'était pas fait pour déplaire aux savants d'alors. Charmés de retrouver dans notre littérature les objets de leur culte, ils applaudissaient au travers général que leur style informe et décoloré n'eût jamais produit. Les efforts de la mémoire refroidissent et éteignent l'imagination. Aussi nos érudits ne connaissaient-ils pas ces mouvements rapides, cette flamme de l'expression, qui popularisent les défauts comme les beautés de la poésie; et leurs compositions, pleines d'un savoir indigeste et d'un pédantisme bizarre, n'amenèrent pour l'art de la parole aucun résultat nou

veau.

« D'autres écrivains se montrèrent plus éloquents, sans opérer à cet égard de réforme importante. Toutes les lois grammaticales étaient renversées. Chacun pouvait tout oser, et l'indépendance abusive des opinions, provoquée par nos disputes religieuses, s'accommodait assez de cette anarchie.

« Un homme doué d'une grande imagination peut manier habilement un idiome imparfait, sans contribuer beaucoup à ses progrès. Au lieu de substituer à un usage douteux des règles que son génie aurait peutêtre fait respecter, il peut profiter du désordre où il trouve le langage pour donner à ses idées une marche plus libre et un tour plus original. Nulle contrainte ne gêne son expression. Ses pensées étincellent par la vivacité des images et par la variété des formes. En le lisant on fui pardonne son audace on sent qu'on ne pourrait le corriger sans l'affaiblir. Mais, aussitôt qu'on passe à son école, on est surpris de ne plus trouver le même charme, et c'est alors qu'on est frappé de l'incorrection, des tournures vicieuses, des locutions triviales qu'il a laissées après lui. On voit bien que nous parlons de Montaigne.

« Admirateur de Ronsard, Montaigne partagea plusieurs de ses erreurs littéraires, et, quoique plus retenu dans ses excès, il méconnut ainsi que lui le caractère de notre langue. On dirait que, pour n'en pas être esclave, il négligea de l'étudier. C'est aux paroles à servir et à suivre, disait-il, et que le gascon y arrive si le français n'y peut aller. Accoutumé dès l'enfance à penser avec les auteurs de l'ancienne Italie, il s'exprima de la même manière, et dut à leurs écrits tous les secrets de son style. Il étonne par une invention continuelle; mais ces tournures hardies, ces effets pittoresques n'appartiennent qu'à lui seul, et ne se transmettent pas plus que le talent de l'écrivain. On peut donc assurer, avec Voltaire, qu'il faut regretter l'imagination de Montaigne, et non pas son langage. C'est un instrument imparfait avec lequel il exécute un bel ouvrage, et qu'il transmet à ses successeurs sans l'avoir perfectionné.

<< Il appartenait à la poésie de réparer le mal qu'un poëte avait fait. Elle ne se contente pas, comme l'érudition et la philoso

phie, de l'approbation de quelques hommes : les suffrages de la multitude lui sont nécessaires. Renonçant donc à un luxe pédantesque, elle recouvra dans Bertaud sa première simplicité. Ainsi un ruisseau dont on a troublé le cours reprend en peu d'instants la limpidité de ses eaux. Mais en sortant de l'affreux désordre où Ronsard l'avait précipitée, devenue plus timide par ses écarts, elle se soumit à une discipline plus sévère, et, en aspirant à la clarté, elle manqua d'audace et demeura sans élévation.

« Nous possédions depuis longtemps un idiome naïf et énergique; il restait à en découvrir un autre, que Ronsard avait cherché en vain, un autre interdit au vulgaire, et que les anciens appelaient le langage des dieux. Une pareille création n'avait pas encore de modèle parmi nous, tandis que nos écrivains avaient pu imiter tout le reste.

« A mesure que les progrès de la civilisation modifient les manières d'un peuple la distance des rangs établit des différences dans les procédés, et de là une multitude de nuances qui donnent de la délicatesse aux propos. Cependant la louange prend de la finesse, la plaisanterie acquiert de l'enjouement, et du désir de plaire au pouvoir ou de désarmer la beauté, naissent tous les agréments de la conversation. C'est de cette façon qu'une cour galante et polie avait pu préparer le charmant badinage de Marot.

Mais où trouver cette harmonie imposante, cette majesté soutenue, et cette grandeur idéale qui ne fut jamais dans les mœurs? Est-ce la prose ou les vers qui devaient nous y conduire? Cette question porte sa solution avec elle.

« Destinée à éclairer les hommes sur leurs intérêts ou sur leurs devoirs, l'éloquence fut d'abord obligée à parler comme eux, sous peine de nuire à son effet par l'apparence de la recherche. Bornée aux sentiments habituels, aux besoins et aux usages de la vie, pour paraître naturelle il fallut qu'elle se rapprochât constamment du langage ordinaire. Elle ne pouvait donc pas s'en détacher assez complétement pour s'élever à une dignité inconnue.

« La poésie surmonte ces entraves, et l'univers entier est son domaine. La riante étendue des campagnes et la triste âpreté des monts, la sérénité du matin et le fracas des tempêtes, fixent tour à tour ses regards, et nourrissent ses inspirations. Franchissant même les bornes du possible, elle s'élance dans un monde imaginaire, où elle fait revivre, en les embellissant, les formes de la nature physique. Les cieux et les enfers se peuplent à sa voix d'habitants dont elle raconte les actions et dont elle répète les discours. Elle ne saurait reproduire ces vastes images, ni proportionner ses chants à la stature colossale de ses héros, sans déployer la richesse du coloris et la magnificence de l'élocution.

<«< Il est vrai que, longtemps enchaînée par la familiarité de notre langue, elle nous amusa par ses jeux, au lieu de nous trans

porter par ses merveilles; mais tout à coup cette langue s'enrichit, son âpreté fit place à une harmonie ravissante, les enjambements, les inversions forcées, les tours vicieux dis, arurent, et la France étonnée reconnut dans Malherbe le créateur de notre idiome poétique.

« Quel spectacle inattendu présente alors notre littérature! Tout change de face. Les émules de Malherbe s'instruisent à ses leçons, et, quand il a cessé de se faire entendre, ses élèves maintiennent presque l'art des vers à la hauteur où il l'a porté. La prose même reçoit de l'un d'eux cette noble gravité, ces périodes nombreuses qui conviennent à l'éloquence, et dès lors la langue est préparée pour les talents supérieurs qui vont bientôt l'immortaliser.

« Voilà sous quels auspices s'annonçait le brillant siècle de Louis XIV. Tout avait semblé concourir à son illustration. De longues douleurs précédèrent l'enfantement de sa gloire, et les esprits, retrempés au sein des déchirements publics, s'étaient remplis lentement de cette activité qui résulte de l'agitation.

On dirait que le génie des peuples ne peut se réveiller qu'au sein des tempêtes. C'est après avoir triomphé de toutes les forces de l'Asie, que la Grèce nous surprend par l'éclat de ses chefs-d'œuvre, autant que par le prestige de ses victoires. C'est au sein de l'anarchie et des proscriptions que Rome voit naître le siècle d'Auguste. Avant de sortir de la barbarie, l'Italie moderne est en proie aux factions des Guelfes et des Gibelins. Les lettres ne fleurissent en Allemagne qu'après la guerre de trente ans, et l'Angleterre ne les cultive avec succès, sous le règne de Charles II, qu'après les orages qui avaient renversé l'ancienne dynastie, et préparé l'usurpation de Cromwell. Il en fut de même parmi nous. Après nos querelles religieuses, nos guerres civiles et les troubles de la ligue, le xvir siècle commence, et le grand Corneille se montre à sa tête.

« Nous ne peindrons pas ici cet homme prodigieux tirant notre théâtre du chaos; nous ne nous arrêterons ni à la variété, ni à la vigueur de ses conceptions, pour n'envisager que les beautés dont son style étincelle.

« Malherbe avait indiqué les chemins qui conduisent au sublime, plutôt qu'il ne les avait frayés. Corneille sut si bien les aplanir, que ses inégalités ne furent plus pardonnables à ses successeurs. Il n'a pas, à la vérité, une marche constamment régulière; mais il s'élance comme par bonds, et quand l'expression se refuse à l'orgueil majestueux de ses pensées, il la dompte et l'asservit. Tout s'agrandit sous sa plume; les faiblesses même de l'amour prennent une teinte héroïque, et son génie est tellement au niveau des grands hommes qu'il introduit sur Ja scène, qu'il semble avoir évoqué leurs ombres. S'il se laisse quelquefois entraîner par le mauvais goût de ses contemporains,

ce n'est que lorsqu'une action languissante ou les glaces de l'âge refroidissent son ima gination. Son âme avait besoin d'être émue. Partout où il se livre à son enthousiasme, dirigé par l'instinct le plus heureux, il devine la langue qui ne saurait vieillir. Lors même qu'il succombe sous le poids des ans, ses productions portent encore son empreinte. Souvent il s'y montre tout entier, et, pour parler comme un ancien, ces fruits de sa vieillesse sont les rèves de Jupiter.

« Quel pas immense il fit faire à son siècle! Jamais la muse tragique n'eut une éloquence plus vigoureuse; jamais cette fierté des caractères, qui excite notre admiration, ne fut rendue avec une énergie plus mâle et plus altière.

Cependant toutes les sources du beau n'étaient point épuisées, et nous avions encore à faire d'immenses conquêtes. Cette élégance continue qui soutient partout l'intérêt, cette douce mélodie et cette onction délicieuse qui s'emparent de l'âme; ces tours audacieux et corrects, lors même

qu'ils ont secoué le joug de la grammaire; ces alliances de mots, dont la prudente témérité joint la vivacité à la justesse; ce lan- . gage des passions, tantôt plein de mollesse et de langueur, tantôt brûlant et impétueux comme elles, n'existaient qu'imparfaitement sur la scène, jusqu'au moment où Racine parul.

« Les chefs-d'œuvre de cet immortel écrivain et de son illustre devancier, représentés fréquemment devant une foule attentive, se gravèrent dans tous les esprits, et les sentiments héroïques qu'ils réveillaient au fond des cœurs furent peut-être un levain de grandeur dans les idées nationales. Il est n'influa autant sur le langage que les vers de certain du moins qu'aucun ouvrage en prose Racine.

« Aussi fugitive qu'une suite de sons désordonnés, la prose ne se retient que par le secours de la pensée; mais les vers, comme la musique, r. stent imprimés dans l'oreille, et, quand la pensée s'efface, la mesure fixe l'expression dans la mémoire. Un penchant à l'imitation, inné dans tous les hommes, les entraîne bientôt à leur insu, et tous les trésors de la poésie passent dans le discours ordinaire. Ainsi les hardiesses du génie s'introduisirent insensiblement dans la conversation, et perdirent pour nous de leur nouveauté.

« Telle était néanmoins la lenteur de nos progrès et l'obstination du mauvais goût, que les bons modèles n'eussent prévalu de longtemps, si Boileau n'avait contribué à mûrir la nation.

« Presque en sortant des ténèbres, frappée d'une éblouissante lumière, elle avait besoin d'un guide, et Boileau, précurseur et rival de Racine dans l'art d'écrire, était digne de la diriger.

« Non content de nous apprendre les convenances des styles par ses diverses compositions, et d'enrichir notre phraséologie par une multitude de ces vers devenus

proverbes en naissant, il décrédita le bel esprit et nous ramena à l'amour du naturel. Une fade galanterie, un délire romanesque emprunté à l'école italienne, avaient envahi notre littérature; la simplicité, étouffée par les pointes et les jeux de mots, avait fait place à un jargon métaphysique où régnait une obscurité précieuse et guindée.

<< Pour comble de maux, des auteurs sans talent jouissaient d'une réputation usurpée. qui servait à propager leurs défauts. Boileau s'arma du fouet de la satire, et aussitôt l'affectation de Cotin, le pompeux galimatias de Scudéry, l'apreté de Chapelain, cessèrent d'être admirés et ne tardèrent pas à devenir un objet de dérision.

« Si nous ne craignions pas de nous écarter du sujet qui nous occupe, il serait intéressant d'examiner ici comment, dans une société célèbre à cette époque, une politesse excessive s'annonce par un raffinement d'idées qui dénature le langage; et, après avoir observé dans le siècle de nos grandes créations littéraires cette subtilité qui semble n'appartenir qu'à un peuple vieilli, nous nous étonnerions davantage de voir La Fontaine retrouver cette naïveté qui charme dans Marot, et qui, passagère comme l'aimable candeur de l'enfance, s'était évanouie parmi nous. Nous verrions aussi Molière repoussant le néologisme par la force comique de sa plaisanterie, et méritant par là l'honneur d'avoir épuré notre langue.

<< Elle reçut sans doute beaucoup d'agrément de ces deux écrivains; mais le séduisant abandon et les grâces négligées du premier, ainsi que la diction vive et piquante du second, tout en supposant peut-être un génie plus rare et plus original, n'exigeaient pas autant d'invention que le langage touours noble et toujoure élégant des héritiers de Malherbe. D'un côté, il s'agissait de manier habilement l'idiome usuel; de l'autre, il fallait s'en créer un, et faire l'expression en faisant la pensée. Que d'obstacles ne présentait pas la haute poésie! Soumise à une syntaxe inflexible, elle n'en réclame pas moins certaines libertés qui plaisent à son audace. Malgré la dureté originelle de notre vocabulaire, elle ne saurait se passer d'harmonie; quoique les termes fussent en général ignobles ou familiers, le sublime lui est nécessaire.

Tant de difficultés ne pouvaient être vaincues que par une infatigable industrie. Un mot est-il trop bas? C'est en l'entourant avec adresse qu'elle parvient à l'ennoblir, ou elle y supplée par des tropes qui fécondent et varient la langue poétique. Corneille, Racine et Boileau lui donnèrent taut d'étendue, qu'après eux on put composer des poëmes entiers sans y rien ajouter, et que la médiocrité cessa d'être ridicule pour n'être plus qu'insipide.

«La pensée même des grands écrivains appelle ces expressions originales et ces tours pittoresques qui l'offrent vivante à notre esprit, tandis que la foule des imitateurs, se traînant sur leurs traces, adopte

certaines combinaisons de mots, certains procédés de style, et emprisonne pour ainsi dire ses idées dans des formes d'emprunt. De là vient qu'il n'est donné qu'aux hommes de génie de faire passer leur âme dans leurs ouvrages; et voilà ce qui met une si grande distance entre cette froide régularité que la médiocrité peut atteindre, et l'inimitable perfection des modèles.

«En vain la médiocrité s'efforce d'avoir un caractère à soi. Elle affaiblit tout ce qu'elle imite; et dès que, se livrant à une imprudente audace, elle s'éloigne un instant des grands maîtres, elle n'évite la platitude que pour tomber dans la bizarrerie, comme ces physionomies qui ne doivent qu'à une extrême laideur l'avantage de n'être pas vulgaires.

« Il est des époques où la nature se plaît à enfanter une réunion de talents supérieurs, et où l'esprit humain, brisant tout à coup ses entraves, déploie dans tous les genres une vigueur inattendue et marche à pas de géant. Un siècle qui avait vu naître les premiers chefs-d'œuvre de notre scène, avait reçu une impulsion trop puissante pour s'arrêter là. Aussi, pendant que la poésie prenait parmi nous un si grand essor, l'éloquence fondait-elle d'impérissables monu

ments.

« Corrompue longtemps par le mauvais goût, et peu secondée dans ses développements par les circonstances politiques, elle n'avait produit que d'informes essais. Quand, au milieu d'une multitude inconstante et facile à émouvoir, l'orateur se livre aux passions qui l'agitent, la chaleur pénétrante de ses discours fait plus d'effet sur tout ce qui l'environne que la logique la plus exacte. C'est par la force ou par la subtilité du raisonnement qu'on persuade un seul homme; mais la foule ne se laisse entraîner que lorsqu'on lui fait pousser des cris ou qu'on lui arrache des larmes. Un gouvernement démcratique est donc favorable à l'éloquence par ses inconvénients mêmes.

« Quand, au contraire, l'autorité se trouve concentrée dans les mains d'un seul, l'obéissance rend souvent la persuasion inutile: l'orateur public n'a plus d'autre ministère que de louer le souverain ou d'implorer sa clémence. S'il essaye de le convaincre, c'est par des démonstrations respectueuses et avec des précautions qui éteignent son enthousiasme. Exclu du domaine des affaires d'Etat, il n'ose y rentrer qu'en suppliant. Aussi l'art de la parole eut-il chez nous infiniment moins d'importance que chez les anciens. N'étant plus un instrument de domination, il s'éloigna des véritables beautés, pour courir après de faux ornements.

«La langue oratoire dut se ressentir de cet état des choses. Au barreau, défigurée par le démon de la chicane et par les atteintes mortelles que le latin lui avait portées en se retirant, elle consista dans un jargon barbare, jusqu'à ce que les Plaideurs de Racine eussent facilité la réforme commencéo par Patru et par Le Maistre. Dans la chaire,

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gâtée par le pédantisme et par la bouffonnerie, elle ne prit de la dignité que lorsque Malherbe et Corneille curent corrigé le goût de la nation.

« Dès qu'ils nous eurent fait connaître cette pompe et cette harmonie que Du Vair avait à peine soupçonnées, que Coëffeteau avait cherchées en vain, que Lingendes n'avait pu saisir qu'imparfaitement, et que Balzac sut enfin communiquer à la prose, l'éloquence, jusqu'alors précédée par la poésie, de son élève devint sa rivale, et, après le Cid, les Horaces et Cinna, les Provinciales parurent.

« Dans ce livre, passant des finesses d'une mordante ironie aux mouvements subits et passionnés d'une vigoureuse indignation, déjà notre prose, loin d'être réduite à ne s'élever que par saillies, prend et soutient tous les tons divers. Bientôt, associant la sagesse classique à l'audace orientale des Ecritures, elle tonne dans la bouche de Bossuet, et, en servant d'interprète à la religion, elle devient imposante et auguste comme elle. Dès lors rien n'est plus hors de sa portée. Avec quelle abondance elle fournit à La Bruyère ces tournures originales et animées, dont l'inépuisable variété nous étonne sans cesse, et ces formes concises où la pensée semble s'étendre à mesure que l'expression se resserre!

« Ces génies créateurs paraissent sans doute avoir emprunté assez peu de chose à nos poëtes; mais que ne leur doivent-ils pas, puisque sans eux ils n'auraient trouvé qu'un langage imparfait et grossier? Que ne leur doit pas notre littérature, puisque la prose de Massillon et celle de Fénelon se sont formées sur les vers de Racine! Ainsi la muse d'Homère prêtait ses charmes à la philosophie de Platon. Qui ne prendrait Télémaque et les Aventures d'Aristonous pour les délassements de l'auteur d'Esther et d'Athalie? A cette élocution douce et flatteuse, à son exquise simplicité, à son harmonie enchanteresse, comment ne pas reconnaître une imitation du plus touchant de nos poëtes? Voltaire l'a dit, et nous ne craignons pas de le répéter ce que notre prose offre de mieux écrit doit être en partie attribué aux vers de Racine, et la célébrité du XVII siècle dépendit peut-être de Malherbe et de Corneille.

« Quand de nombreux chefs-d'œuvre ont développé le caractère d'un idiome, c'est aux grammairiens à en poser les principes. En tout, les modèles doivent précéder les règles telle est la marche constante de l'esprit humain. Aussi a-t-on exagéré beaucoup l'influence de la grammaire, quand on a avancé qu'elle avait débrouillé le chos des langues: elle se propose uniquement de constater leur état et de les y maintenir. On voit par là qu'elle en empêcherait plutôt les progrès, puisque ce n'est qu'en dépassant les limites de l'usage que les bons écrivains agrandissent l'art de la parole. Où en serions-nous, si l'on avait toujours respecté le Traité de la bonne parleure, que Bruneto

Latini écrivit dès le x siècle, ou seulement les décisions grammaticales de Robert Estienne?

« On rapporte que Charlemagne, voulant tirer le tudesque de la barbarie, se mit à composer une grammaire. C'était renverser l'ordre des choses. S'il avait fait naître des poëtes autour de lui, l'informe jargon de ses aïeux n'eût pas été bientôt banni de nos climats par les chansons de nos trouvères.

a Lorsque, au lieu de se soumettre à l'autorité de l'usage, les grammairiens ont voulu le devancer et lui imposer des lois, il a rarement confirmé leurs arrêts. C'est en respectant ses caprices que les écrivains supérieurs parviennent à le subjuguer. La grammaire est moins tolérante: aimant à établir des règles générales, elle voit avec aversion les anomalies qui les renversent; et tandis qu'elle réduit en principes l'observation de quelques formes fondamentales, les finesses du langage demeurent le secret du génie.

« Au génie seul appartient aussi le droit de corriger et d'étendre l'usage. Guidé par de subtiles analogies, éclairé par un sentiment exquis des nuances les plus délicates, lui seul pénètre les mystères de cette logique naturelle qui préside à la formation des langues; et, sans les asservir à des méthodes arbitraires ou à des réformes systématiques, il les perfectionne et les féconde.

« Ce n'est, si l'on peut s'exprimer ainsi, que par des améliorations de détail qu'elles s'avancent vers la perfection. Etant l'expres sion de tous les besoins d'un peuple, l'ouvrage lent et successif de plusieurs siècles, le résultat fortuit de mille circonstances diverses, elles ne peuvent que se ressentir toujours de cette progression irrégulière. Quand on entreprend de les redresser par des procédés généraux, on s'expose à leur donner ce qu'elles repoussent et à leur ôter ce qui leur est nécessaire.

« C'est ainsi que les Patru, les d'Ablancourt, les Vaugelas et leurs puristes sectateurs, afin de rendre notre période oratoire plus imposante, voulurent l'embarrasser de tous ces signes de liaison qui ne conviennent qu'au grec et au latin.

« Protéger une langue contre le néologisme, lorsqu'elle est une fois consacrée par des chefs-d'œuvre, tel est l'objet spécial de la grammaire. Encore observe-t-on que, lorsque cet art est le plus cultivé, son influence n'est pas en tout également utile. Les idiotismes, ces locutions caractéristiques et nationales, échappant à toutes les règles, et se refusant ordinairement à une analyse rigoureuse, sont peu à peu évités comme des défauts. En acquérant une correction compassée, les différents idiomes, insensiblement rappelés aux théories universelles du langage, perdent ce qui constitue leur physionomie distinctive, en soite que s'ils pouvaient suivre jusqu'au bout une telle impulsion, ils se réuniraient enfin dans un système étroit, où tout serait prévu, et où la pensée serait toujours jetée dans un moule invariable et tracé d'avance.

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