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place ainsi toute seule les neuf muses qu'elle détrônées. Le compas d'Uranie mesure dans sa main plus hardie l'orbe des roues étoilées qui tournaient devant Ezéchiel: elle a remplacé par la Bible le livre de Clio, et en a distribué les trompettes aux anges de l'Apocalypse. Pour remplacer les sept autres muses, elle prend les traits et les attributs des sept vertus chrétiennes; ses caractères sont ceux de la charité elle-même, dont elle est l'organe.

Elle est patiente, elle est bonne, elle n'est point jalouse, contrairement au génie de ces poëtes qu'Horace appelle une espèce irascible.

Elle n'est point inconvenante, elle évite l'enflure, ce qui la distingue spécialement du romantisme et du cynisme de nos écrivains modernes.

Elle n'est point ambitieuse, elle ne cherche point sa propre gloire, bien différente en cela de tous les écrivains pro

fanes.

Elle ne se met point en colère et ne pense jamais le mal, condamnant ainsi les satyriques et les déclamateurs antisociaux.

Elle ne met pas sa joie dans le désordre, comme les exploiteurs de la littérature du crime; mais elle se complaît dans la vérité, ce qui la rend étrangère aux polémiques du journalisme et aux invectives des partis. La patience, la foi, l'espérance, là tolérance de tout ce qui n'atteint pas l'honneur de Dieu, l'abnégation de soi-même, le dévouement pour les autres, tel est, dans toute son analyse, le génie de la littérature chrétienne, parce que c'est le génie du christiatianisme, dont cette littérature doit reproduire uniquement les sentiments et les pensées.

La bouche parle de l'abondance du cœur, disent les saintes lettres; l'homme dit ce qu'il sait or la science du chrétien ne doit pas différer de celle de l'Apôtre, qui a eu le droit de dire: Soyez mes imitateurs, comme ie le suis de Jésus-Christ. Or quelle était la science de saint Paul? « Rien, disait-il luimême, si ce n'est Jésus-Christ, et JésusChrist crucifié. Non existimavi me scire aliquid, nisi Jesum Christum et hunc crucifixum. Or, puisque notre science c'est le Crucifié, puisque notre amour est également attaché à la croix, Amor meus crucifixus est, notre parole doit être le Verbe de la croix, Verbum crucis, et nous devons trouver sur le Calvaire le type complet de notre littérature chrétienne. En effet, le médiateur placé entre le ciel et la terre, qui souffre, saigne et prie pour ses bourreaux, voilà la plus haute expression de la poésie et de la philosophie modernes. Sous les bras étendus de ce Verbe crucifié, la société ancienne et la société nouvelle sont figurées par les deux Marie, toutes deux belles, mais d'une beauté si différente: l'une prosternée, parce que le sensualisme rendait la femme esclave; l'autre debout, parce que la chasteté l'émancipe; la courtisane stérile et la vierge mère, cette

double antithèse vivante qui consacre par
son rapprochement la fraternité de l'inno-
cence et du repentir. Puis, saint Jean, le
théologien, le confident des secrets du
Verbe: In principio erat Verbum; celui qui
a vu dans le cœur de son maître le commen-
cement et la fin de toutes choses, le pro-
phète à la double vue, qui, sans avoir be-
soin de la monstruosité de Janus aux deux
visages, regarde en même temps avec le
même regard d'aigle dans le passé et dans
l'avenir. Foi, contemplation, raison soumise,
espérance illimitée, amour humain réparé
par la pénitence; amour divin consacré par
le sacrifice du fils et de la mère; prière,
bénédiction, pardon, larmes, consolation et
promesse, tout est là, tout complète la pen-
sée de l'avenir, tout ce que peuvent chercher
l'intelligence et l'amour, tout ce qui peut
s'exprimer par une parole harmonieuse, une
littérature complète, un monde moral nou-
veau, une éloquence vivante, mourante et
immortelle, une synthèse de toutes les af-
fections, de toutes les espérances, de toutes
les craintes humaines, de tous les héroïsmes
surhumains, concentrée, résumée et expri-
mée par un seul cri d'angoisse, d'agonie,
de mort, de résurrection prochaine, de joie
et de triomphe, voilà le mystère du Calvaire
conçu dans ses rapports avec la littérature
chrétienne; voilà la création d'un nouveau
monde; voilà le Verbe abrégé, Verbum ab-
breviatum, dont l'analyse doit remplir désor-
mais dans tous les ages les œuvres de l'es-
prit humain. Voilà la sagesse nouvelle qui
sort de la fontaine baptismale régénérée
dans le sang d'un Dieu, et qui marche parée
de pourpre et de blancheur, dans ses vête-
ments splendides, à la conquête de l'avenir,
en chantant le cantique de sa mère :

« Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, et je suis l'aînée de toutes les créatures. C'est moi qui fais lever dans le ciel une lumière impérissable, et j'en ai couvert la terre comme d'une nuée splendide. Ma demeure est dans les hauteurs éternelles, mon trône est sur la colonne de nuée. J'ai parcouru seule le cercle du ciel, je suis descendue dans le profond de l'abîme, et j'ai marché sur les flots de la mer. Je me suis arrêtée sur toute la terre et chez tous les peuples, et partout on m'a nommée reine. J'ai mesuré par ma vertu les cœurs des superbes avec ceux des humbles : les grands et les petits m'ont préparé une demeure, et jy resterai comme dans l'héritage de Dieu!

« J'ai reçu les ordres et la parole du Créateur de toutes choses, et celui qui m'a créée s'est reposé dans ma demeure; et il m'a dit: que Jacob soit ta patrie, et Israël ton héritage; étends tes racines dans l'âme de tous mes élus. Depuis le commencement et avant tous les siècles je suis créée, et dans le siècle futur je ne finirai pas; et j'ai servi sa volonté dans sa demeure sainte.

« Ainsi je me suis affermie dans Sion, ainsi j'ai trouvé mon repos dans la cité sanctifiée; et Jérusalem est en ma puissance. J'ai jeté

mes racines dans la gloire de mon peuple. Son héritage vient de mon Dieu, et ma possession est la plénitude des saints. Je me suis élevée comme le cèdre sur le Liban, et comme le cyprès sur la montagne de Sion. Comme la palme de Cadès je me suis agrandie, et j'ai fleuri comme les plantations de la rose de Jéricho. Comme l'olivier je suis belle dans les campagnes, et comme le platane j'ai crû au bord de l'eau dans les plaines. J'ai parfumé ma demeure comme l'arbre odorant dont on n'a pas blessé l'écorce, et mon odeur est comme celle du baume qui n'a pas souffert de mélange. Comme le térébinthe j'ai élargi mes rameaux, et_mes branches ont pour feuillage et pour fleurs la gloire et la grâce. Comme la vigne j'ai fructifié en suavité de parfums, et j'ai fleuri des fleurs d'honnêteté et de bonne renommée.

« Je suis la mère du bel amour, et de la crainte respectueuse, et de l'intuition, et de la sainte espérance.... Mon esprit est doux comme le miel, et ma mémoire est éternelle. »

Telles sont les prérogatives et les gloires de la littérature chrétienne, cette harmonieuse expression des pensées de la sagesse. Voilà en quels termes elle peut appeler à elle toutes les âmes pures et les cœurs épris de la beauté éternelle.

La littérature profane, au contraire, ne ressemblait que trop à cette femme dont Salomon le sage a tracé le portrait au vii chapitre du livre des Proverbes, cette femme étrangère à la vérité qui fait ses paroles douces pour causer des regrets amers. Ornée comme une créature vénale, attentive à la chasse des âmes, parleuse, vagabonde, impatiente du repos et ne sachant jamais arrêter ses pieds dans sa demeure. Car la gloire mondaine est capricieuse, et ceux qui la poursuivent doivent s'agiter comme elle.

Voilà donc la muse profane qui court les rues, qui cherche les applaudissements sur les places, et qui, jusque dans les carrefours, tend des piéges à la jeunesse en lui offrant ses écrits empoisonnés. Le jeune homme imprévoyant s'arrête, le titre du mauvais livre lui sourit, la muse le prend et le flatte en lui disant C'est un jour de fête pour moi; je suis sortie pour te voir, et je t'ai rencontré. Viens, j'ai brodé de nouveau pour toi les riches tapisseries de l'Egypte, et je les ai étendues sur le lit de repos où je veux endormir ta raison. J'épancherai sur toi la myrrhe, l'aloès et le cinnamome; viens t'enivrer de pensées et d'images voluptueuses, puisque la vie est une nuit qu'il faut embellir de beaux rêves en attendant le lever du jour.

S'il existe un Dieu, il est loin de nous, et il nous laisse les maîtres dans sa demeure.

Elle prend ainsi les âmes novices dans les filets de ses discours; elle les entraîne par les flatteries de son langage. Et les insensés qui la suivent ne savent pas qu'ils sont dans les piéges de la mort, comme le bœuf qui suit le sacrificateur, attachés l'un à l'autre par une

guirlande fleurie; comme l'agneau qui se joue avec les liens que lui prépare le boucher.

La littérature antique avait deux idoles : l'orgueil et la volupté; divinités infernales et terribles, qui ne sont jamais lasses de sacrifices humains; elle n'acceptait la douleur que comme une vengeance de Jupiter contre l'audace de Prométhée. Les chaînes du Caucase la forçaient à subir les dieux, mais elle les déshonorait en leur attribuant les vices de l'homme, et le fond de sa doctrine, pour les initiés, était un athéisme impie. Le titan Prométhée, rugissant toujours dans ses chaînes, bravait l'Olympe et attendait Hercule; Hercule le libérateur profane, violateur du ciel, de l'enfer et de la vie, le monstre qui abat tous les monstres, la synthèse du sensualisme et de l'orgueil incarnés dans la force brutale, tel était l'idéal du paganisme et le messie que la muse profane annonçait.

Ce type terrible et gigantesque d'Hercule apparaît dans la poésie chrétienne des légendes avec toutes ses proportions titaniques: pour massue il porte un arbre tout entier, et il s'appelle Réprobus, le nom qui convient à Satan et à l'humanité maudite. Nous le voyons traverser un fleuve qui sépare deux mondes, courbé non sous le poids mais sous la puissance d'un enfant. Ainsi l'antiquité représentait les Centaures domptés et tourmentés par le jeune Eros; mais combien l'enfant-Dieu de la légeude n'est-il pas plus puissant que le vainqueur des Centaures et d'Hercule! Hercule, qui résumait en lui toutes les forces de la chair, a dû en ressentir aussi toutes les faiblesses; sa défaite fut une honte, tandis que notre Christophore, courbé sous l'enfant qui l'éclaire, sort du fleuve transitoire, glorieux et régénéré. Le christianisme seul pouvait soustraire l'Hercule symbolique aux affronts d'Omphale et à la tunique dévorante de Déjanire, en lui donnant pour reine la chaste et éternelle beauté, et pour vêtement expiatoire le cilice de la pénitence.

C'est ainsi que l'intelligence triompha de la force; mais l'Hercule antique, transfiguré en Christophore, laissa dans le monde une postérité insoumise. L'Olympe des Grecs, qui avait précipité les géants, fut précipité à son tour et continua de soulever par des efforts rebelles les montagnes qui l'écrasaient. La chair qui avait tenté d'étouffer l'esprit au berceau, fut opprimée à son tour par une juste représaille; la raison sans autorité protesta contre ce qu'elle osait appeler une autorité sans raison, c'est-à-dire une tyrannie. Ce qui avait été le ciel devint l'enfer; mais l'enfer est éternel comme le ciel, et après avoir opprimé, il résista. Le christianisme fut accusé d'être une doctrine de mort, ennemie de la société et de la nature; la force s'était brisée contre lui, on essaya les armes du ridicule et de la déclamation; on tenta même de le corrompre, sous prétexte d'une conciliation chimérique dont les grands hommes de l'école d'Alexandrie furent les dupes

plutôt que les complices; mais l'autorité infaillible du saint-siége romain se déclara et opposa une digue invincible au flux et au reflux de l'opinion humaine. Le divorce entre les deux doctrines et les deux littératures, entre le passé et l'avenir, fut prononcé solennellement du haut de la chaire de saint Grégoire le Grand, et la théologie, définitivement triomphante, offrit à la philosophie vaincue une robe de catéchumène et une place sur les bancs de son école.

Nous trouvons au livre de la Genèse une

vision de Jacob qui présente à notre esprit une grande et merveilleuse allégorie. Pendant la nuit qui précéda son retour dans sa patrie, le père des enfants d'Israël rencontra un mystérieux inconnu qui s'opposait à son passage; ils se prirent donc corps à corps et luttèrent toute la nuit; au point du jour seulement l'étranger révéla sa puissance surnaturelle, en énervant par un simple contact de sa main le genou robuste du pasteur; alors Jacob se prosterna, et, tenant encore son vainqueur enlacé dans une fervente étreinte, il lui dit : « Je ne te laisserai pas aller que tu ne m'aies béni. » L'ange alors le bénit ( car c'était un ange) et lui dit: « Tu seras fort contre tous tes ennemis, puisque tu as été fort dans une lutte contre Dieu même, dont je suis le messager et le représentant devant toi. »>

Cette lutte du patriarche contre un esprit envoyé de Dieu représente admirablement cette lutte incessante de la chair contre l'esprit que Dieu permet pour exercer, augmenter et glorifier les forces de son Eglise militante. Dieu sauvera la chair en la soumettant à l'esprit, et c'est ainsi que doit finir le grand combat, à l'aube du jour éternel.

Lorsque le christianisme arriva à l'empire du monde, la philosophic avait forcément abdiqué sous la pression de la licence. L'Olympe était envahi par les ombres sanglantes des Césars; le monde était dégoûté des excès du sensualisme, et aspirait vaguement aux expiations; le judaïsme avait produit les esséniens, et le stoïcisme était venu réformer les dogmes d'Epicure. Mais le désespoir de l'orgueil toujours vaincu avait fait crier à Brutus que la vertu n'était qu'un nom, et Caton n'avait trouvé rien de plus beau à faire que de se déchirer les entrailles pour protester contre la fortune de César. Le stoïcisme avait donc dit son dernier mot, et ce mot c'était le suicide.

La croix vint donner à la vie tout l'héroïsme de la mort volontaire, et à la mort toutes les joies et toutes les espérances de la vie. L'immolation volontaire ne fut plus une désertion, mais un combat. Accepter les maux de la vie devint plus grand que de les éviter par le meurtre de soi-même. La pénitence, avec ses salutaires rigueurs, devint le régime sauveur de l'humanité maJade: la philosophie antique ne voyait plus de remède que dans la mort, et elle était morte dans le dernier accès de rage de Caton. Tout l'ancien monde était mort avec elle, lorsque le Ressuscité, qui avait prouvé

en traversant la tombe son droit de commander à la mort, ordonna au monde de revivre. Le Lazare alors sortit de la tombe les pieds et les mains encore attachés par les bandelettes de la sépulture: Déliez-le, dit le Sauveur, et qu'il marche! Alors un travail de destruction sembla s'opérer sur les mœurs, sur les monuments, sur tous les usages antiques. Vandalisme apparent qui cachait une œuvre de régénération sociale. Non, ce n'était pas un outrage à la religion des tombeaux, ni une violation des mystères du passé, qui se commettait alors; ce n'étaient pas les bandelettes d'un mort que les disciples du Sauveur s'efforçaient de rompre c'étaient les entraves d'un vi

vant !

Toutefois, les morts s'obstinaient à ensevelir leurs morts, et la nature protesta dès le commencement contre la grâce: elle protesta, mais elle dut le faire en silence, lorsque le monde fut rempli des paroles du Verbe de vérité. Les oracles cessèrent alors, et la poésie ainsi que l'éloquence resta muette. Siluit terra in conspectu ejus. Les persécuteurs n'avaient plus pour avocats que des bourreaux, et méprisaient eux-mêmes leurs rhéteurs et leurs sophistes. Les chrétiens, au contraire, étonnaient le monde par leurs vertus, l'épouvantaient de leur patience et l'ébranlaient par leurs discours. La Défense de Tertullien dut faire pâlir les juges, qui se sentirent eux-mêmes accusés. Les Césars avaient pu crucifier le Verbe, mais ils ne pouvaient pas empêcher qu'en expirant il ne bouleversât d'un cri toute la surface de la terre, et n'arrachât de leur tombeau les pâles ossements des morts!

L'humanité, épuisée et mourante, fut ainsi rajeunie par le baptême du sang d'un Dieu renouvelé sans cesse par celui des martyrs; elle reprit une vie nouvelle, et les esprits de ténèbres songèrent alors à la corrompre encore une fois. Les débris de l'ancienne civilisation s'étaient conservés dans les cloîtres. Les livres de l'antiquité, devenus des objets d'études, étaient réservés par les enfants de l'Eglise pour servir à l'histoire de l'esprit humain; d'un autre côté, les derniers et opiniâtres sectateurs des vieux cultes se réunissaient souvent dans l'ombre pour célébrer leurs mystères parmi les tombeaux. Il y eut des sciences et des initiations occultes au fond desquelles on retrouvait toujours le panthéisme indien ou le dualisme de Zoroastre et de Manès. La guerre que l'Eglise déclara aux hérésies et aux sciences magiques les empêcha de se produire publiquement, mais ils organisèrent partout de ténébreuses associations dont le but était toujours le rêve antique de Prométhée donner à l'homme le feu du ciel et déifier le génie humain en le rendant seul arbitre de la création et de la vie. Le travail immense des alchimistes n'avait pas d'autre but que de découvrir les secrets maternels de la nature et de léguer au travail de l'homme une immortalité indépendante de Dieu.

Tandis que les adorateurs secrets des

faux dieux s'épuisaient à forger ainsi leur Pandore, le catholicisme faisait éclore l'art nouveau qu'avaient inspiré ses mystères : laissant aux sectateurs des sciences cachées les hiéroglyphes obscurs des anciens symboles, l'Eglise créait toutes les langues de l'Europe, ou du moins les modifiait profondément, par l'introduction dans tous les idiomes de l'élément évangélique. La littérature de la Bible et des Pères forma l'esprit des prédicateurs dont la voix transforma les peuples barbares. Le canon des livres sacrés et la liturgie romaine, donnèrent une nouvelle littérature au monde, sans mélange de tout élément profane; cependant l'ancien dominateur du monde, déchu jusqu'au rang d'esclave, fit an christianisme une opposition de valet; Cain malheureux se moqua de la prospérité d'Abel, et s'efforça d'intervertir les rôles : ne pouvant plus être tyran, l'orgueil humain se fit victime et tâcha de faire remonter plus haut que l'Eglise elle-même l'odieux qui s'attache aux persécuteurs. La convalescence de l'humanité, sauvée de la mort par la tempérance chrétienne, fut signalée par un retour subit d'appétits sensuels. La philosophie de Platon avait essayé de s'allier à la théologie pour échapper aux proscriptions de l'esprit nouveau; l'amour profane essaya de s'approprier les dévouements héroïques de la charité et de se faire tolérer sous les voiles de la tempérance. La chevalerie errante eut alors ses pénitents et ses ascètes, qui parodiaient pour une dame les sacrifices par lesquels on gagne le ciel; les passions humaines se glissèrent ainsi sous le le cilice pour avoir un prétexte, plus tard, de déshonorer l'ascétisme et de calomnier les saints. La poésie des troubadours et des trouvères se forma d'un mélange de mysticisme anacréontique, de libertinage dévot et de plaisanteries effrontées; l'alchimie ne dissimula plus ses espérances; Prométhée, délivré mais incorrigible, recommençait encore à attenter au feu du ciel.

L'Eglise cependant, assistée du génie de Charlemagne vivant encore dans ses enfants, batissait patiemment l'immense édifice de la société chrétienne, dont elle semblait multiplier les esquisses et les modèles en semant partout ces merveilleuses cathédrales, qui sont des épopées de pierre et des synthèses monumentales. Trop patiente, peut-être, parce qu'elle était mêre, l'Eglise laissait rire les insensés en se contentant de prier pour eux, et n'opposait que les larmes de ses sages à la folle gaieté des jongleurs.

On eût dit qu'elle touchait au terme de ses efforts. Saint Thomas avait fait sa Somme, Dante son épopée, Raphaël ses plus belles peintures; Michel-Ange faisait Saint-Pierre de Rome, et Léon X faisait luire sur le catholicisme enfin pacifié après des luttes semblables à celles des triumvirs, l'aurore du siècle d'Auguste. La famille humaine avait grandi, et l'Eglise accordait déjà plus de liberté à ses fils; mais une prédiction terrible de saint Paul était sur le point de se réali

ser une grande et universelle apostasie devait éprouver l'Eglise et désoler le monde avant la consommation finale. La parabole de l'enfant prodigue devait avoir sa réalisation non-seulement dans la personne de chaque pécheur, mais dans l'humanité pres que tout entière. Le temps était venu où l'on protesterait contre le devoir religieux et social au nom du droit individuel, ce père fatal de l'égoïsme moderne. Jean Hus apparut en Bohême prêchant contre la hiérarchie et répondant à ceux qui lui disaient de se soumettre : Prouvez-moi que je me trompe. L'Eglise l'a dit.- Ce n'est pas assez prouvez-le moi! Voilà donc le mot prononcé le moi humain se fait le juge définitif de l'autorité divine. On peut brûler Jean Hus, on ne détruira pas sa parole, et cette parole à son tourira incendier le monde.

« Mon père, dit l'enfant prodigue dans la parabole, donnez-moi la part qui me revient dans votre héritage; » puis le voilà qui s'en va seul dans une terre lointaine où il dissipe sa substance, à vivre dans le luxe et la débauche.

Le luxe et la débauche de l'esprit humain révoltě commencèrent à cette époque, qu'on appelle la renaissance, et finiront avec la révolution française. A la renaissance, le paganisme ressuscita dans les mœurs, dans la littérature et dans les arts. Les poëtes de l'école de Ronsard poussèrent la folie jusqu'à sacrifier, non pas en vers, mais réellement et en nature, un bouc à l'idole de Bacchus. La littérature de ce siècle, si l'on en juge par son épopée bouffonne, le Gargantua de Rabelais, fut d'ailleurs une véritable bacchanale: alors les princes et les princesses des cours de l'Europe dédaignaient les noms du Martyrologe pour exhumer ceux de la mythologie, et s'appelaient Phébus, Hercule ou Diane. On brûlait alors les protes, tants, plutôt peut-être en haine de leur austérité que de leurs erreurs; car les princes protégeaient le scepticisme et permettaient de se moquer de tous les dogmes, aux beaux esprits qui faisaient hautement profession de répudier le schisme boudeur de Calvin. On couvrait alors le libertinage du manteau de l'orthodoxie, et dans les deux camps ennemis on conspirait contre l'Eglise.

L'Eglise alors trouva pour défenseurs les enfants si calomniés de saint Ignace. Austères dans leurs mœurs comme les ascètes des premiers siècles, indulgents dans leurs doctrines autant que l'orthodoxie la plus sévère permet de l'être, aussi indivisiblement unis entre eux que les hérétiques étaient nécessairement divisés, les Jésuites furent prêts pour tous les dangers, répondirent à tous les besoins, réfutèrent tous les reproches; aussi devinrent-ils, dès lors, le point de mire de toutes les attaques combinées, et il sembla toujours depuis, aux ennemis du catholicisme, que les Jésuites, en périssant, entraineraient avec eux dans la tombe le génie et la fortune de Rome.

Mais le génie et la fortune de la Rome chrétienne sont inséparablement unis à lạ

providence divine, et ceux qui espèrent détruire l'Eglise recommencent la fable des Titans ils peuvent entasser les montagnes, qui roulent et retombent toujours sur euxmêmes ils épargnent ainsi à la patience divine la douleur de les écraser.

et coloriées des pages où ils apprenaient à lire. Un voile fut tiré entre le ciel et la terre, les temples devinrent nus et mornes comme des âmes sans croyances. La morale, dépouillée de tous ses ornements et privée de son unique sanction, fut montrée aux hommes comme une férule dans la main d'un pédagogue, et l'on dégoûta ainsi les âmes de ce qu'on n'avait pas osé leur arracher d'abord. De protestation en protestation, où était-il d'ailleurs possible de s'arrêter? A la réhabilitation de la chair sans frein et du génie de Lucifer; à la négation de l'autorité, de la propriété et de la famille; au droit de braconnage et de résistance aux lois jusqu'à la mort. Tel est le dernier mot de la révolte, et ce mot, qu'un écrivain catholique seul a osé prononcer comme un paradoxe, a été accueilli par certains hommes comme une vérité, tandis qu'une répression défaillante osait à peine le châtier comme un blas

Les Jésuites poursuivirent au sein de l'Eglise, l'œuvre d'une véritable création scientifique et littéraire pour l'opposer à la renaissance profane. Ils se dévouèrent à l'éducation et cultivèrent avec succès toutes les sciences et tous les arts. Les colléges de la société de Jésus ont été, depuis le règne de François I jusqu'à présent, l'asile de la science catholique et d'une éducation vraiment libérale, parce qu'il n'y a pas de liberté hors de la discipline et de la foi; là, de prudents et habiles maîtres surent sanctifier, autant qu'elle pouvait l'être, la littérature profane, et firent étudier sans danger à leurs élèves, les chefs-d'œuvre de l'antiquité Paienne, sans négliger pour cela les saintes phème. et les beautés bien plus durables de l'antiquité religieuse et catholique.

Nous avons dit que les chefs-d'œuvre de la littérature ancienne avaient été conservés dans les monastères, lors des bouleversements du monde et de l'invasion des barbares. Ces livres ne devaient pas être détruits, car ils appartenaient à l'histoire de l'humanité, et devaient servir de trophées au triomphe de l'Evangile. D'ailleurs, une beauté quelconque dans la forme suppose toujours une vérité quelconque dans la pensée. Les grands maîtres de l'antiquité avaient eu quelquefois comme une ombre d'inspiration; on voit briller un lointain reflet de la gloire de Jéhovah dans les hymnes d'Orphée et de Cléanthe; plusieurs passages d'Eschyle semblent des imitations du livre de Job; Homère rivalise quelquefois avec la majesté et la simplicité des récits bibliques. Le travail providentiel de l'esprit humain pour épurer et pour enrichir les langues antiques ne devait pas être perdu, car la Providence poursuit son œuvre et ne se contredit jamais. Le catholicisme, en réagissant contre les lettres humaines, ne proscrivait que leur décadence et voulait sauver leurs grandeurs. Voilà pourquoi la Rome moderne est la capitale des arts et la conservatrice des chefs-d'œuvre du monde : elle a transfiguré le Panthéon en église de tous les saints, mais elle ne l'a pas démoli: elle n'efface aucune beauté, parce que la beauté est l'empreinte du doigt de Dieu; elle ne proscrit aucune vérité, parce que toutes les vérités sont catholiques, le catholicisme lui-même n'étant autre chose que la vérité universelle.

Cependant la prétendue réforme, qui cachait sous l'apparence d'une grande austérité d'esprit les révoltes secrètes de la chair, poursuivait son œuvre de destruction dans le monde; elle déchirait les livres, brûlait les images, dépouillait les temples et anéantissait toute poésie dans sa littérature d'iconoclastes. Cette marâtre, qu'on appelle la raison humaine, brisait les trésors de ses enfants et déchirait sans pitié les figures dorées

Le siècle de Louis XIV compléta celui de Léon X, et donna le dernier mot de la littérature chrétienne. Après Bossuet, Corneille, Racine, Fénelon et Pascal, il ne reste plus guère de leçons à donner, il reste seulement de fortes études à faire. Le xvII° siècle arriva enfin pour ensevelir la philosophie et la littérature profanes dans leur triomphe éphémère. Il y eut alors un homme qui communiait exprès pour outrager la sainte hostie, et qui ne semblait raisonner que pour trainer la raison dans la fange, insultant Dieu et méprisant les hommes: ce fléau fut l'idole de son siècle, et ne se coucha sous le sol ébranlé et miné par lui que pour attendre un immense tombeau de ruines. Sa dernière espérance ne fut pas trompée, mais ces ruines ensevelirent à la fois et ses ossements et sa gloire, et les projets de ses disciples. La révolution fut la grande lète des Philistins, dont Voltaire avait été le Samson aveugle. Amis et ennemis, tout fut écrasé sous la chute de l'édifice, et il ne resta debout que ce qui reste toujours debout sur les tombes, la croix qu'on voulait seule renverser.

Après ces grands enseignements, l'humanité devint pensive. Pendant que la religion envoyait encore ses enfants échappés au martyre consoler les vivants et ensevelir les morts, le Génie du christianisme parut, et opposa aux ricanements de Voltaire la mélancolie chrétienne de Châteaubriand. Ce n'était pas encore sans doute la vérité tout entière, mais c'était une éloquente protestation contre la calomnie et le mensonge. L'Europe entière entendit cette voix ; le génie de Tertullien parut alors se réveiller, et Lamennais nous apporta ses ardentes et amères apologies, rétractations anticipées des erreurs qui devaient les suivre. La littérature de l'orgueil eut un moment de découragement à l'aspect de cette renaissance catholique : elle se couvrit alors d'un voile de tristesse et se réfugia dans le désespoir pour échapper à la foi. Satan alors se révéla sous ses vraies formes de réprouvé, et il grinça des dents avec Byron de ne pouvoir plus rire avec Voltaire.

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