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de saint Bernard, était plus bref, plus incisif, plus éloquent; le style de Fénelon, comme celui de Pierre-le-Vénérable, plus lent, plus tempéré, plus onctueux. Saint Bernard triompha de Pierrele-Vénérable, et Bossuet de Fénelon; et les sympathies ne furent pas toutes pour le vainqueur. Les mêmes préférences, les mêmes accusations, qui s'adressent à la mémoire de Bossuet et de Fénelon, j'imagine que les contemporains de Pierre et de Bernard devaient s'en préoccuper. Je trouve même un curieux rapprochement. Pierre, comme l'archevêque de Cambrai, était plus ultramontain; Bernard, comme Bossuet, plus gallican. L'évêque de Meaux, entraîné dans les voies du pouvoir civil, opposait l'épiscopat français à la papauté. Bernard s'indignait que les clunistes dépendissent de Rome, et fussent soustraits à la suprématie épiscopale. Mais ce que firent de mieux Bernard et Pierre, c'est qu'ils se réconcilièrent et s'aimèrent franchement ensuite jusqu'à la mort, après avoir été d'abord divisés; et que Fénelon et Bossuet, après s'être d'abord unis, ne durent pas plus pardonner l'un sa défaite que l'autre sa victoire. Mais en jetant le voile de l'admiration sur ces humaines faiblesses, la patrie de saint Bernard et de Bossuet peut s'enorgueillir dans la postérité par Bossuet et par Bernard, et, si je ne m'abuse, revendiquer encore un peu la gloire de Pierre-le-Vénérable, qui, venu si jeune à Cluny, y mourut aussi, après avoir régi trente-cinq ans le premier monastère de la Bourgogne.

Pierre-le-Vénérable avait compris le danger de son monastère, et le relâchement funeste de la discipline sous l'abbé Pontius. C'est ce qui le força à écrire les articles de réforme que j'ai mentionnés. Sa querelle avec saint Bernard en a fait d'avance connaître la portée. En se créant législateur, il a donné un exemple qui peut-être serait bon à suivre. A côté de l'article législatif, il place immédiatement la raison, l'esprit de la loi. Soit qu'il adoucisse, soit qu'il corrige la règle, il en indique le motif, laissant à chacun ainsi le droit d'apprécier le jugement même du législateur. C'est bien là le procédé du maître bienveillant et raisonnable. Nous avons déjà touché, par nos analyses précédentes, les points principaux maintenus

par Pierre-le-Vénérable, à l'encontre de saint Bernard. Quelques nouveaux articles achèveront ce tableau.

C'était un point de la règle de saint Benoît, qu'après le repas de midi, les moines se couchassent pendant une heure. Cet instant de repos, indiqué par la chaleur et les habitudes du climat italien, avait passé aveuglément dans les monastères français, qui n'osaient point d'abord enfreindre une seule lettre de la sainte règle du fondateur suprême. Aussi qu'arrivait-il? Ce qu'il arrive des usages observés par des hommes et dans des lieux auxquels ils ne conviennent pas. Tous les jours après midi, les Bénédictins se jetaient sur leur lit, été comme hiver; et comme ils étaient censés devoir dormir, ils se glissaient sous leurs couvertures, demeurant immobiles, muets, les yeux fermés, pour mieux obéir à la règle, n'ayant pourtant aucune envie de se reposer ou de dormir. Pierre retranche cet usage qui ne ressemble plus à Cluny qu'à une momerie.

Au Mont-Cassin, à tel jour, à telle heure, les frères devaient nettoyer leurs chaussures; et rien n'était plus naturel assurément; car, adonnés surtout au travail des champs, la poussière, la pluie, la boue, rendaient la précaution bonne, et motivaient la régularité monastique de cette pratique. A Cluny, et dans les autres monastères où le travail des mains avait presque cessé, que faisait-on? Aux mêmes jour et heure, indiqués dans les statuts, les moines faisaient semblant de laver leurs chaussures, toutes propres qu'elles pussent être, remplaçant ainsi par un simulacre symbolique l'exécution littérale de la règle.

Pierre-le-Vénérable supprima encore cette pratique puérile. Nous multiplierions aisément des citations pareilles. Mais que ces deux changements suffisent pour juger l'indépendance de raison et la justesse d'idées qui dirigeaient l'abbé de Cluny dans ses réformes.

Du reste, il rétablissait l'austérité des pratiques de religion, les jeûnes, les abstinences: il défendait, par exemple, l'usage de la graisse dans les aliments des jours maigres; usage fort ancien dans les pratiques monastiques, et qui s'était longtemps maintenu par haine, et comme une protestation, contre le ma

nichéisme, lequel rejetait, dans la nourriture, l'emploi des substances animales. L'un de ses écrits les plus éloquents et les plus remarquables pour la forme comme pour la pureté du dogme monastique est sans contredit une sorte de circulaire qu'il adresse à tous les moines de sa dépendance.

« On voit les moines, leur dit-il, errer de lieu en lieu, et accourir, comme les milans et les vautours, partout où ils aperçoivent la fumée des cuisines, partout où ils aspirent dans leurs narines ouvertes l'odeur de la viande bouillie ou rôtie... Si quelque frère, par crainte de Dieu, s'abstient de viande, ils le traitent d'hypocrite, de traître; il est pour eux comme un païen et un publicain; ils se défient de lui, et le proclament une espèce d'ennemi public. Les fèves, le fromage, les œufs, les poissons mêmes, leur donnent des nausées. Il leur faut une cuisine égyptienne. Le sanglier, le porc, la grasse génisse, le lièvre, le daim, les oies choisies entre toutes les oies d'un troupeau, les poulets, tous les quadrupèdes, toutes les sortes de volailles, couvrent la table des moines. Le dégoût de ces choses elles-mêmes arrive bientôt par un trop long usage. Ils ont recours à des mets délicieux, royaux et exotiques. Le moine rassasié ne peut plus vivre que de chevreuils, de cerfs, de sangliers ou d'ours sauvages. Parcourez donc les forêts, chasseurs; oiseleurs, tendez vos filets! il faut des faisans, des perdrix, des tourterelles, de peur que le serviteur de Dieu ne meure de faim! »>

Ainsi la haute vertu et la rigidité monastique de Pierre-leVénérable défendaient avec succès l'abbaye de Cluny contre ses ennemis, contre ses rivaux, et contre les dangers plus inévitables de corruption et de décadence: et lorsque l'abbé dé Cluny mourait, cet éloge qu'il fait lui-même de son monastère avait encore tout l'éclat de la vérité :

<< Le monastère de Cluny est célèbre presque dans tout l'univers par sa religion, sa discipline, sa sévérité, le nom→ bre des frères et l'observance parfaite des règles monastiques. Il est le refuge spécial et commun des pécheurs. Que d'âmes il à ravies aux enfers pour enrichir les royaumes célestes! Là

des hommes innombrables, rejetant le pesant fardeau du monde, se sont soumis au joug aimable du Christ. Là des hommes de tout état, de toute dignité, de tout rang, ont échangé le faste et le luxe du siècle contre la vie humble et pauvre des moines. Là les chefs vénérables des églises sont venus eux-mêmes déposer les soins du gouvernement ecclésiastique, et choisir une vie plus douce et plus tranquille, aimant mieux obéir dans un cloître que commander dans leurs diocèses. C'est là enfin qu'une lutte sans fin et sans repos contre les malices de l'esprit assure des victoires de tous les jours aux soldats du Christ. Les habitants de ce lieu soumettent, par un combat continuel, la chair à l'esprit, vérifiant ainsi la parole de l'Apôtre, que le Christ est la vie, et que la mort est un bien. Aussi les parfums des vertus spirituelles de tant d'hommes pieux sont-ils sortis de Cluny, pour remplir le monde de la bonne odeur des cénobites qui ont réchauffé par leur zèle et par leur exemple la ferveur monastique un peu refroidie. La Gaule, la Germanie, la Grande-Bretagne, l'Italie, l'Espagne, toute l'Europe, en un mot, l'atteste : tout est rempli de nos monastères nouvellement fondés, ou d'anciens monastères ramenés par nous à leur splendeur première. Des colléges de moines, pareils au phalanges célestes qui environnent le trône de Dieu, se livrent à l'exercice des vertus les plus saintes, chantent nuit et jour les louanges divines avec tant de persévérance, qu'on pourrait les prendre pour ceux dont le prophète a dit : Heureux, Seigneur, ceux qui habitent dans votre maison! ils vous loueront pendant l'éternité. Mais pourquoi parlé-je des autres parties du monde, tandis que la renommée de nos monastères occidentaux est allée jusqu'au fond de l'Orient, et qu'il n'est pas un seul coin du globe qui l'ignore? Voilà bien la vigne, la vigne véritable, qui, s'enlaçant au Christ par ses pampres verts, et soigneusement émondée par la main paternelle du jardinier divin, produira beaucoup de fruits, suivant le précepte de l'Évangile! C'est bien de cette vigne qu'il est écrit dans les psaumes: Elle étend ses feuillages jusqu'à la mer, et ses rejetons jusque dans le fleuve!

Car ce qui a été dit de la Synagogue des Juifs transportée hors de l'Égypte, ce qu'on a appliqué ensuite à l'église chrétienne, s'applique aussi très-bien à l'église de Cluny, qui n'est point une part indigne de l'église universelle. >>

CHAPITRE QUINZIÈME.

Troubles et décadence de l'abbaye de Cluny dans la seconde moitié du XIIe siècle. L'abbaye est excommuniée.- Invasion du comte de Châlons. - L'abbaye se place sous la protection du roi de France.

Avec Pierre-le-Vénérable, s'est éteinte la plus grande splendeur de l'abbaye de Cluny, et je pourrais dire, l'époque héroïque du monastère. L'on ne verra plus revenir ces temps pieux où la royauté féodale de Hugues Capet allait en pèlerinage s'agenouiller au tombeau de saint Maïeul, alors que les vertus et ła puissance morale des abbés de Cluny avaient une influence si grave sur les affaires les plus importantes de l'Europe et du monde. A la seconde partie du XIIe siècle où nous sommes parvenus, les disputes théologiques se sont ranimées; le clergé régulier ne sert plus désormais autant qu'autrefois, par les immenses et surprenants voyages de ses chefs, aux communications générales entre les diverses parties de la terre. Les études sont sorties des cloîtres. Le zèle religieux lui-même, bien qu'il ne soit pas encore refroidi, a pris cependant une direction nouvelle en s'alliant aux passions belliqueuses qui poussent les générations armées sur l'Asie. Cet amour de la guerre et de la religion, qui aspire par sa double énergie à la conquête des contrées bibliques, a déjà fait naître les ordres militaires plus appropriés aux nécessités de l'Europe chrétienne et croisée. C'est à Cîteaux que la plupart des chevaleries religieuses empruntent leur règle austère, à Câteaux, qui

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