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n'avoit résolu aucune de vos objections 1. On a seulement tâché d'expliquer le mot sur lequel roule tout le système. Hélas! il seroit fort doux de croire que nous nous perfectionnons d'âge en âge, et que le fils est toujours meilleur que son père. Si quelque chose pouvoit prouver cette excellence du cœur humain, ce seroit de voir que madame de Staël a trouvé le principe de cette illusion dans son propre cœur. Toutefois, j'ai peur que cette dame, qui se plaint si souvent des hommes en vantant leur perfectibilité, ne soit comme ces prêtres qui ne croient point à l'idole dont ils encensent les autels.

génie qu'on ne rétrécisse lorsqu'on l'enveloppera | de lire la préface et les notes; mais j'ai vu qu'on d'un million de scrupules vains: avez-vous les meilleures intentions du monde, on vous forcera vous-même d'en douter. Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal, et qu'au lieu de suivre votre pensée, vous ne vous occupez que des termes qui peuvent échapper à la subtilité des critiques. On vient nous mettre un béguin sur la tête, pour nous dire à chaque mot : Prenez garde de tomber : vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. Va-t-on prendre l'essor, ils vous arrêtent par la manche. A-ton de la force et de la vie, on vous l'ôte à coups d'épingle. Vous élevez-vous un peu, voilà des gens qui prennent leur pied ou leur toise, lèvent la tête, et vous crient de descendre pour vous mesurer.... Il n'y a ni science ni littérature qui puisse résister à ce pédantisme '. »

C'est bien pis encore quand on y joint les dénonciations et les calomnies. Mais l'auteur les pardonne aux critiques; il conçoit que cela peut faire partie de leur plan, et ils ont le droit de réclamer pour leur ouvrage l'indulgence que l'auteur demande pour le sien. Cependant que revient-il de tant de censures multipliées, où l'on n'aperçoit que l'envie de nuire à l'ouvrage et à l'auteur, et jamais un goût impartial de critique? Que l'on provoque des hommes que leurs principes retenoient dans le silence, et qui, forcés de descendre dans l'arène, peuvent y paroître quelquefois avec des armes qu'on ne leur soupçonnoit pas.

FIN DE LA DÉFENSE DU GÉNIE DU CHRISTIANISME.

LETTRE

A M. DE FONTANES.

SUR

LA 2 EDITION DE L'OUVRAGE DE MME DE STAEL 2.

J'attendois avec impatience, mon cher ami, la seconde édition du livre de madame de Staël, sur la Littérature. Comme elle avoit promis de répondre à votre critique, j'étois curieux de savoir ce qu'une femme aussi spirituelle diroit pour la défense de la perfectibilité. Aussitôt que l'ouvrage m'est parvenu dans ma solitude, je me suis hâté

Défense de l'Esprit des Lois, 1o partie.

* De la Littérature dans ses rapports avec la morale, etc. (1801).

Je vous dirai aussi, mon cher ami, qu'il me semble tout à fait indigne d'une femme du mérite de l'auteur d'avoir cherché à vous répondre en élevant des doutes sur vos opinions politiques. Et que font ces prétendues opinions à une querelle purement littéraire? Ne pourroit-on pas rétorquer l'argument contre madame de Staël, et lui dire qu'elle a bien l'air de ne pas aimer le gouvernement actuel 2, et de regretter les jours d'une plus grande liberté? madame de Staël étoit trop au dessus de ces moyens pour les employer.

A présent, mon cher ami, il faut que je vous dise ma façon de penser sur ce nouveau cours de littérature; mais en combattant le système qu'il renferme, je vous paroîtrai peut-être aussi déraisonnable que mon adversaire. Vous n'ignorez pas que ma folie est de voir Jésus-Christ partout, comme madame de Staël la perfectibilité. J'ai le malheur de croire, avec Pascal, que la religion chrétienne a seule exprimé le problème de l'homme. Vous voyez que je commence par me mettre à l'abri sous un grand nom, afin que vous épargniez un peu mes idées étroites et ma superstition antiphilosophique. Au reste, je m'enhardis en songeant avec quelle indulgence vous avez déjà annoncé mon ouvrage 3; mais cet ouvrage, quand paroîtra-t-il ? Il y a deux ans qu'on l'imprime, et il y a deux ans que le libraire ne se lasse point de me faire attendre, ni moi de corriger. Ce que je vais donc vous dire dans cette lettre sera tiré en partie de mon livre futur sur les beautés de la religion chrétienne. Il sera divertissant pour vous de voir comment deux esprits partant de deux points opposés sont quelquefois arrivés aux mê

M. de Fontanes avoit fait trois extraits d'une excellente critique sur la première édition de l'ouvrage de madame de 2 Le consulat, en 1801. - Génie du Christianisme.

Staël.

mes résultats. Madame de Staël donne à la philo- | du père, de l'époux, etc. Je ne traiterai point aussi
sophie ce que j'attribue à la religion; et, en com-
mençant par la littérature ancienne, je vois bien,
avec l'ingénieux auteur que vous avez refuté, que
notre théâtre est supérieur au théâtre ancien; je
vois bien encore que cette supériorité découle
d'une plus profonde étude du cœur humain. Mais
à quoi devons-nous cette connoissance des pas-
sions? - Au christianisme et non à la philosophie.
Vous riez, mon ami; écoutez-moi :

S'il existoit une religion dont la qualité essentielle fût de poser une barrière aux passions de l'homme, elle augmenteroit nécessairement le jeu de ces passions dans le drame et dans l'épopée; elle seroit, par sa nature même, beaucoup plus favorable au développement des caractères que toute autre institution reiglieuse qui, ne se mêlant point aux affections de l'âme, n'agiroit sur nous que par des scènes extérieures. Or, la religion chrétienne a cet avantage sur les cultes de l'antiquité : c'est un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu, et multiplie les orages de la conscience autour du vice.

Toutes les bases du vice et de la vertu ont changé parmi les hommes, du moins parmi les hommes chrétiens, depuis la prédication de l'Évangile. Chez les anciens, par exemple, l'humilité étoit une bassesse, et l'orgueil une qualité. Parmi nous, c'est tout le contraire : l'orgueil est le premier des vices, et l'humilité la première des vertus. Cette seule mutation de principes bouleverse la morale entière. Il n'est pas difficile de voir que c'est le christianisme qui a raison, et que lui seul a rétabli la véritable nature. Mais il résulte de là que nous devons découvrir dans les passions des choses que les anciens n'y voyoient pas, sans qu'on puisse attribuer ces nouvelles vues du cœur humain à une perfection croissante du génie de l'homme.

Donc, pour nous, la racine du mal est la vanité, et la racine du bien la charité; de sorte que les passions vicieuses sont toujours un composé d'orgueil, et les passions vertueuses un composé d'amour. Avec ces deux termes extrêmes, il n'est point de termes moyens qu'on ne trouve aisément dans l'échelle de nos passions. Le christianisme a été si loin en morale, qu'il a, pour ainsi dire, donné les abstractions ou les règles mathématiques des émotions de l'âme.

Je n'entrerai point ici, mon cher ami, dans le détail des caractères dramatiques, tels que ceux

CHATEAUBRIAND. — TOME III.

de chaque sentiment en particulier : vous verrez
tout cela dans mon ouvrage. Jobserverai seule-
ment, à propos de l'amitié, en pensant à vous,
que le christianisme en développe singulièrement
les charmes, parce qu'il est tout en contrastes
comme elle. Pour que deux hommes soient par-
faits amis, ils doivent s'attirer et se repousser
sans cesse par quelque endroit : il faut qu'ils aient
des génies d'une même force, mais d'un genre
différent; des opinions opposées, des principes
semblables; des haines et des amours diverses,
mais au fond la même dose de sensibilité; des
humeurs tranchantes, et pourtant des goûts pa-
reils; en un mot, de grands constrastes de carac-
tère, et de grandes harmonies de cœur.

En amour, madame de Staël a commenté Phè-
dre: ses observations sont fines, et l'on voit par
la leçon du scoliaste qu'il a parfaitement entendu
son texte. Mais si ce n'est que dans les siècles
modernes que s'est formé ce mélange des sens et
de l'âme, cette espèce d'amour dont l'amitié est
la partie morale, n'est-ce pas encore au christia-
nisme que l'on doit ce sentiment perfectionné?
N'est-ce pas lui qui, tendant sans cesse à épurer
le cœur, est parvenu à répandre de la spiritualité
jusque dans le penchant qui en paroissoit le moins
susceptible? Et combien n'en a-t-il pas redoublé
l'énergie en le contrariant dans le cœur de
l'homme? Le christianisme seul a établi ces ter-
ribles combats de la chair et de l'esprit, si favo-
rables aux grands effets dramatiques. Voyez dans
Héloïse, la plus fougueuse des passions luttant
contre une religion menaçante. Héloïse aime, Hé-
loïse brûle ; mais là s'élèvent des murs glacés ; là,
tout s'éteint sous des marbres insensibles; là, des
châtiments ou des récompenses éternelles atten-
dent sa chute ou son triomphe. Didon ne perd
qu'un amant ingrat: oh! qu'Héloïse est travaillée
d'un tout autre soin ! Il faut qu'elle choisisse en-
tre Dieu et un amant fidèle. Et qu'elle n'espère
pas détourner secrètement, au profit d'Abeilard,
la moindre partie de son cœur : le Dieu qu'elle
sert est un Dieu jaloux, un Dieu qui veut être
aimé de préférence ; il punit jusqu'à l'ombre d'une
pensée, jusqu'au songe qui s'adresse à d'autres
qu'à lui.

Au reste, on sent que ces cloîtres, que ces
voûtes, que ces mœurs austères, en contraste
avec l'amour malheureux, en doivent augmenter
encore la force et la mélancolie. Je suis fâché que

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madame de Staël ne nous ait pas développé reli- | source de vérité qui existe quelque part. Cette gieusement le système des passions. La perfec- source de vérité ne peut être que Dieu. Done l'itibilité n'étoit pas, du moins selon moi, l'instru- dée de Dieu, dans l'esprit humain, est à son tour ment dont il falloit se servir pour mesurer des une idée innée; donc notre âme, qui contient des foiblesses. J'en aurois plutôt appelé aux erreurs vérités éternelles, est au moins une immortelle mêmes de ma vie : forcé de faire l'histoire des substance. songes, j'aurois interrogé mes songes; et si j'eusse trouvé que nos passions sont réellement plus déliées que les passions des anciens, j'en aurois seulement conclu que nous sommes plus parfaits en illusions.

Si le temps et le lieu le permettoient, mon cher ami, j'aurois bien d'autres remarques à faire sur la littérature ancienne : je prendrois la liberté de combattre plusieurs jugements littéraires de madame de Staël.

Je ne suis pas de son opinion touchant la métaphysique des anciens leur dialectique étoit plus verbeuse et moins pressante que la nôtre; mais en métaphysique, ils en savoient autant que

nous.

Le genre humain a-t-il fait un pas dans les sciences morales? Non; il avance seulement dans les sciences physiques : encore, combien il seroit aisé de contester les principes de nos sciences! Certainement Aristote, avec ses dix catégories, qui renfermoient toutes les forces de la pensée, étoit aussi savant que Bayle et Condillac en idéologie; mais on passera éternellement d'un système à l'autre sur ces matières : tout est doute, obscurité, incertitude en métaphysique. La réputation et l'influence de Locke sont déjà tombées en Angleterre. Sa doctrine, qui devoit prouver si clairement qu'il n'y a point d'idées innées, n'est rien moins que certaine, puisqu'elle échoue contre les vérités mathématiques qui ne peuvent jamais être entrées dans l'âme par les sens. Estce l'odorat, le goût, le toucher, l'ouïe, la vue, qui ont démontré à Pythagore que, dans un triangle rectangle, le carré de l'hypothénuse est égal à la somme des carrés faits sur les deux autres côtés? Tous les arithméticiens et tous les géomètres diront à madame de Staël que les nombres et les rapports des trois dimensions de la matière sont de pures abstractions de la pensée, et que les sens, loin d'entrer pour quelque chose dans ces connoissances, en sont les plus grands ennemis. D'ailleurs, les vérités mathématiques, si j'ose le dire, sont innées en nous, par cela seul qu'elles sont éternelles. Or, si ces vérités sont éternelles, elles ne peuvent être que les émanations d'une

Voyez, mon cher ami, quel enchaînement de choses, et combien madame de Staël est loin d'avoir approfondi tout cela. Je serai obligé, malgré moi, de porter ici un jugement sévère. Madame de Staël, se hâtant d'élever un système, et croyant apercevoir que Rousseau avoit plus pensé que Platon, et Sénèque plus que Tite-Live, s'est imaginé tenir tous les fils de l'âme et de l'intelligence humaine; mais les esprits pédantesques, comme moi, ne sont point du tout contents de cette marche précipitée. Ils voudroient qu'on eût creusé plus avant dans le sujet, qu'on n'eût pas été si superficiel, et que dans un livre où l'on fait la guerre à l'imagination et aux préjugés, dans un livre où l'on traite de la chose la plus grave du monde, la pensée de l'homme, on eût moins senti l'imagination, le goût du sophisme, et la pensée inconstante et versatile de la femme,

Vous savez, mon cher ami, ce que les philosophes nous reprochent, à nous autres gens religieux; ils disent que nous n'avons pas la téte forte. Ils lèvent les épaules de pitié quand nous leur parlons du sentiment moral. Ils demandent qu'est-ce que tout cela prouve? En vérité, je vous avouerai, à ma confusion, que je n'en sais rien moi-même, car je n'ai jamais cherché à me démontrer mon cœur ; j'ai toujours laissé ce soin à mes amis. Toutefois, n'allez pas abuser de cet aveu, et me trahir auprès de la philosophie. Il faut que j'aie l'air de m'entendre, lors même que je ne m'entends pas du tout. On m'a dit, dans ma retraite, que cette manière réussissoit, Mais il est bien singulier que tous ceux qui nous accablent de leur mépris pour notre défaut d'argumen tation, et qui regardent nos misérables idées comme les habitués de la maison ', oublient le fond même des choses dans le sujet qu'ils traitent; de sorte que nous sommes obligés de nous faire violence, et de penser, au péril de nos jours, contre notre tempérament religieux, pour rappeler à ces penseurs ce qu'ils auroient dû penser.

N'est-il pas tout à fait incroyable qu'en parlant de l'avilissement des Romains sous les empereurs, madame de Staël ait négligé de nous faire valoir

Phrase de madame de Staël.

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l'influence du christianisme naissant sur l'esprit des hommes? Elle a l'air de ne se souvenir de la religion, qui a changé la face du monde, qu'au moment de l'invasion des Barbares. Mais, bien avant cette époque, des cris de justice et de liberté avoient retenti dans l'empire des Césars. Et qui est-ce qui les avoit poussés, ces cris? les chrétiens. Fatal aveuglement des systèmes! madame de Staël appelle la folie du martyre des actes que son cœur généreux loueroit ailleurs avec transport je veux dire de jeunes vierges préférant la mort aux caresses des tyrans, des hommes refusant de sacrifier aux idoles, et scellant de leur sang, aux yeux du monde étonné, le dogme de l'unité d'un Dieu et de l'immortalité de l'âme ; je pense que c'est là de la philosophie.

Quel dut être l'étonnement de la race humaine, lorsqu'au milieu des superstitions les plus honteuses, lorsque tout étoit Dieu, excepté Dieu même, comme parle Bossuet, Tertullien fit tout à coup entendre ce symbole de la foi chrétienne: « Le « Dieu que nous adorons est un seul Dieu, qui a « créé l'univers avec les éléments, les corps et les « esprits qui le composent, et qui, par sa parole, « sa raison et sa toute-puissance, a transformé • le néant en un monde, pour être l'ornement « de sa grandeur.... Il est invisible, quoiqu'il se montre partout; impalpable, quoique nous nous « en fassions une image; incompréhensible, « quoique appelé par toutes les lumières de la << raison.... Rien ne fait mieux comprendre le sou« verain Être que l'impossibilité de le concevoir : « son immensité le cache et le découvre à la fois << aux hommes'. »

Et quand le même apologiste osoit seul parler la langue de la liberté au milieu du silence du monde, n'étoit-ce point encore de la philosophie? Qui n'eût cru que le premier Brutus, évoqué de la tombe, menaçoit le trône des Tibères, lorsque ces fiers accents ébranlèrent les portiques où venoient se perdre les soupirs de Rome esclave: Je ne suis point l'esclave de l'empereur. Je << n'ai qu'un maître, c'est le Dieu tout-puissant « et éternel, qui est aussi le maître de César.... « Voilà donc pourquoi vous exercez sur nous ⚫ toutes sortes de cruautés! Ah! s'il nous étoit « permis de rendre le mal pour le mal, une seule • nuit et quelques flambeaux suffiroient à notre

'TERTULL., Apologet., cap. XVII.

Ceterum liber sum illi. Dominus enim meus unus est, Deus omnipotens, et æternus, idem qui et ipsius. ( Apologet., cap. XXXIV.)

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Je puis me tromper, mon cher ami, mais il me
semble que madame de Staël, en faisant l'histoire
de l'esprit philosophique, n'auroit pas dû omet-
tre de pareilles choses. Cette littérature des Pè-
res, qui remplit tous les siècles, depuis Tacite
jusqu'à saint Bernard, offroit une carrière im-
mense d'observations. Par exemple, un des noms
injurieux que le peuple donnoit aux premiers
chrétiens, étoit celui de philosophe1. On les
appeloit aussi athées 3, et on les forçoit d'abju-
rer leur religion en ces termes : Αἵρε τοὺς ἀθέους,
confusion aux athées 4. Étrange destinée des
chrétiens! Brûlés, sous Néron, pour cause d'a-
théisme; guillotinés, sous Robespierre, pour cause
de crédulité : lequel des deux tyrans eut raison?
Selon la loi de la perfectibilité, ce doit être Ro-
bespierre.

On peut remarquer, mon cher ami, d'un bout
à l'autre de l'ouvrage de madame de Staël, des
contradictions singulières. Quelquefois elle paroît
presque chrétienne, et je suis prêt à me réjouir.
Mais l'instant d'après, la philosophie reprend le
dessus. Tantôt, inspirée par sa sensibilité natu-
relle, qui lui dit qu'il n'y a rien de touchant, rien
de beau sans religion, elle laisse échapper son
âme. Mais tout à coup l'argumentation se ré-
veille et vient contrarier les élans du cœur ; l'ana-
lyse prend la place de ce vague infini où la pensée
aime à se perdre; et l'entendement cite à son tri-
bunal des causes qui ressortissoient autrefois à
ce vieux siége de la vérité, que nos pères gaulois
appeloient les entrailles de l'homme. Il résulte
que le livre de madame de Staël est pour moi un
mélange singulier de vérités et d'erreurs. Ainsi,
lorsqu'elle attribue au christianisme la melancolie
qui règne dans le génie des peuples modernes,
je suis absolument de son avis; mais quand elle
joint à cette cause je ne sais quelle maligne in-
fluence du Nord, je ne reconnois plus l'auteur qui
me paroissoit si judicieux auparavant. Vous voyez,
mon cher ami, que je me tiens dans mon sujet,
et que je passe maintenant à la littérature mo-
derne.

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La religion des Hébreux, née au milieu des foudres et des éclairs, dans les bois d'Horeb et de Sinaï, avoit je ne sais quelle tristesse formidable. La religion chrétienne, en retenant ce que celle de Moïse avoit de sublime, en a adouci les autres traits. Faite pour les misères et pour les besoins de notre cœur, elle est essentiellement tendre et mélancolique. Elle nous représente toujours l'homme comme un voyageur qui passe ici-bas dans une vallée de larmes et qui ne se repose qu'au tombeau. Le Dieu qu'elle offre à nos adorations est le Dieu des infortunés; il a souffert lui-même, les enfants et les foibles sont les objets de sa prédilection, et il chérit ceux qui pleurent.

Les persécutions qu'éprouvèrent les premiers fidèles augmentèrent sans doute leur penchant aux méditations sérieuses. L'invasion des Barbares mit le comble à tant de calamités, et l'esprit humain en reçut une impression de tristesse qui ne s'est jamais effacée. Tous les liens qui attachent à la vie étant brisés à la fois, il ne reste plus que Dieu pour espérance, et les déserts pour refuge. Comme au temps du déluge, les hommes se sauvèrent sur le sommet des montagnes, emportant avec eux les débris des arts et de la civilisation. Les solitudes se remplirent d'anachorètes qui, vêtus de feuilles de palmier, se dévouoient à des pénitences sans fin pour fléchir la colère céleste. De toutes parts s'élevèrent des couvents, où se retirèrent des malheureux trompés par le monde, et des âmes qui aimoient mieux ignorer certains sentiments de l'existence que de s'exposer à les voir cruellement trahis. Une prodigieuse mélancolie dut être le fruit de cette vie monastique; car la mélancolie s'engendre du vague des passions, lorsque ces passions, sans objet, se consument d'elles-mêmes dans un cœur solitaire.

Ce sentiment s'accrut encore par les règles qu'on adopta dans la plupart des communautés. Là, des religieux bêchoient leurs tombeaux, à la lueur de la lune, dans les cimetières de leurs cloîtres; ici, ils n'avoient pour lit qu'un cercueil : plusieurs erroient comme des ombres sur les débris de Memphis et Babylone, accompagnés par des lions qu'ils avoient apprivoisés au son de la harpe de David. Les uns se condamnoient à un perpétuel silence; les autres répétoient, dans un éternel cantique, ou les soupirs de Job, ou les plaintes de Jérémie, ou les pénitences du roi-prophète. Enfin les monastères étoient bâtis dans les sites

les plus sauvages: on les trouvoit dispersés sur les cimes du Liban, au milieu des sables de l'Égypte, dans l'épaisseur des forêts des Gaules et sur les grèves des mers britanniques. Oh ! comme ils devoient être tristes, les tintements de la cloche religieuse qui, dans le calme des nuits, appeloient les vestales aux veilles et aux prières, et se mêloient, sous les voûtes du temple, aux derniers sons des cantiques et aux foibles bruissements des flots lointains! Combien elles étoient profondes les méditations du solitaire qui, à travers les barreaux de sa fenêtre, rêvoit à l'aspect de la mer, peut-être agitée par l'orage! la tempête sur les flots, le calme dans sa retraite ! des hommes brisés par des écueils au pied de l'asile de la paix! l'infini de l'autre côté du mur d'une cellule, de même qu'il n'y a que la pierre du tombeau entre l'éternité et la vie !... Toutes ces diverses puissances du malheur, de la religion, des souvenirs, des mœurs, des scènes de la nature, se réunirent pour faire du génie chrétien le génie même de la mélancolie.

Il me paroît donc inutile d'avoir recours aux Barbares du Nord pour expliquer ce caractère de tristesse que madame de Staël trouve particulièrement dans la littérature angloise et germanique, et qui pourtant n'est pas moins remarquable chez les maîtres de l'école françoise. Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne, n'a produit Pascal et Bossuet, ces deux grands modèles de la mélancolie en sentiments et en pensées.

Mais Ossian, mon cher ami, n'est-il pas la grande fontaine du Nord où tous les bardes se sont enivrés de mélancolie, de même que les anciens peignoient Homère sous la figure d'un grand fleuve où tous les petits fleuves venoient remplir leurs urnes ? J'avoue que cette idée de madame de Staël me plaît fort. J'aime à me représenter les deux aveugles, l'un sur la cime d'une montagne d'Écosse, la tête chauve, la barbe humide, la harpe à la main, et dictant ses lois, du milieu des brouillards, à tout le peuple poétique de la Germanie; l'autre, assis sur le sommet du Pinde, environné des Muses qui tiennent sa lyre, élevant son front couronné sous le beau ciel de la Grèce, et gouvernant avec un sceptre orné de lauriers la patrie du Tasse et celle de Racine.

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