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abbé; un autre sur le Mont-Thabor; et pour prendre leur part aussi des dépouilles de l'empire latin de Byzance, ils établirent le monastère de Civitot jusque dans les faubourgs de Constantinople.

Avec ces dernières conquêtes la vie de Pierre-le-Vénérable est terminée. Mais ses moments suprêmes sont marqués par l'amitié vive qui le liait au frère du roi d'Angleterre, l'archevêque Henri de Worcester. Il l'appelle à Cluny, il le supplie de venir l'aider dans l'administration monastique; et c'est, pour ainsi dire, entre ses bras qu'il expire, à l'âge de soixante-cinq ans, après avoir régi trente-cinq ans l'abbaye qu'il aimait. Des regrets unanimes éclatèrent à sa mort. On ne pouvait croire encore l'avoir perdu, tant son visage avait conservé de beauté pure et de sérénité! chacun l'embrassait mort: on buvait l'eau qui avait servi à le laver; on se disputait, comme une relique, les moindres choses qui lui avaient appartenu. Il semblait que, par un pressentiment sinistre, le monastère comprît que l'une de ses dernières splendeurs s'éteignait, et que cette pensée triste augmentât la douleur d'une telle perte.

C'est qu'en effet avec Pierre-le-Vénérable a péri la plus grande gloire du monastère. Le comble de la prospérité est arrivé pour Cluny. A ce point, il n'y a plus qu'à descendre: tout l'effort est de se maintenir et de lutter contre une décadence inévitable. Réforme, sévérité de la règle, rien n'y pouvait faire la haute mission de l'abbaye était presque achevée.

Un ordre nouveau allait naître, si déjà il n'avait éclaté de toutes parts. L'autorité royale sortait de son germe, et aspirait à se généraliser, au préjudice de la féodalité qui mourait et se ruinait dans les entreprises d'outre-mer. Les communes naissaient, qui allaient servir la cause royale, avec tout le dévouement de l'intérêt personnel, contre l'aristocratie militaire, ennemie née et naturelle de l'accroissement des villes. Le renouvellement des études, singulièrement favorisé par les croisades, par les rapports avec la civilisation orientale, et par les nombreuses courses de cette époque voyageuse, allait porter ailleurs la séve sociale, auparavant renfermée dans les cloîtres.

un nouvel idiome se formait, qui devait, de proche en proche, triompher de la civilisation latine, et régner à la cour, dans les châteaux, comme dans les villes et les campagnes. Les universités venaient de paraître, d'éclater, et menaçaient de jeter dans l'ombre l'enseignement des cloîtres et des cathédrales et les hommes de lois ne tardèrent point à se poser les rivaux de l'Église et de la théologie, les prôneurs incarnés d'un pouvoir royal emprunté aux constitutions impériales du BasEmpire, avec le même sang-froid, avec la même naïveté doctrinale, qu'ils lui empruntaient un texte de droit civil.

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Dans ces mouvements compliqués, l'Église joua encore un rôle immense; elle fonda et domina les universités, elle se jeta dans les lettres, elle présida aux conseils des rois; elle prit sa part à l'affranchissement des peuples. Elle servit plus d'une fois la cause de l'autorité royale contre le pontife de Rome, contre la vieille constitution féodale, et quelquefois même contre l'effervescence d'une bourgeoisie émancipée. Mais ces combats de l'Église pour la cause de la civilisation générale n'étaient plus renfermés dans l'intérieur des cloîtres; son action devenait nécessairement plus extérieure, et ne se contentait plus de l'obscurité du monastère. De nouvelles voies étaient ouvertes aussi à l'activité humaine; la sécurité générale, bien que menacée souvent encore, s'accroissait par le progrès du temps. Les clunistes avaient régné deux cents ans : pendant deux cents ans, ils avaient réformé tout l'univers monastique, et la chrétienté leur avait presque appartenu. Le tour des ordres militaires religieux était venu, par la nécessité des choses, par les exigences mêmes des guerres orientales; mais ils n'étaient pas destinés à survivre efficacement aux causes qui les avaient créés. D'autres ordres nouveaux, et purement monastiques, étaient déjà nés, ou allaient naître, qui devaient opposer à Cluny des rivalités puissantes: aucun d'eux ne devait persévérer, pendant de longues années, dans son austérité première : il leur manquait à tous un aliment plus durable; leur sort inévitable à tous était de se succéder, plus ou moins rapidement l'un à l'autre, naissant, vivant et mourant, avec

les raisons elles-mêmes qui leur avaient donné naissance. A travers tant de rivalités, en face d'événements qui métamorphosaient tout en Europe, c'était beaucoup déjà que l'ordre de Cluny se fût maintenu si longtemps puissant et révéré. Il le devait surtout aux grands hommes dont nous avons parcouru les actions principales ; et il a fallu toute l'autorité sainte et savante de Pierre-le-Vénérable pour retarder l'effacement complet de Cluny au milieu de la rénovation universelle du pays.

CHAPITRE DOUZIÈME.

Rôle littéraire de Pierre-le-Vénérable. - Ses controverses contre les juifs, les mahométans, et contre l'hérésie de Pierre Bruys.

Avant de parcourir plus rapidement les dernières destinées de l'abbaye, arrêtons-nous encore au rôle littéraire qui appartient à Pierre-le-Vénérable dans le mouvement des esprits du XIIe siècle.

Pierre-le-Vénérable fut un des controversistes les plus illustres d'un siècle controversiste. Il n'est guère d'opinion importante, discutée en cet àge, à laquelle il n'ait pris une grande part. Toutes les doctrines, toutes les sectes, qui s'élevaient contre le catholicisme, trouvaient en lui un adversaire déclaré. Il attaqua successivement les juifs, les mahométans, et l'hérésie de Pierre Bruys. Aux juifs il prouva, en cinq parties distinctes, que le Christ est le fils de Dieu, que le Christ est Dieu, que le Christ est roi éternel, et non temporel; que le Christ est venu, et n'est plus à venir; enfin, que leurs livres doctrinaux contiennent des fables absurdes. Aujourd'hui même, on lit avec intérêt cette discussion dogmatique. J'y trouve une grande habileté dans les citations des textes, une profonde

connaissance des saintes Ecritures, et quelque chose de clair et de net qui peint le caractère de l'écrivain. Dans les développements d'un style un peu diffus, on voit briller tout à coup ces paillettes d'or qui brodent les habits de nos écrivains modernes. Combien y a-t-il d'arguments, de pensées de nos jours, que l'on ne retrouvât, en les y cherchant soigneusement, dans les sources antiques? nos grands hommes ont l'air d'innover; mais, comme l'homme de Platon, ils ne font que se souvenir

Il faut bien que la religion juive inspirât quelques craintes sérieuses et préoccupât gravement le douzième siècle, pour qu'un écrivain éminent, comme Pierre, crût nécessaire de la réfuter. Les haines populaires étaient d'ailleurs assez fortes contre ces juifs, parias et banquiers de l'Europe, pour que l'esprit religieux aspirât à les convertir en leur démontrant la vanité de leurs croyances fabuleuses. Mais les juifs gardaient leurs richesses et leurs croyances, malgré les controverses et les persécutions; toujours aussi opiniâtres à s'enrichir de nouveau, que l'on se montrait avide à confisquer leurs biens; toujours aussi habiles et aussi souples à se glisser dans toutes les places commerciales de l'Europe, qu'on était ingénieux à les en chasser. Tourmentés pour leur argent, tour à tour, et ménagés pour cet argent même ; exilés, rappelés, avilis, puissants, race indestructible et tenace, ils devaient demeurer l'éternel argument de la religion du Christ qu'ils maudissaient, et léguer à leurs enfants cette fidélité au culte paternel et cet amour de l'argent des chrétiens, qui les distinguent encore entre toutes les nations. Les Croisades, en réchauffant l'ardeur du zèle chrétien, devaient ranimer aussi la haine contre le peuple juif. Quand l'Occident inondait l'Orient pour ravir aux infidèles le sépulcre de Dieu, les cœurs pouvaient-ils rester froids à côté des fils des meurtriers de Jésus-Christ? Les combattre avec des arguments, les poursuivre avec l'Évangile et les prophètes, sans injustice, sans colère, sans emportement, n'était-ce pas, en ces temps d'ardentes convictions, de mœurs vives et intolérantes, donner à tous un bel exemple de christianisme et de raison?

Aux esprits sensés, le mahométisme pouvait offrir plus de dangers. Envahisseur de l'Asie, de l'Afrique et d'une partie de l'Europe, n'allait-il pas menacer de proche en proche toute la civilisation chrétienne, à laquelle il avait déjà arraché tant de contrées? Qui prévoyait alors que le Coran n'irait pas plus loin, et que Constantinople deviendrait son tombeau? Les mahométans n'étaient pas comme les juifs une nation unique, sans puissance, errante, dispersée, peu nombreuse, hors d'état d'aspirer aux entreprises du prosélytisme. C'était au contraire une population immense, compacte, enthousiaste, obéissant avec force à la double ferveur de la religion et de la conquête, et adorant dans ses souverains absolus la double souveraineté du glaive et de la foi. L'Espagne et le midi de l'Europe n'avaient-ils pas été longtemps en proie à leur fougue téméraire? N'occupaient-ils pas encore une part de la péninsule Hispanique, tout à côté des croyants d'Afrique, prêts à tendre la main à leurs frères en religion? L'empire Grec n'était-il pas entouré de toutes parts? Les lieux Saints n'étaientils pas profanés, et les pèlerinages menacés de mille périls, de mille avanies?

Assez de causes graves, publiques, populaires, religieuses, tournaient donc alors les esprits vers la secte mahométane. C'est en Espagne, auprès de son cher fils Alphonse VI, qui guerroyait sans cesse avec les Sarrasins et leur disputait pied à pied son royaume, que l'abbé de Cluny eut l'idée d'écrire contre le Coran. Mais il fallait auparavant que le Coran fût traduit. Cette traduction fut entreprise par ordre et sous les auspices de Pierre, qui n'épargna ni soins ni dépenses. II choisit, pour collationner les manuscrits divers, des hommes habiles dans la langue latine et la langue arabe, Pierre de Tolède, Robert de Kennet, Anglais de naissance, archidiacre de Pampelune, Herman de Dalmatie, auxquels il associa un Sarrazin qui connaissait nécessairement mieux la langue arabe : puis il les plaça tous sous la direction d'un savant homme, Pierre, son secrétaire, que l'on croit être le savant Pierre de Poitiers.

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