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effroyable. Ce n'étoit pas par défaut de génie, |
sans doute, que ce Pascal, qui, comme nous l'a-
vons montré, connoissoit si bien le vice des lois
dans le sens absolu, disoit dans le sens relatif :
« Que l'on a bien fait de distinguer les hommes
par les qualités extérieures! Qui passera de nous
deux ? Qui cédera la place à l'autre ? Le moins
habile? Mais je suis aussi habile que lui; il fau-
dra se battre pour cela. Il a quatre laquais, et
je n'en ai qu'un; cela est visible, il n'y a qu'à
compter : c'est à moi à céder, et je suis un sot si
je le conteste. >>

Cela répond à des volumes de sophismes. L'auteur des Pensées, se soumettant aux quatre la quais, est bien autrement philosophe que ces penseurs que les quatre laquais ont révoltés.

En un mot, le siècle de Louis XIV est resté paisible, non parce qu'il n'a point aperçu telle ou telle chose, mais parce qu'en la voyant, il l'a pénétrée jusqu'au fond; parce qu'il en a considéré toutes les faces et connu tous les périls. S'il ne s'est point plongé dans les idées du jour, c'est qu'il leur a été supérieur : nous prenons sa puissance pour sa foiblesse; son secret et le nôtre sont renfermés dans cette pensée de Pascal :

LIVRE TROISIÈME.

HISTOIRE.

CHAPITRE PREMIER.

DU CHRISTIANISME DANS LA MANIÈRE D'ÉCRIRE
L'HISTOIRE.

Si le christianisme a fait faire tant de progrès
aux idées philosophiques, il doit être nécessaire-
ment favorable au génie de l'histoire, puisque
celle-ci n'est qu'une branche de la philosophie
morale et politique. Quiconque rejette les notions
sublimes que la religion nous donne de la na-
ture et de son auteur, se prive volontairement
d'un moyen fécond d'images et de pensées.

En effet, celui-là connoîtra mieux les hommes qui aura longtemps médité les desseins de la Providence ; celui-là pourra démasquer la sagesse humaine, qui aura pénétré les ruses de la sagesse divine. Les desseins des rois, les abominations des cités, les voix iniques et détournées de la politique, le remuement des cœurs par le fil secret des passions, ces inquiétudes qui saisissent parfois les peuples, ces transmutations de puissance « Les sciences ont deux extrémités qui se tou- du roi au sujet, du noble au plébéien, du riche chent la première est la pure ignorance naturelle au pauvre : tous ces ressorts resteront inexplicaoù se trouvent les hommes en naissant; l'autre ex-bles pour vous, si vous n'avez, pour ainsi dire, trémité est celle où arrivent les grandes âmes, assisté au conseil du Très-Haut, avec ces divers qui, ayant parcouru tout ce que les hommes esprits de force, de prudence, de foiblesse et d'erpeuvent savoir, trouvent qu'ils ne savent rien, reur, qu'il envoie aux nations qu'il veut ou sauet se rencontrent dans cette même ignorance d'où ver où perdre. ils sont partis; mais c'est une ignorance savante Mettons donc l'éternité au fond de l'histoire qui se connoît. Ceux d'entre eux qui sont sortis des temps; rapportons tout à Dieu, comme à la de l'ignorance naturelle, et n'ont pu arriver à cause universelle. Qu'on vante tant qu'on voudra l'autre, ont quelque teinture de cette science celui qui, démêlant les secrets de nos cœurs, fait suffisante, et font les entendus. Ceux-là trou-sortir les plus grands événements des sources les blent le monde, et jugent plus mal que tous les autres. Le peuple et les habiles composent pour l'ordinaire le train du monde; les autres les méprisent et en sont méprisés. »

Nous ne pouvons nous empêcher de faire ici un triste retour sur nous-même. Pascal avoit entrepris de donner au monde l'ouvrage dont nous publions aujourd'hui une si petite et si foible partie. Quel chef-d'œuvre ne seroit point sorti des mains d'un tel maître ! Si Dieu ne lui a pas permis d'exécuter son dessein, c'est qu'apparemment il n'est pas bon que certains doutes sur la foi soient éclaircis, afin qu'il reste matière à ces tentations et à ces épreuves qui font les saints et les martyrs. CHATEAUBRIAND. -TOME I.

plus misérables: Dieu attentif aux royaumes des
hommes; l'impiété, c'est-à-dire l'absence des ver-
tus morales, devenant la raison immédiate des
malheurs des peuples: voilà, ce nous semble,
une base historique bien plus noble, et aussi bien
plus certaine que la première.

Et pour en montrer un exemple dans notre ré-
volution, qu'on nous dise si ce furent des causes
ordinaires qui, dans le cours de quelques années,
dénaturèrent nos affections et affectèrent parmi
nous la simplicité et la grandeur particulières au
cœur de l'homme. L'esprit de Dieu s'étant retiré du
milieu du peuple, il ne resta de force que dans la
tache originelle qui reprit son empire, comme au

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jour de Caïn et de sa race. Quiconque vouloit être | Ajoutez qu'on sent dans l'historien de foi un ton, raisonnable sentoit en lui je ne sais quelle impuis-nous dirions presque un goût d'honnête homme,

qui fait qu'on est disposé à croire ce qu'il raconte On se défie au contraire de l'historien sophiste; car, représentant presque toujours la société sous un jour odieux, on est incliné à le regarder lui-même comme un méchant et un trompeur.

CHAPITRE II.

CAUSES GÉNÉRALES QUI ONT EMPÊCHÉ LES ÉCRIVAINS
MODERNES DE RÉUSSIR DANS L'HISTOIRE.

sance du bien; quiconque étendoit une main pacifique voyoit cette main subitement séchée : le drapeau rouge flotte aux remparts des cités ; la guerre est déclarée aux nations: alors s'accomplissent les paroles du Prophète : Les os des rois de Juda, les os des prêtres, les os des habitants de Jérusalem seront jetés hors de leur sépulcre 1. Coupable envers les souvenirs, on foule aux pieds les institutions antiques; coupable envers les espérances, on ne fonde rien pour la postérité : les tombeaux et les enfants sont également profanés. Dans cette ligne de vie qui nous fut transmise par nos ancêtres, et que nous devons prolonger Il se présente ici une objection: și le christiaau delà de nous, on ne saisit que le point pré- nisme est favorable au génie de l'histoire, poursent; et chacun, se consacrant à sa propre cor- quoi donc les écrivains modernes sont-ils généraruption, comme un sacerdoce abominable, vit tellement inférieurs aux anciens dans cette profonde que si rien ne l'eût précédé, et que rien ne le dût suivre.

Tandis que cet esprit de perte dévore intérieurement la France, un esprit de salut la défend au dehors. Elle n'a de prudence et de grandeur que sur sa frontière; au dedans tout est abattu; à l'extérieur tout triomphe. La patrie n'est plus dans ses foyers, elle est dans un camp sur le Rhin, comme au temps de la race de Mérovée; on croit voir le peuple juif chassé de la terre de Gessen et domptant les nations barbares dans le désert.

PREMIÈRE CAUSE:

BEAUTÉS DES SUJETS ANTIQUES.

et importante partie des lettres?

D'abord le fait supposé par cette objection n'est pas d'une vérité rigoureuse, puisqu'un des plus beaux monuments historiques qui existent chez les hommes, le Discours sur l'Histoire universelle, a été dicté par l'esprit du christianisme. Mais, en écartant un moment cet ouvrage, causes de notre infériorité en histoire, si cette infériorité existe, méritent d'être recherchées.

les

Elles nous semblent être de deux espèces : les unes tiennent à l'histoire, les autres à l'historien.

L'histoire ancienne offre un tableau que les temps modernes n'ont point reproduit. Les Grecs ont surtout été remarquables par la grandeur des hommes, les Romains par la grandeur des choses. Rome et Athènes, parties de l'état de nature pour arriver au dernier degré de civilisation, parcourent l'échelle entière des vertus et des

Une telle combinaison de choses n'a point de principe naturel dans les événements humains. L'écrivain religieux peut seul découvrir ici un profond conseil du Très-Haut si les puissances coalisées n'avoient voulu que faire cesser les violences de la révolution, et laisser ensuite la France réparer ses maux et ses erreurs, peut-être eus-vices, de l'ignorance et des arts. On voit croître sent-elles réussi. Mais Dieu vit l'iniquité des cours, et il dit au soldat étranger: Je briserai le glaive dans ta main, et tu ne détruiras point le peuple de saint Louis.

Ainsi la religion semble conduire à l'explication des faits les plus incompréhensibles de l'histoire. De plus il y a dans le nom de Dieu quelque chose de superbe, qui sert à donner au style une certaine emphase merveilleuse, en sorte que l'écrivain le plus religieux est presque toujours le plus éloquent. Sans religion on peut avoir de l'esprit; mais il est difficile d'avoir du génie.

1 JÉRÉM., chap. VIII, v. I.

l'homme et sa pensée d'abord enfant, ensuite attaqué par les passions dans la jeunesse, fort et sage dans son âge mûr, foible et corrompu dans sa vieillesse. L'état suit l'homme, passant du gouvernement royal ou paternel au gouvernement républicain, et tombant dans le despotisme avec l'âge de la décrépitude.

Bien que les peuples modernes présentent, comme nous le dirons bientôt, quelques époques intéressantes, quelques règnes fameux, quelques portraits brillants, quelques actions éclatantes, cependant il faut convenir qu'ils ne fournissent pas à l'historien cet ensemble de choses, cette hauteur de leçons qui font de l'histoire ancienne

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un tout complet et une peinture achevée. Ils n'ont point commencé par le premier pas; ils ne se sont point formés eux-mêmes par degrés : ils ont été transportés du fond des forêts et de l'état sauvage au milieu des cités et de l'état civil: ce ne sont que de jeunes branches entées sur un vieux trone. Aussi tout est ténèbres dans leur origine vous y voyez à la fois de grands vices et de grandes vertus, une grossière ignorance et des coups de lumière, des notions vagues de justice et de gouvernement, un mélange confus de mœurs et de langage: ces peuples n'ont passé ni par cet état où les bonnes mœurs font les lois, ni par cet autre où les bonnes lois font les mœurs.

Quand ces nations viennent à se rasseoir sur les débris du monde antique, un autre phénomène arrête l'historien : tout paroît subitement réglé, tout prend une face uniforme; des monarchies partout; à peine de petites républiques qui se changent elles-mêmes en principautés, ou qui sont absorbées par les royaumes voisins. En même temps les arts et les sciences se développent, mais tranquillement, mais dans les ombres. Ils se préparent, pour ainsi dire, des des tinées humaines; ils n'influent plus sur le sort des empires. Relégués chez une classe de citoyens, ils deviennent plutôt un objet de luxe et de curiosité qu'un sens de plus chez les nations.

Ainsi les gouvernements se consolident à la fois. Une balance religieuse et politique tient de niveau les diverses parties de l'Europe. Rien ne s'y détruit plus; le plus petit État moderne peut se vanter d'une durée égale à celle des empires des Cyrus et des Césars. Le christianisme a été l'ancre qui a fixé tant de nations flottantes; il a retenu dans le port ces États qui se briseront peut-être s'ils viennent à rompre l'anneau commun où la religion les tient attachés.

Or, en répandant sur les peuples cette uniformité et pour ainsi dire cette monotonie de mœurs que les lois donnoient à l'Égypte, et donnent encore aujourd'hui aux Indes et à la Chine, le christianisme a rendu nécessairement les couleurs de l'histoire moins vives. Ces vertus générales, telles que l'humanité, la pudeur, la charité, qu'il a substituées aux douteuses vertus politiques; ces vertus, disons-nous, ont aussi un jeu moins grand sur le théâtre du monde. Comme elles sont véritablement des vertus, elles évitent la lumière et le bruit : il y a chez les peuples modernes un certain silence des affaires qui dé

concerte l'historien. Donnons-nous de garde de nous en plaindre; l'homme moral parmi nous est bien supérieur à l'homme moral des anciens. Notre raison n'est pas pervertie par un culte abominable; nous n'adorons pas des monstres; l'impudicité ne marche pas le front levé chez les chrétiens; nous n'avons ni gladiateurs ni esclaves. Il n'y a pas encore bien longtemps que le sang nous faisoit horreur. Ah! n'envions pas aux Romains leur Tacite, s'il faut l'acheter par leur Tibère !

CHAPITRE III.

SUITE DU PRÉCÉDENT.

SECONDE CAUSE :

LES ANCIENS ONT ÉPUISÉ TOUS LES GENRES
D'HISTOIRE, Hors le genre CHRÉTIEN.

A cette première cause de l'infériorité de nos historiens, tirée du fond même des sujets, il en faut joindre une seconde qui tient à la manière dont les anciens ont écrit l'histoire; ils ont épuisé toutes les couleurs; et si le christianisme n'avoit pas fourni un caractère nouveau de réflexions et de pensées, l'histoire demeureroit à jamais fermée aux modernes.

Jeune et brillante sous Hérodote, elle étala aux yeux de la Grèce la peinture de la naissance de la société et des mœurs primitives des hommes. On avoit alors l'avantage d'écrire les annales de la fable en écrivant celles de la vérité. On n'étoit obligé qu'à peindre et non pas à réfléchir; les vices et les vertus des nations n'en étoient encore qu'à leur âge poétique.

Autre temps, autres mœurs. Thucydide fut privé de ces tableaux du berceau du monde, mais il entra dans un champ encore inculte de l'histoire. Il retraça avec sévérité les maux causés par les dissensions politiques, laissant à la postérité des exemples dont elle ne profite jamais.

Xénophon découvrit à son tour une route nouvelle. Sans s'appesantir, et sans rien perdre de l'élégance attique, il jeta des regards pieux sur le cœur humain, et devint le père de l'histoire morale.

Placé sur un plus grand théâtre, et dans le seul pays où l'on connût deux sortes d'éloquence, celle du barreau et celle du Forum, Tite-Live les transporta dans ses récits: il fut l'orateur de l'histoire comme Hérodote en est le poëte.

Enfin la corruption des hommes, les règnes de Tibère et de Néron, firent naître le dernier

genre de l'histoire, le genre philosophique. Les causes des événements qu'Hérodote avoit cherchées chez les dieux, Thucydide dans les constitutions politiques, Xénophon dans la morale, Tite-Live dans ces diverses causes réunies, Tacite les vit dans la méchanceté du cœur humain.

Ce n'est pas, au reste, que ces grands historiens brillent exclusivement dans le genre que nous nous sommes permis de leur attribuer; mais il nous a paru que c'est celui qui domine dans leurs écrits. Entre ces caractères primitifs de l'histoire se trouvent des nuances qui furent saisies par les historiens d'un rang inférieur. Ainsi Polybe se place entre le politique Thucydide et le philosophe Xénophon; Salluste tient à la fois de Tacite et de Tite-Live; mais le premier le surpasse par la force de la pensée, et l'autre par la beauté de la narration. Suétone conta l'anecdote sans réflexion et sans voile; Plutarque y joignit la moralité; Velléius Paterculus apprit à généraliser l'histoire sans la défigurer; Florus en fit l'abrégé philosophique; enfin, Diodore de Sicile, Trogue-Pompée, Denys d'Halicarnasse, Cornelius-Nepos, QuinteCurce, Aurelius-Victor, Ammien-Marcellin, Justin, Eutrope, et d'autres que nous taisons ou qui nous échappent, conduisirent l'histoire jusqu'aux temps où elle tomba entre les mains des auteurs chrétiens; époque où tout changea dans les mœurs des hommes.

Il n'en est pas des vérités comme des illusions: celles-ci sont inépuisables, et le cercle des premières est borné ; la poésie est toujours nouvelle, parce que l'erreur ne vieillit jamais, et c'est ce qui fait sa grâce aux yeux des hommes. Mais, en morale et en histoire, on tourne dans le champ étroit de la vérité; il faut, quoi qu'on fasse, retomber dans des observations connues. Quelle route historique, non encore parcourue, restoitil donc à prendre aux modernes ? Ils ne pouvoient qu'imiter; et, dans ces imitations, plusieurs causes les empêchoient d'atteindre à la hauteur de leurs modèles. Comme poésie, l'origine des Cattes, des Teuctères, des Mattiaques, n'offroit rien de ce brillant Olympe, de ces villes bâties au son de la lyre, et de cette enfance enchantée des Hellènes et des Pélasges; comme politique, le régime féodal interdisoit les grandes leçons; comme éloquence, il n'y avoit que celle de la chaire; comme philosophie, les peuples n'étoient pas encore assez malheureux ni assez corrompus pour qu'elle eût commencé de paroître.

Toutefois on imita avec plus ou moins de bonheur. Bentivoglio, en Italie, calqua Tite-Live, et seroit éloquent s'il n'étoit affecté. Davila, Guicciardini et Fra-Paolo eurent plus de simplicité; et Mariana, en Espagne, déploya d'assez beaux talents; malheureusement ce fougueux jésuite déshonora un genre de littérature dont le premier mérite est l'impartialité. Hume, Robertson et Gibbon ont plus ou moins suivi ou Salluste ou Tacite; mais ce dernier historien a produit deux hommes aussi grands que lui-même, Machiavel et Montesquieu.

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Néanmoins Tacite doit être choisi pour modèle avec précaution; il y a moins d'inconvénients à s'attacher à Tite-Tive. L'éloquence du premier lui est trop particulière pour être tentée par quiconque n'a pas son génie. Tacite, Machiavel et Montesquieu ont formé une école dangereuse, en introduisant ces mots ambitieux, ces phrases sèches, ces tours prompts qui, sous une apparence de brièveté, touchent à l'obscur et au mauvais goût.

Laissons donc ce style à ces génies immortels qui, par diverses causes, se sont créé un genre à part; genre qu'eux seuls pouvoient soutenir et qu'il est périlleux d'imiter. Rappelons-nous que les écrivains des beaux siècles littéraires ont ignoré cette concision affectée d'idées et de langage. Les pensées des Tite-Live et des Bossuet sont abondantes et enchaînées les unes aux autres; chaque mot, chez eux, naît du mot qui l'a précédé, et devient le germe du mot qui va le suivre. Ce n'est pas par bonds, par intervalles et en ligne droite que coulent les grands fleuves (si nous pouvons employer cette image): ils amènent longuement de leur source un flot qui grossit sans cesse; leurs détours sont larges dans les plaines; ils embrassent de leurs orbes immenses les cités et les forêts, et portent à l'Océan agrandi des eaux capables de combler ses gouffres.

CHAPITRE IV.

POURQUOI LES FRANÇOIS N'ONT QUE DES
MÉMOIRES.

Autre question qui regarde entièrement les François : pourquoi n'avons-nous que des mémoires au lieu d'histoire, et pourquoi ces mémoires sont-ils pour la plupart excellents?

Le François a été dans tous les temps, même lorsqu'il étoit barbare, vain, léger et sociable. Il réfléchit peu sur l'ensemble des objets ; mais il observe curieusement les détails, et son coup d'œil

d'amour-propre, sont, par leurs habitudes, en contradiction directe avec le sérieux de l'histoire. Cette coutume de mettre notre existence dans un cercle borne nécessairement notre vue et rétrécit nos idées. Trop occupés d'une nature de convention, la vraie nature nous échappe; nous ne raisonnons guère sur celle-ci qu'à force d'esprit et comme au hasard; et, quand nous rencontrons juste, c'est moins un fait d'expérience qu'une chose devinée.

est prompt, sûr et délié: il faut toujours qu'il | des jours misérablement consacrés à des succès soit en scène, et il ne peut consentir, même comme historien, à disparoître tout à fait. Les mémoires lui laissent la liberté de se livrer à son génie. Là, sans quitter le théâtre, il rapporte ses observations, toujours fines et quelquefois profondes. Il aime à dire : J'étois là, le roi me dit.... J'appris du prince.... Je conseillai; je prévis le bien, le mal. Son amour-propre se satisfait ainsi; il étale son esprit devant le lecteur; et le désir qu'il a de se montrer penseur ingénieux le conduit souvent à bien penser. De plus, dans ce genre d'histoire, il n'est pas obligé de renoncer à ses passions, dont il se détache avec peine. Il s'enthousiasme pour telle ou telle cause, tel ou tel personnage; et, tantôt insultant le parti opposé, tantôt se raillant du sien, il exerce à la fois sa vengeance et sa malice.

Concluons donc que c'est au changement des affaires humaines, à un autre ordre de choses et de temps, à la difficulté de trouver des routes nouvelles en morale, en politique et en philosophie, que l'on doit attribuer le peu de succès des modernes en histoire; et, quant aux François, s'ils n'ont en général que de bons mémoires, c'est dans leur propre caractère qu'il faut chercher le motif de cette singularité.

On a voulu la rejeter sur des causes politiques : on a dit que si l'histoire ne s'est point élevée parmi nous aussi haut que chez les anciens, c'est que

Depuis le sire de Joinville jusqu'au cardinal de Retz, depuis les mémoires du temps de la Ligue jusqu'aux mémoires du temps de la Fronde, ce caractère se montre partout; il perce même jusque dans le grave Sully. Mais quand on veut transporter à l'histoire cet art des détails, lesson génie indépendant a toujours été enchaîné. rapports changent; les petites nuances se perdent dans de grands tableaux, comme de légères rides sur la face de l'Océan. Contraints alors de généraliser nos observations, nous tombons dans l'esprit de système. D'une autre part, ne pouvant parler de nous à découvert, nous nous cachons derrière nos personnages. Dans la narration, nous devenons secs et minutieux, parce que nous causons mieux que nous ne racontons; dans les réflexions générales, nous sommes chétifs ou vulgaires, parce que nous ne connoissons bien que l'homme de notre société 1.

Enfin la vie privée des François est peu favorable au génie de l'histoire. Le repos de l'âme est nécessaire à quiconque veut écrire sagement sur les hommes: or, nos gens de lettres, vivant la plupart sans famille, ou hors de leur famille, portant dans le monde des passions inquiètes et

Nous savons qu'il y a des exceptions à tout cela, et que quelques écrivains françois se sont distingués comme historiens. Nous rendrons tout à l'heure justice à leur mérite; mais il nous semble qu'il seroit injuste de nous les opposer, et de faire des objections qui ne détruiroient pas un fait général. Si l'on en venoit là, quels jugements seroient vrais en critique? Les théories générales ne sont pas de la nature de l'homme; le vrai le plus pur a toujours en soi un mélange de faux. La vérité humaine est semblable au triangle qui ne peut avoir qu'un seul angle droit, comme si la nature avoit voulu graver une image de notre insuffisante rectitude dans la seule science réputée certaine parmi nous.

Il nous semble que cette assertion va directement contre les faits. Dans aucun temps, dans aucun pays, sous quelque forme de gouvernement que ce soit, jamais la liberté de penser n'a été plus grande qu'en France au temps de sa monarchie. On pourroit citer sans doute quelques actes d'oppression, quelques censures rigoureuses ou injustes (27), mais ils ne balanceroient pas le nombre des exemples contraires. Qu'on ouvre nos mémoires, et l'on y trouvera à chaque page les vérités les plus dures, et souvent les plus outrageantes, prodiguées aux rois, aux nobles, aux prêtres. Le François n'a jamais ployé servilement sous le joug; il s'est toujours dédommagé, par l'indépendance de son opinion, de la contrainte que les formes monarchiques lui imposoient. Les Contes de Rabelais, le traité de la Servitude volontaire de la Boëtie, les Essais de Montaigne, la Sagesse de Charron, les Républiques de Bodin, les écrits en faveur de la Ligue, le traité où Mariana va jusqu'à défendre le régicide, prouvent qu'on ose tout examiner. Si c'étoit le titre de ciassez que ce n'est pas d'aujourd'hui seulement toyen plutôt que celui de sujet qui fit exclusivement l'historien, pourquoi Tacite, Tite-Live même, et, parmi nous, l'évêque de Meaux et Montesquieu, ont-ils fait entendre leurs sévères

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