Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

greffier de la ville. Cette tentative ne fut pas heureuse; et quelques mois s'étaient à peine écoulés que le pauvre Jean-Jacques, déclaré inepte par le greffier et ses clercs, fut obligé d'entrer en apprentissage chez un graveur.

Il fut traité avec brutalité par son nouveau maître. Humilié, dégoûté, il eut en outre le malheur de tomber entre les mains d'un mauvais sujet, qui travaillait dans le même atelier que lui, et qui le poussa à commettre de légers larcins. Ces friponneries', comme il les appelle, ne furent pas poussées très-loin, et se bornèrent à quelques fruits, à quelque belle feuille de papier qui le tentait. Quand il était découvert, son maître le rouait de coups. Un jour qu'après s'être promené dans la campagne il se présenta aux portes de la ville au moment où l'on venait de lever le premier pont, la perspective des mauvais traitements qui l'attendaient le lendemain agit si fortement sur son imagination, qu'il prit la résolution de quitter son maître et Genève. De ce moment commença sa vie vagabonde et solitaire. Il n'était âgé que de seize ans (1728).

A force de voyager et de parcourir le monde, Jean-Jacques arriva jusqu'à Confignon, terre de Savoie, à deux lieues de Genève. Il se présenta au curé, M. de Pontverre, qui l'accueillit bien, lui donna à dîner et l'engagea à se faire catholique. Il lui remit, dans ce but, une lettre pour Mme de Warens, jeune veuve nouvellement convertie, qui vivait à Anneci d'une pension de deux mille francs que lui faisait le roi de Sardaigne. Rousseau ne vit dans cette proposition qu'un moyen d'échapper plus sûrement à Genève et de se faire une protectrice. Son esprit n'alla pas plus loin; et ce fut ainsi que sa conversion fut ébauchée, pour ainsi dire, sans qu'il s'en mêlât.

Arrivé en un jour à Anneci, il ne trouva pas chez elle Mme de Warens; on lui dit qu'elle venait de sortir pour aller à l'église. « C'était le jour des Rameaux de l'année 1728. Je cours pour la suivre : je la vois, je l'atteins, je lui parle.... Je dois me souvenir du lieu, je l'ai souvent depuis mouillé de mes larmes et couvert de mes baisers'! »

Mme de Warens n'était pas une vieille dévote, comme il l'avait cru fermement en acceptant la lettre de M. de Pontverre; c'était une femme dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. Rousseau lui appartint tout entier, dès le premier regard qu'elle jeta sur lui. Elle combattit de son mieux la résolution qu'il avait prise de quitter Genève; mais enfin le voyant inébranlable, elle lui donna les moyens de se rendre à Turin, où il entra à l'hospice des catéchumènes.

[ocr errors]

Jusque-là, Rousseau n'avait songé qu'à échapper à la tyrannie de son maître; puis le voyage, le plaisir de se sentir indépendant, avaient

4. Confessions, liv. II.

occupé son esprit mobile. Quand M. de Pontverre lui parla de conversion, une sorte de timidité dont il ne se défit jamais l'empêcha de répondre. Arrivé chez Mme de Warens, il fit tout ce qu'elle voulut, excepté d'élever une barrière infranchissable entre elle et lui et de retourner chez son maître. C'est ainsi qu'il se trouva sans y penser conduit jusqu'à l'hospice; mais une fois là, la réflexion vint, et elle fut amère. Il avait été élevé, à Genève, dans l'horreur du catholicisme; il sentait vaguement qu'on lui vendait son pain au prix de sa conversion; une abjuration sans sincérité lui paraissait avec raison un acte déshonorant. Il ne trouvait dans l'hospice que des docteurs sans instruction et sans piété, et un ramassis de vauriens dont les mœurs le faisaient frémir. Il hésita longtemps entre sa conscience qui lui conseillait de partir, et sa timidité qui le retenait. Enfin la fermeté lui manqua pour revenir sur ses pas. Une fois résolu à abjurer, il s'empressa de demander l'absolution, afin de sortir plus vite de l'hospice, et d'en finir avec une démarche qui répugnait également à sa conscience et à son honneur.

On le mit à la porte après la cérémonie; et il se trouva dans la rue, avec la honte de son changement de religion, et une vingtaine de francs en petite monnaie que le peuple avait jetés dans sa sébile pendant qu'il abjurait solennellement. Après quelque temps passé à vivre pauvrement et à jouir de sa liberté, son hôtesse le fit entrer au service de Mme de Vercellis. Le voilà donc, au bout de tant d'aventures et après tant de rêves ambitieux, réduit à être laquais. Son séjour dans cette maison ne fut pas de longue durée. Mme de Vercellis mourut; et il ne retira de son service que trente livres, et un habit.

C'est dans la maison de cette dame que lui arriva une aventure qu'on lui a reprochée amèrement, et que personne au reste n'a plus durement blàmée que lui-même. Dans le désordre qui suivit la mort de Mme de Vercellis, tous les bijoux se trouvèrent en quelque sorte à la discrétion des gens; un ruban, sans nulle valeur, tenta Rousseau, qui le prit. On s'en aperçut; on l'interrogea en grande assemblée. Couvert de honte, et n'osant avouer sa faute, il dit que Marion lui avait donné ce ruban. Marion était une jolie fille, bonne, douce et fort honnête, qui se défendit sans récriminer, et n'en fut pas moins renvoyée avec son calomniateur. Les ennemis de Rousseau se sont évertués sur ce ruban; ils en ont fait tour à tour une bague, une pièce d'argenterie. Pourquoi ne pas accepter le témoignage de Rousseau contre lui-même ? Ce n'est pas la valeur de l'objet volé, c'est le vol qui fait le crime, et plus encore que le vol, la calomnie et la délation. « Ce souvenir cruel me trouble quelquefois, et me bouleverse au point de voir dans mes insomnies cette pauvre fille venir me reprocher mon crime comme s'il n'était commis que d'hier.... Ce poids est resté jusqu'à ce jour sans allégement sur ma conscience; et

je puis dire que le désir de m'en délivrer, en quelque sorte, a beaucoup contribué à la résolution que j'ai prise d'écrire mes Confessions'. »

Après un intervalle, pendant lequel Rousseau eut la bonne fortune de connaître l'abbé Gaime, dont il fit depuis, du moins en grande partie, l'original du Vicaire savoyard, il entra dans la maison du comte de Gouvon, premier écuyer de la reine. Il y avait pour principal emploi de servir à boire, et, malgré les égards des chefs de la famille, sa condition était encore celle d'un laquais, comme chez Mme de Vercellis. Un jour que, pendant le dîner, on parlait de la devise de la maison de Solar, dont M. de Gouvon était le chef, et qui est ainsi conçue : Tel fiert qui ne tue pas un des convives prétendit qu'il ne fallait pas de t au mot fiert. Rousseau, qui servait, se mit à sourire, et le comte de Gouvon lui ayant ordonné de parler, il dit que fiert ne venait pas de ferus, fier, menaçant, mais de ferit, il frappe, il blesse; qu'ainsi la devise signifiait : Tel frappe qui ne tue pas. A partir de ce moment, il ne fut plus traité en laquais; on s'occupa de son instruction et de son avenir, et il était peut-être en train de conquérir une position assurée, sans un engouement qui le prit pour un Génevois de son âge, nommé Bâcle, garçon trèsamusant, plein d'entrain et de saillies, dont il devint inséparable. Il se fit chasser de la maison de Gouvon, tout exprès pour ne pas le perdre de vue; et ils partirent ensemble pour faire le tour du monde, sans autre fortune qu'une fontaine de Héron, dont Rousseau était possesseur, et qu'ils résolurent de montrer sur les chemins comme une merveille.

Quelques semaines après, Bâcle était oublié, le voyage du monde achevé, la fontaine de Héron cassée, et Rousseau se trouvait une seconde fois chez Mme de Warens. Il avait déjà été clerc de greffier, apprenti graveur, laquais, converti et vagabond par-dessus le marché. Il avait dix-neuf ans (1731).

Mme de Warens, qui ne l'avait vu qu'un seul jour, mais qui avait reçu ses lettres pendant qu'il était à Turin, le reçut comme un fils et comme un ami. Elle le logea chez elle, et Rousseau l'entendit avec la joie la plus vive dire à sa femme de chambre : « On dira ce qu'on voudra, mais puisque la Providence me le renvoie, je suis déterminée à ne pas l'abandonner. » Dès le premier jour, une familiarité tendre et décente s'établit entre eux. Elle l'appela petit; il l'appela maman; et ces noms ne changèrent plus, même quand les rapports furent changés. Ce fut entre eux une tendresse, une sympathie, une cordialité douce et sûre, quelquefois un peu de raison dans les propos de Mme de Warens, dans leur conduite jamais; au milieu de cela, une pureté parfaite, comme s'il avait été réellement son fils. Leurs idées, leurs sentiments, leurs façons d'être se convenaient. Rousseau avait

1. Confessions, liv. II.

une figure charmante, sympathique, des yeux pleins de feu; et puis il ne ressemblait à personne. Mme de Warens était lettrée, femme de goût, raisonneuse. Elle lui donnait à profusion de sages conseils et, hors un point, d'assez médiocres exemples. Ce séjour d'un jeune homme de dix-neuf ans chez une femme de vingt-cinq n'était pas leur moindre extravagance. Ils en firent une autre en décidant, dans leur sagesse, qu'il fallait que Rousseau se fit prêtre. A la vérité, la gloire de cette invention appartient à Mme de Warens, et Jean-Jacques n'entra que par obéissance au séminaire. Ce fut par obéissance aussi que, pendant qu'il y était, il attesta par écrit qu'il avait assisté à un miracle opéré par l'évêque d'Anneci, M. de Bernex. Cette obéissance et cette crédulité, qui venaient en partie l'une et l'autre du manque de présence d'esprit, ne l'empêchèrent pas d'être un pauvre séminariste, et de se rebuter au bout de quelques mois. On le renvoya, et il rentra triomphant chez Mme de Warens.

Il fallut lui chercher une nouvelle carrière. Il aimait passionnément la musique; on le mit chez le maître de chapelle de la cathédrale, M. Le Maître. Il y resta tout un an, vivant bien, avec un homme aimable, dans le voisinage de Mme de Warens, étudiant la musique, jouant de la flûte au bas choeur, et n'imaginant pas qu'une si bonne vie pût finir. Cependant, M. Le Maître, qui aimait le vin, eut une dispute avec le chantre; on se fâcha; l'affaire était sérieuse; il fallut fuir. Mme de Warens voulut que Rousseau accompagnât son ami. Ils partent, ils arrivent à Lyon. Deux jours après leur arrivée, Le Maître a dans la rue une attaque d'épilepsie. « Je fis des cris, appelai du secours, nommai son auberge, et suppliai qu'on l'y fit porter; puis, tandis qu'on s'assemblait et qu'on s'empressait autour d'un homme tombé sans sentiment et écumant au milieu de la rue, il fut délaissé du seul ami sur lequel il eût dû compter. Je pris l'instant où personne ne songeait à moi; je tournai le coin de la rue, et je disparus'.

Rousseau revint à Anneci, et n'y trouva plus Mme de Warens; elle était partie pour Paris. Il se lia avec un musicien français, plein d'esprit et fort mauvais sujet, nommé Venture. C'est alors qu'il ébaucha un roman avec Mlle Galley en allant ensemble cueillir des cerises. Il en avait eu un à Turin, avec une marchande nommée Mme Basile; un autre avec Mlle de Breuil, petite-fille du comte de Gouvon. Tout cela se passait de sa part en adorations et en silence; il ne s'émancipait pas davantage avec Mme de Warens. Il avait un malheureux défaut et de plus une timidité qui le réduisaient auprès des femmes au rôle d'amant platonique. Il y parut bien vers le même temps. La fille de chambre de Mme de Warens, nommée Merceret, retournait dans son pays à Fri

1. Confessions, liv. III.

bourg; elle lui proposa de l'accompagner, il accepta; ils firent ensemble le chemin à pied, couchant dans la même chambre, elle amoureuse de lui; il avait dix-neuf ans, Merceret vingt-cinq, et, quoiqu'elle fût agréable, il ne lui dit pas, de tout le voyage, un mot de galanterie. En passant par Noyon, Rousseau alla voir son père, qui s'y était remarié, qui le reçut bien et ne chercha pas à le retenir. Il laissa ensuite Merceret à Fribourg, et se rendit à Lausanne, léger d'argent, et fort embarrassé de lui-même.

Dans cette nécessité, le souvenir de Venture tombant un soir à Genève, chez Le Maître, accueilli comme musicien, et bientôt fêté de toute la ville, lui suggéra l'idée de se faire passer pour compositeur de musique, quoiqu'il ne sût pas un mot de composition. Il entra à crédit dans une auberge, sous le nom de Vaussore de Villeneuve, trouva quelques écoliers, fut présenté à un riche amateur nom.mé M. de Treytorens, entreprit de composer une pièce pour un concert qu'il allait donner, travailla pendant quinze jours à cette belle œuvre, comme s'il n'eût pas eu la conscience de perdre son temps et son papier, et eut le front de la faire exécuter en plein salon, au milieu des éclats de rire. Pour comble de folie, il avait cousu à cette musique un menuet que tout le monde savait par cœur, et qu'il donna sans hésiter comme étant de lui. Cette catastrophe ne le perdit pas à Lausanne; on rit, et on pardonna. Il put passer là quelques mois dans la tranquillité et l'obscurité. Il fit un pèlerinage de deux jours à Vevay, pays de Mme de Warens. Il eût été heureux s'il avait pu l'être; mais son caractère inquiet ne lui permettait pas de rester en place.

Un jour étant à la campagne, il entre pour dîner dans un cabaret. Il y trouve un homme à grande barbe, en habit violet, qui se disait archimandrite de Jérusalem, et chargé de faire une quête en Europe pour le rétablissement du saint sépulcre. L'archimandrite avait besoin d'un interprète, et Rousseau avait besoin d'une place. L'accord fut conclu dans ce cabaret même, et l'on partit pour Jérusalem, en passant par Fribourg, Berne et Soleure. Là se termina le pèlerinage. L'ambassadeur de France conçut des soupçons. L'archimandrite fut contraint de partir au plus vite; puis le secrétaire confessa toute son histoire, et par la franchise de ses aveux gagna la protection de l'ambassadeur, M. de Bonac, qui lui donna cent francs et des lettres pour Paris. Rousseau n'avait jamais été plus heureux; il mit quinze jours à faire ce voyage, quinze jours d'insouciance et de liberté. Arrivé à Paris, il fut bien reçu partout, grâce à ses lettres, et ne fut employé nulle part. La mauvaise humeur qu'il en prit lui inspira une satire, la seule qu'il ait jamais faite. Il résolut de retourner en Suisse, dans l'espérance d'y retrouver enfin Mme de Warens. En passant à Lyon, il y demeura quelques jours dans la plus parfaite misère, réduit à coucher dans la rue, et ne trouva que

« ZurückWeiter »