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Rousseau vécut d'abord dans un perpétuel enivrement. Il y composa le cinquième livre de l'Émile. En même temps, fidèle à la résolution d'avoir toujours un logement qui lui appartînt, il conservait Montlouis, où le prince de Conti vint plusieurs fois le visiter.

L'Émile parut en 1762. M. de Malesherbes l'avait approuvé; Mme de Luxembourg avait fait elle-même les conventions avec les libraires. Rousseau était plein de tranquillité sur le sort d'une publication faite sous de tels auspices. A l'apparition du livre, il fut frappé du silence de la presse, et des précautions que ses amis prenaient pour le louer. Le maréchal lui redemanda toutes les lettres de M. de Malesherbes relatives à cette publication. De tous côtés venaient des avertissements que le Parlement était résolu de procéder contre lui avec la plus extrême rigueur. Enfin, l'arrêt fut lancé. Il dut se résigner à partir, sans en attendre la suite, par respect pour Mme de Luxembourg, que son interrogatoire aurait pu compromettre. Le maréchal lui fournit les moyens de fuir; et telle était du reste la mobilité de son imagination, malgré la persévérance de ses sentiments, qu'il fit pendant ce voyage les trois premiers chants du Lévite d'Éphraïm.

Il se rendit en droite ligne à Yverdun, sur le territoire de Berne, chez M. Roguin son ami. Il apprit là que son livre venait d'être brûlé à Genève, que lui-même y avait été décrété le 18 juin, c'est-à-dire neuf jours après l'avoir été à Paris. Un véritable orage s'éleva contre lui dans toute l'Europe. La fermentation gagna jusqu'à Berne. Il fallut quitter Yverdun au plus vite, et se retirer à Motiers, dans le Val-deTravers, comté de Neuchâtel. C'était une possession du roi de Prusse, et l'auteur de l'Émile n'avait pas à craindre d'y être poursuivi par les dévots et les jésuites. L'État de Neuchâtel était alors administré par milord Keith, homme de cœur, qui l'accueillit et l'aima. Rousseau vécut paisiblement à Motiers-Travers, oubliant les lettres, et tâchant de ne plus se rappeler le passé. Il avait pris l'habit arménien, qu'il trouvait commode à cause de ses infirmités, et dont l'idée lui était venue à Montmorency, en voyant un tailleur de cette nation. Il n'ignorait pas qu'à Paris et à Genève on ne tarissait pas d'injures contre lui; mais il avait résolu de ne plus répondre, et de ne plus écrire. Il ne put cependant se contenir jusqu'au bout. Le 12 mai 1763, il écrivit au premier syndic de Genève une lettre par laquelle il abdiquait solennellement son titre de citoyen. Quelque temps après, comme on publia contre lui des Lettres écrites de la campagne, il y riposta par les Lettres écrites de la montagne. Le démon le reprenait. C'est qu'il n'y avait plus de désert pour lui, plus de renoncement. Il avait trop de gloire et trop de passion pour s'oublier lui-même et pour se taire.

Les ministres de Genève, de Berne, de Neuchâtel, se déchaînèrent contre les Lettres de la montagne. Ceux de Neuchâtel et de Motiers

Travers furent des plus véhéments. Ils mandèrent Rousseau devant le consistoire. Il voulut y aller, prépara un discours, et recula au dernier moment devant la terrible nécessité de parler à cinq ou six personnes rassemblées. La populace prit parti contre lui. Il fut poursuivi dans les rues, on lui jeta des pierres. Le séjour de Motiers lui devint impossible; il y était depuis près de trois ans. Une nuit, il faillit être lapidé avec Thérèse. Il s'enfuit à l'île Saint-Pierre, dans le territoire de Berne. Il y resta deux mois, parfaitement heureux de vivre dans cette retraite. Au bout de ces deux mois, le bailli lui intima l'ordre de partir, au nom du petit conseil. On ne lui donnait que vingt-quatre heures pour vider le territoire. Il partit, comptant aller à Berlin; mais il trouva sur la route la même fermentation qu'à Motiers. Il crut, non sans raison, sa vie en péril sur le continent. David Hume, philosophe et historien, qui ne le connaissait que par sa renommée, lui avait plusieurs fois fait offrir un asile en Angleterre. Il l'accepta, et crut avoir trouvé le repos.

Il passa par Paris pour se rendre en Angleterre, et le prince de Conti le reçut au Temple, qui était un asile, et où ne pouvaient pénétrer les huissiers du Parlement. Hume l'établit à Wotton, comté de Derby, dans les premiers jours de janvier 1766. Là, rien ne lui manquait : séjour délicieux, solitude, attentions délicates. Il n'y resta pourtant que trois mois, qu'il passa à écrire les six premiers livres de scs Confessions. Un pamphlet d'Horace Walpole, auquel il crut que D. Hume n'était pas étranger, amena sa rupture avec son hôte. Il revint en France sous le nom de Renou, qui ne trompait personne. La protection du prince de Conti le mit à couvert des poursuites du Parlement. Il mena pendant près de trois ans une vie errante, et habita successivement une terre du prince de Conti, Lyon, Grenoble, Chambéry, où il ne retrouva pas Mme de Warens, morte pendant qu'il habitait Motiers. C'est pendant cet intervalle qu'il épousa Thérèse, après une union de vingt-six ans, et qu'il souscrivit à la statue de Voltaire. Enfin, vers le mois de juin 1770, il revint à Paris sous son nom d'emprunt, et habita la rue Plâtrière, aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau. Le procureur général du Parlement ferma les yeux sur son retour, et ne lui imposa d'autre condition que de quitter le costume arménien. Il reprit son métier de copiste; mais pendant les huit années qu'il passa dans cette maison, sa célébrité attira chez lui une foule de visiteurs, que Thérèse était perpétuellement occupée à éconduire. En 1778, sa santé était perdue. M. de Girardin lui offrit une retraite dans son domaine d'Ermenonville. Il s'y installa le 20 mai, et reprit son goût pour l'herboristerie. Mais le 2 juillet, il se plaignit de violentes douleurs; le 3, le mal se calma dans la matinée, il déjeuna et s'habilla pour sortir; à l'instant, il se plaignit d'un grand froid et du mal de tête. Sa femme lui apporta un

calmant. Comme il le prenait, il tomba le visage contre terre, et expira sans prononcer une parole. Il était âgé de soixante-six ans et quelques jours. La calomnie, si acharnée contre lui de son vivant, l'a poursuivi jusque dans les circonstances de sa mort, et l'on a prétendu, sans preuves et sans vraisemblance, qu'il s'était tué d'un coup de pistolet Ainsi périt un des plus malheureux hommes et des plus grands écrivains qui furent jamais.

Rousseau fut enterrè le jour même de sa mort dans l'île des Peupliers, à Ermenonville; le 11 octobre 1794, ses cendres furent transportées au Panthéon par ordre de la Convention.

Les œuvres de Jean-Jacques Rousseau ont eu un grand nombre d'éditions, dont la meilleure est celle de Musset-Pathay, publiée à Paris chez Dupont, en 1823, 22 vol. in-8°, avec deux volumes de suppléments. Nous avons suivi le texte de cette édition, en y ajoutant quelques fragments retrouvés depuis, et dont aucun n'a d'importance. Nous n'avons conservé des notes des précédents éditeurs que les plus indispensables. Rousseau n'a pas besoin de commentateurs. Son style est aussi clair que correct. Il demeure à tous égards un des maîtres de la langue française. Il a la précision, le nombre, l'harmonie. Personne n'a déployé, dans l'expression de la passion, une éloquence aussi entraînante; et personne, quand il le faut, n'a plus de simplicité et de grâce. Sa philosophie a pour caractère principal une grande indépendance des règles reçues, des préjugés, des opinions accréditées et respectées. Elle est sincèrement et profondément spiritualiste. Ennemi du jargon métaphysique et de la science des écoles, il croit à la spiritualité et à l'immortalité de l'âme, à l'existence et à la bonté de Dieu, sans se préoccuper des questions de détail qui ne font qu'exercer l'esprit et n'importent pas à la morale. On sent qu'en étudiant les problèmes de la religion naturelle, il écoute autant son cœur que sa raison; mais ce cœur est enthousiaste de tout ce qui est beau et de tout ce qui est juste. Il ne tombe dans l'erreur qu'à force d'abonder dans son propre sens, et de pousser les principes à l'excès. Il a toujours plus de fougue que de prudence, et plus de passion que de logique. Il était et se disait chrétien, parce qu'il professait la doctrine chrétienne sur la Providence et sur les points principaux de la morale; mais sans avoir fait une étude approfondie de la religion, il se croyait en droit de rejeter les dogmes positifs les plus essentiels comme contraires au bon sens et à la justice. Il n'a pas attaqué le christianisme comme Voltaire; au contraire, il l'a sans cesse glorifié, et pourtant, il peut être compté à juste titre comme un des plus terribles ennemis de l'Eglise. Il est singulier qu'en avouant hautement le déisme, et en rejetant les dogmes fondamentaux des deux Églises auxquelles il a successivement appartenu, il ait fait une maxime de persévérer dans la religion de ses pères, et loué son vicaire savoyard de con

tinuer à dire la messe, après avoir cessé de croire à Jésus-Christ. Sa politique est plus radicale. Il conclut partout à l'établissement d'une république, et cette république est, dans sa pensée, fondée sur l'égalité la plus absolue. Cependant, même en cela, il recule, sinon dans le principe, au moins dans l'application, car il recommande le respect des autorités constituées. Même contradiction dans les questions sociales dans le Discours sur l'inégalité, il condamne la propriété au même titre que l'aristocratie; et il enseigne dans ses autres livres le respect de la propriété. Il n'a jamais varié sur la famille, quoiqu'il ait vécu dans un temps où les vertus de la famille étaient rares, et que lui-même ne semble pas avoir cru à l'honnêteté des femmes. Voltaire a détaché les esprits de la religion; Rousseau a accoutumé son siècle à discuter les droits de la royauté, de l'aristocratie et de la richesse. Il a préparé dans les esprits la révolution qui a éclaté dans les faits dix ans après sa mort. Sa gloire est d'avoir dogmatisé au milieu d'une société croulante, et quand la plupart des gens de lettres ne songeaient qu'à renverser. Pour lui, il ne détruisait pas pour détruire, mais pour fonder. Ses paradoxes ne sont dangereux qu'à force d'être éloquents; les vérités qu'il proclame deviennent, sous sa plume, irrésistibles. Il semble qu'elles lui appartiennent, tant il excelle à les entourer d'évidence. Il n'a pas découvert la vérité; il l'a armée. Ce n'est pas un créateur; c'est un apôtre.

DISCOURS.

SI LE RÉTABLISSEMENT DES SCIENCES ET DES ARTS

A CONTRIBUÉ A ÉPURER LES MOEURS1.

<< Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis. » Ovid., Trist. V, Eleg. X, v. 37.

AVERTISSEMENT.

Qu'est-ce que la célébrité? Voici le malheureux ouvrage à qui je dois la mienne. Il est certain que cette pièce, qui m'a valu un prix, et qui m'a fait un nom, est tout au plus médiocre, et j'ose ajouter qu'elle est une des moindres de tout ce recueil". Quel gouffre de misères n'eût point évité l'auteur, si ce premier écrit n'eût été reçu que comme il méritoit de l'être ! Mais il falloit qu'une faveur d'abord injuste m'attirât par degrés une rigueur qui l'est encore plus.

PRÉFACE.

Voici une des grandes et belles questions qui aient jamais été agitées. Il ne s'agit point dans ce discours de ces subtilités métaphysiques qui ont gagné toutes les parties de la littérature, et dont les programmes d'académie ne sont pas toujours exempts; mais il s'agit d'une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre humain.

Je prévois qu'on me pardonnera difficilement le parti que j'ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, je ne puis m'attendre qu'à un blâme universel; et ce n'est pas pour avoir été honoré de l'approbation de quelques sages, que je dois compter sur celle du public aussi mon parti est-il pris; je ne me soucie de plaire ni aux beaux esprits ni aux gens à la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays, et de leur société. Tel fait aujourd'hui l'esprit fort et le philosophe, qui, par la même raison, n'eût été qu'un fanatique du temps de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au delà de son siècle.

1. Discours qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon en 1750. (ÉD.) 2. Le recueil des OEuvres de Rousseau contenoit alors, outre les deux discours, la Lettre sur les spectacles, l'Emile, la Nouvelle Héloïse et le Contrat social. (ED.)

ROUSSEAU I

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