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plus fort de la corruption des hommes, on ne sent pas l'humiliation cuisante qu'il eût éprouvée à ce seul souvenir; on ne voit pas, pour ainsi dire, la rougeur de la honte dont il eut été saisi.

La chose est d'abord moins claire, en ce qui regarde le libertinage de la pensée, l'incrédulité. Et, comme il ne nous reste pas de document bien précis sur cette période de la vie de Pascal, il nous faut avant tout rappeler quel était l'état général des esprits alors, et plus particulièrement quel il était dans la société de Méré.

A la fin du seizième siècle, le catholicisme l'avait définitivement emporté en France; mais les luttes qu'il avait dù soutenir n'avaient pas laissé de l'affaiblir. A la suite des polémiques violentes entre les réformés et les catholiques, où chacun s'appuyant sur la même révélation l'interprétait différemment, à la suite des excès qui, dans les deux camps, avaient déshonoré les doctrines, à la suite d'une sorte de renaissance du naturalisme et de la philosophie anciennes, surtout du stoïcisme et de l'épicuréisme, un vif ébranlement avait été donné aux esprits : beaucoup s'arrêtèrent à l'incuriosité et à l'indifférence, d'autres allèrent jusqu'à un vague panthéisme, à une confuse adoration de la Nature. C'étaient ces << athées » dont le P. Garasse1 a tout au long combattu les doctrines et dont le nombre à Paris même effrayait le P. Mersenne. Montaigne était leur chef de choeur on sait quel vif succès et combien d'éditions eurent alors les Essais, on sait tout ce que Pascal lui a fait d'emprunts, et comme il s'est cru obligé de le combattre. Après lui, venaient un certain nombre d'écrivains, à des degrés divers sceptiques, indifférents, ou incrédules Charron peut-être, à coup sûr Gabriel Naudé, Lamothe, Le Vayer, Guy Patin, Théophile de Viau, Saint-Evremond, Des Barreaux, etc. Le libertinage existait donc bien, et c'était même en partie contre lui que réagissait le jansénisme, comme la préciosité avait réagi contre la grossièreté de la littérature et des mœurs. Mais les libertins du XVII siècle ne ressemblent guère aux « philosophes » du XVIII. Leur incrédulité était plus pratique que théorique; et s'ils s'affranchissent des enseignements de l'Eglise, ils ne se soucient guère de substituer des théories bien nettes aux dogmes chrétiens. Ils n'en sont pas encore à la propagande ouverte, ils n'en sont qu'à l'indifférence. En effet, ils avaient des tendances plutôt que des doctrines . Comment en eut-il été autrement, puisque ni la critique religieuse, ni l'exégèse n'étaient encore nées. Aussi, leur scepticisme ne ressemblait-il point à l'incrédulité tranquille à laquelle peut arriver de nos jours un homme qui rejette les religions révélées. Il était chancelant, incertain de lui-même, et bien souvent, comme pour un La Fontaine ou pour un Des Barreaux, la peur de la mort suffisait à les convertir. Ce n'était

1 Voir P. GARASSE. Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps (1623). P. MERSENNE. Quæstiones celeberrimæ in Genesim cum accurrata textus explicatione. In hoc volumine athei et deista impugnantur (1623). Voir aussi BOSSUET. Oraison funèbre d'Anne de Gonzague.

2 Voir BRUNETIÈRE. Etudes critiques : 4" série. La philosophie de Molière. 5m série: La formation de l'idée de Progrès.

pas de l'incrédulité véritable, c'était plutôt de l'impiété. Descartes, sans le savoir peut-être et sans le vouloir 1, leur fit faire un pas de plus il leur apprendra à mettre purement et simplement à l'écart les choses religieuses, comme ne dépendant point de la raison. Grâce à lui, de l'irréligion provocante, on passera à un respect affecté; et ce respect n'est qu'un acheminement vers l'insouciance absolue, chose plus grave que l'irréligion. Au fond, Méré ne se distingue guère des libertins. Comme eux, il pense que « la vie ne mérite pas qu'on se mette si fort en peine de quelle manière on la passe »; comme eux. « il ne songe qu'à bien vivre, ou pour mieux dire, à passer la vie agréablement ». Mais, le libertinage à la Théophile était trop inconvenant et trop débraillé, le libertinage à la Guy-Patin, trop bourgeois et trop gaulois pour être bien vu dans la société polie. Il semble que pour le chevalier, la religion ait fait partie d'un ensemble d'élégances et de convenances, dont un « honnête homme >> ne peut s'affranchir. Son indifférence religieuse restait contenue dans les strictes limites du bon ton.

Pascal ne pouvait point échapper à l'influence du milieu où il vivait. Sa résistance à la vocation de sa sœur, en est une preuve suffisante. C'était un sentiment bien naturel, qui le poussait à garder avec lui, la seule personne qui lui restat après le mariage de Gilberte et la mort de son père; mais que sont les sentiments naturels pour un vrai janséniste, pour un homme qui sait encore comprendre les mystérieux appels de la gràce ? Et pourtant, quoiqu'en pensat la mère Agnès, tout n'était point perdu. Dans sa préface du Traité du vide (de 1647 à 1651 ?), Pascal parle avec « horreur » de la « malice » et de l'« insolence des téméraires » qui, « employant le raisonnement seul dans la théologie..... la profanent impunément ». On reconnait bien les traces de l'ancienne flamme, et l'on retrouve celui qui a si vivement poursuivi la punition du F. Saint-Ange. Enfin, partout où plus tard il parlera des incrédules, il n'a point, ce me semble, le langage d'un homme qui connaîtrait leur état par sa propre expérience. « Cette négligence en une affaire où il s'agit d'eux-mêmes, de leur tout, [l']irrite plus qu'elle ne [l']attendrit ; elle [l']étonne et [l']épouvante : c'est un monstre pour [lui]. » Il y voit << un enchantement incompréhensible, un assoupissement surnaturel »; il en montre les raisons dans un amour-propre mal placé; il fait voir le ridicule et la bassesse des arguments de ces gens-là; il juge que « rien n'accuse davantage une extrême faiblesse d'esprit, que de ne pas connaître le malheur d'un homme sans Dieu ». Parlerait-il ainsi s'il eut été lui-même incrédule et témoignerait-il un si rude mépris pour ses compagnons de misère ? Il a bien pu dire, dans le parchemin qu'il portait toujours sur lui, qu'il avait « fui, renoncé, crucifié » Jésus-Christ: mais de ces exagérations d'une àme passionnée, il serait téméraire de tirer des conclusions trop précises. Comme un feu qui dort sous la cendre, ses sentiments s'étaient affaiblis peu à peu : les soucis du monde occupaient toutes les facultés de son àme, mais au fond de son cœur la foi vivait toujours. Qu'un effort, qu'une

1 Voir BRUNETIÈRE. Etudes critiques : 4 série. Jansénistes et cartésiens.
2 Cf Pensées, 898.

vive secousse le tire du tourbillon mondain auquel il s'est laissé entrainer, et, sans avoir besoin d'arracher en quelque sorte l'incrédulité de son cœur, il lui suffira pour se convertir, de rentrer en lui-même.

IV

1654-1662

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Définitive « conversion »: les causes: le ravissement. La retraite à Port-Royal. Les sciences: De l'esprit géométrique. La philosophie: Entretien avec M. de Sacy. La théologie : les premières Provinciales. Le miracle. L'effet qu'il produit: les dernières Provinciales et les Pensées, l'ascète et l'hérétique.

Les vains amusements du monde n'avaient pas en eux de quoi remplir l'àme de Pascal. « L'homme, dit-il, est né pour l'infinité 1». Aussi, quand il se fut convaincu que tout ce qui est humain est périssable et « fini », il revint à la religion, qui seule pouvait le satisfaire. Quelles sont les causes de cette seconde <«< conversion », où les jansénistes ont vu un coup de la grâce et la main de Dieu mème? « Le Seigneur le poursuivait depuis longtemps, dit l'historien de PortRoyal ..... et la Providence disposa divers évènements pour le détacher peu à peu de ce qui était l'objet de ses passions. »

L'un de ces évènements providentiels fut, sans doute, l'accident du pont de Neuilly. Cette aventure, cependant, ne parait pas avoir eu dans la vie de Pascal l'importance qu'on a voulu lui donner. Sans doute, quand ses chevaux emportés furent précipités dans le fleuve, et qu'il n'échappa lui-même à la mort que par la rupture inespérée des traits, il dut éprouver une certaine frayeur; mais, ni le témoignage peu autorisé de l'abbé Boileau, ni l'insistance suspecte de Voltaire, ne suffisent à nous persuader que son esprit en ait été ébranlé pour le reste de sa vie : l'anecdote de l'abîme, que, depuis ce jour, il aurait vu sans cesse ouvert à ses côtés, paraît controuvée. Et d'ailleurs, quand même ce serait exact, un tel accident ne saurait être, à lui seul, la cause d'une conversion : ce n'en peut être que l'occasion. Pour qu'il produisît un tel changement, il fallait que le cœur et l'esprit de Pascal y fussent prédisposés. Un franc libertin, un athée paisible dans son incrédulité n'en eùt guère tiré d'autre enseignement qu'une leçon de prudence.

1 Préface du Traité du ride.

2 Tome III, livre Ix.

Lettres, opuscules, etc., p. 470.

Lettre sur différents sujets de morale et de piété. Paris 1737. Tome I, p. 206. 5 « Qu'on ne se lasse pas de répéter, que, depuis l'accident de Neuilly, le cerveau de Pascal était dérangé. » (Lettre à Condorcet.)

Faut-il attribuer sa conversion à l'état chancelant de sa santé, et au désespoir qu'il a pu éprouver de se voir privé par la maladie des joies de ce monde ? Nous savons en effet qu'à ce moment le mal dont avait déjà souffert Pascal lui était revenu. Quand Jacqueline annonce à Me Périer le retour édifiant de son frère, elle ajoute : « quoiqu'il se trouve plus mal qu'il n'ait fait depuis longtemps, cela ne l'éloigne nullement de son entreprise » et dans la lettre suivante, elle rappelle que les médecins lui avaient défendu de veiller et de jeùner, et rapporte que, maintenant, il ne peut même plus souper. D'autre part, à lire les pensées de Pascal sur la mort, il semble que l'idée en ait étrangement occupé son esprit. Dans le Mystère de Jésus, il entend le Rédempteur lui-même, qui lui dit : « Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin. » Il semble qu'il éprouve de l'horreur quand il pense qu'on « mourra seul » et comme un tremblement physique quand il s'écrie : « C'est une chose horrible de sentir s'écouler tout ce qu'on possède 2. » Si la pensée de la mort et plus encore, du jugement qui la suit produisait sur lui cette impression de trouble profond, n'est-il pas naturel qu'il ait regardé la maladie comme un avertissement d'en haut, et qu'il ait cherché dans la foi l'assurance d'une vie éternelle ?

D'ailleurs, le désenchantement amené par la maladie peut avoir été accru encore par les déceptions qu'il aura trouvées dans cette vie où il s'était jeté avec tant d'ardeur, « dans ce bourbier du monde » qu'il avait « embrassé avec tant d'empressement ». Les esprits ardents comme était le sien vont vite au bout des choses. Son imagination s'était forgé des chimères sur le monde où il pénétrait; la réalité le désabusa. Il y vivait avec de jeunes gens dont le rang et la fortune étaient supérieurs aux siens; et, quelque effort qu'il fit pour les égaler, il ne pouvait ni se donner la noblesse de race, ni augmenter ses revenus insuffisants. L'amitié même du duc de Roannez ne parvenait pas à dissimuler la différence des situations et des fortunes, et Pascal devait ressentir une certaine humiliation à jouir d'un luxe qui n'était pas à lui. Ny a-t-il pas un souvenir personnel dans cette pensée : « Les choses qui nous tiennent le plus, comme de cacher son peu de bien, ce n'est souvent presque rien. C'est un néant que notre imagination grossit en montagne. » Et n'y a-t-il pas une trace de ces mortifications d'amourpropre dans le ton amer dont il parle de la noblesse, qui « dès dix-huit ans met un homme en passe, connu et respecté, comme un autre pourrait avoir mérité à cinquante» et lui fait «< gagner trente ans, sans peine ». Il avait cru trouver le bonheur, et n'avait trouvé que désappointement et désenchantement.

Ajoutons-y surtout l'influence de Jacqueline, devenue sur Euphémie. C'était la personne qu'il aimait le plus, nous dit l'historien de Port-Royal; «< car 1 Lettres du 8 décembre 1654 et du 25 janvier 1655. (Lettres, opuscules, etc. pp. 352, 356.)

p. 353.)

Pensées, 492.

Lettres de Jacqueline à Pascal du 19 janvier 1655. Lettres, opuscules, etc.,

4 Pensées, 356 (et la I" rédaction, cacher sa naissance) et 627.

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il y avait une telle correspondance entre leurs sentiments, qu'ils convenaient de tout; les deux cœurs n'étaient qu'un cœur, et ils trouvaient l'un dans l'autre des consolations qui ne se peuvent comprendre que par ceux qui y ont passé. » Ils avaient tous deux même nature d'esprit et même caractère; c'était avec elle que Pascal avait le plus vécu; il l'avait convertie, puis poussée au couvent; il lui devait les émotions religieuses les plus profondes: c'était l'enfant de son âme, et elle aimait à s'appeler sa fille. D'autant plus passionnée qu'elle s'appliquait à mieux réprimer les mouvements de son cœur, douée d'une persévérance inébranlable qu'elle montra plus tard dans sa lutte avec Rome, enfoncée dans son jansénisme par la persécution qu'elle voyait approcher, Jacqueline se sentait attachée à lui non seulement par les liens de la parenté naturelle, mais encore par les liens bien plus forts d'une parenté mystique. Elle ne pouvait se décider à laisser Pascal perdre son âme, et, « gémissant de voir celui qui lui avait fait connaître le néant des choses du monde, s'y plonger lui-même de plus en plus, elle lui en parlait avec autant de douceur que de force. 1» Accueilli à toutes ses visites par des prières et des exhortations pressantes, gagné par la ferveur qu'il sentait dans les paroles de sa sœur, comment Pascal aurait-il pu se défendre, lui qui déjà chancelait, et se trouvait en lutte avec lui-même ?

En effet, si toutes ces causes ont favorisé la seconde conversion de Pascal, elles ne suffisent point à l'expliquer. Des incrédules ont pu souffrir de pareilles déceptions, supporter de pareilles douleurs physiques, être en butte aux mêmes supplications pieuses, sans en être ébranlés. Pour lui, il était dans cet état que les mystiques de tous les temps appellent l'état de sécheresse, où le croyant voit supprimée la communication entre Dieu et lui, où son âme est impuissante à éprouver les sentiments d'amour divin dont elle était auparavant inondée; mais la foi n'était point complètement étouffée en lui: affaissée pour ainsi dire sur elle-même, elle commençait dès lors à se réveiller. Sa conversion a été amenée, préparée de loin par le sourd et lent travail de sa pensée intérieure. Ce n'a pas été un brusque retour à la vérité, le coup de foudre du chemin de Damas, une de ces révolutions morales qui, du jour au lendemain, bouleversent une âme; ç'a été une lente évolution traversée de contradictions et de luttes, l'accroissement progressif du germe de foi qui subsistait en lui. Pour un incrédule qui se convertit, il y a, semble-t-il, un moment précis où il cesse d'être incrédule: il y a une rupture dans sa pensée. Une preuve nouvelle que Pascal n'a pas été incrédule, ce serait donc que sa conversion s'est faite insensiblement. En effet, vers la fin de septembre, il s'ouvrit à sa sœur « d'une manière qui lui fit pitié »; il lui avoua 2. que, parmi toutes les choses qui pouvaient contribuer à lui faire aimer le monde, et auxquelles on avait raison de le croire fort attaché, il était de telle sorte sollicité de quitter tout cela, et par une aversion extrême qu'il avait des folies et des amusements du monde, et par le reproche continuel que lui faisait

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Lettre de Jacqueline du 25 janvier 1855. (Lettres, opuscules, etc., p. 356.)

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