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Madame Dufresne, qui d'abord avait chancelé, retourna chez elle d'un pas assez ferme. A la fin du jour, seulement, on s'aperçut qu'à de certains moments elle délirait. Elle s'agenouillait dans sa chambre, demandant pardon à Dieu de la faute qu'elle avait commise autrefois en aimant Elias, et répétant souvent ces paroles bizarres :

« Mon Dieu! mon Dieu! serais-je plus punie, si j'avais plus péché?»

Lorsque madame Dufresne sortit de la longue torpeur où l'avait jetée sa maladie, Lucien seul veillait à son chevet. Il salua ce réveil d'un triste sourire et pressa silencieusement la main de la malade. Cornélie avait recouvré déjà toute sa mémoire et pourtant elle ne demanda pas sa fille; mais à mesure qu'elle revenait à la vie, elle témoignait de son horreur pour tout ce qui pouvait la rattacher à la vie. Elle exigea qu'on tînt fermés les volets de sa chambre. Souvent la pâle lumière de la veilleuse suffisait à l'irriter; elle se faisait environner dans son lit de ses épais rideaux. Lucien un jour, les ayant soulevés, elle le regarda fixement. « Je fais l'essai de mon tombeau,» lui dit-elle d'un air égaré.

Lucien se précipita vers la fenêtre et l'ouvrit; les flots d'or du soleil couchant inondèrent la chambre. C'était le soleil de juillet encore, le soleil du Port-Valin. Cornélie se cacha le visage.

« Vous vivrez malgré vous, s'écria le jeune homme, vous n'avez point le droit de tuer en mourant ceux qui n'ont pas cessé de vous aimer.

Ma fille ne veut pas que je vive, murmura-t-elle. Je sais que je vous laisserai seul au monde, et que c'est mal payer votre dévouement, Lucien; pardonnez-moi mon égoïsme. Vous retrouverez un jour une autre amie.

Une amie! reprit-il avec amertume; à l'heure où nous sommes, c'est trop peu de ce mot entre nous. Vous étiez pour moi bien plus qu'une amie, vous êtes... »

Cornélie se dressa sur son lit avec effort: « Quoi? s'écria-t-elle en plongeant ses yeux abattus dans ceux du jeune homme, comme si elle voulait lire au fond de son âme.

Oui, interrompit Lucien d'une voix sourde. Je vous trompe depuis dix ans. Dans la sollicitude que je mettais à veiller sur vous, peut-être y avait-il autant de jalousie que de dévouement. Oh! croyez-moi, je ne sais si je me calomnie, je n'ai jamais voulu sonder

mon cœur...

- Non, dit-elle, non, mon ami, je ne vous croirai pas.

– Regardez-moi bien, continua-t-il, mais pas au visage. Ce n'est

pas là que je suis le plus laid. J'avais douze ans quand je vous ai vue. C'est la première fois que j'ai pleuré d'être infirme. Comment aurais-je osé vous avouer que je vous aimais? Il ne m'est jamais. arrivé d'espérer même un tel bonheur; j'en rêvais quelquefois. Souvent aussi, quand je tremblais à votre approche, j'avais peur de me trahir. Mais vous ne pouviez pas me deviner. »

Cornélie l'écoutait et se croyait bercée par quelque harmonie lointaine. Elle retrouvait dans l'aveu de cet amour méconnu tous les accents de l'amitié qui l'avait soutenue dans ses épreuves, mais avec quelque chose de plus tendre et aussi de plus fort. Elle pensait qu'en parlant plus tôt, Lucien lui aurait peut-être épargné le désespoir, car sans lui rendre le sentiment infini qu'il lui avait voué, elle n'aurait plus cherché du moins d'autre joie que d'être aimée par un tel cœur.

« Vous m'aimez? répéta-t-elle, comme se parlant à elle-même.

Je vous aime, s'écria-t-il. Mourez maintenant, si vous en avez le courage.

Mon pauvre ami, dit-elle doucement, je comprends ce que vous avez souffert. Votre tendresse résignée est pour moi un exemple et un enseignement. »>

VII

Claire sortit du couvent en apprenant qu'Elias venait de se marier à Paris. Lorsqu'elle reçut le premier baiser de sa fille et le regard qui l'accompagnait, madame Dufresne sentit comme une pointe d'acier qui pénétrait dans son cœur. Elle se retourna vers Lucien, et bien sûre de trouver toujours en lui le secours qu'elle cherchait, elle reprit courage. Pendant les trois années qui suivirent, mademoiselle Dufresne vécut peu dans la demeure paternelle: sa tante Céleste la gardait souvent des mois entiers dans sa maison rose. A vingt ans, Claire a épousé M• Nicanor, le treizième avocat de Précyle-Sec et le plus sérieux des treize. Mais sa beauté grêle et singulière était déjà compromise. Il semblait que celle de sa mère dût être éternelle.

Me Lubin-Siméon Dufresne dès ce temps-là n'était plus adjoint; Baptiste Coqueret s'étant enfin lassé de le soutenir contre les meuniers du conseil. Madame Irma d'ailleurs, dirigée par don Manoël, ayant défendu à son mari de s'en prendre à madame Dufresne du nouveau départ d'Elias, il avait bien fallu que la colère de Baptiste retombât sur quelqu'un, et le bâtonnier s'était trouvé là. M° Lubin

avait perdu en un seul instant tout le fruit de ce qu'il nommait ses sacrifices; s'apercevant que tout se faisait désormais à la mairie sans qu'il y prît part, il s'en était plaint d'abord à son collègue le docteur. Mais les mépris de don Manoël pour le petit homme étaient montés à un tel degré depuis l'affaire du mariage, que sans plus de façons il lui tourna le dos. Les choses empiraient pourtant dans le conseil: toutes les fois que Me Dufresne ouvrait la bouche, les fariniers aussitôt poussaient un sourd murmure qui couvrait sa voix et le forçait à se taire. Il avait donc donné sa démission le plus fièrement du monde, puis il avait encore une fois parcouru toute la montagne, cherchant à réveiller les anciens ennemis des meuniers. Mais il avait lui-même trop bien éteint le feu de la querelle qui, pendant plus de cent ans, avait divisé Précy-le-Sec : les cendres en étaient froides.

PAUL PERRET.

DU

MOUVEMENT INTELLECTUEL

EN RUSSIE

Saint-Pétersbourg, le 15 avril 1858.

Monsieur le Rédacteur,

La Russie n'est plus, comme il y a cinquante ans, un pays perdu dans les régions polaires, et séparé du reste de l'Europe par une barrière de déserts et de glaces; elle aspire à des destinées nouvelles; elle est entrée vigoureusement dans le mouvement européen, et plus d'une fois elle a jeté son épée dans la balance où se pesait le sort des nations. Aujourd'hui surtout, on peut dire que la Russie tend à devenir tout à fait européenne ; grâce à la vapeur, les ports du golfe de Finlande sont à deux journées de ceux de l'Allemagne, et une lettre peut arriver en cinq jours de SaintPétersbourg à Paris. Quand une ligne de chemin de fer, commencée et poursuivie avec activité, aura relié Varsovie à Saint-Pétersbourg, c'est-àdire dans deux ans au plus tard, on pourra se rendre, en soixante heures, de cette dernière capitale à celle de la France. Enfin le télégraphe électrique, autre merveille de notre temps, met à deux heures de distance à peine les communications entre les deux villes. La magie n'avait jamais rêvé de tels prodiges.

Le caractère du peuple russe a ses contradictions; tour à tour ardent et apathique, il a besoin, pour se mettre en action, qu'une excitation extérieure, un intérêt, une passion l'émeuve; sinon, il croupit volontiers dans l'ornière de la routine. Il manque d'initiative; mais, une fois lancé en avant, il va vite et loin; il est même capable d'une singulière persévérance, surtout quand l'esprit de religion et de patriotisme soutient les facultés solides dont il est doué. A certaines époques de crise, la Russie a

eu ses éveils et a déployé une force, une grandeur imposantes. Sans remonter aux invasions tartares et polonaises, il suffit de se rappeler Charles XII et la lutte opiniâtre qu'il engagea contre Pierre le Grand; «à force de nous battre, disait le tsar, après la malheureuse bataille de Narva, les Suédois nous apprendront à vaincre ; » et l'on sait comment se dénoua, dans les plaines de Pultava, cette rivalité des deux peuples. Les Russes se vantent, avec un certain orgueil, d'être toujours sortis avec avantage des guerres nationales qui ont menacé leur existence; le danger, disentils, retrempe leur caractère et provoque le déploiement des grandes ressources qu'il possède ; c'est l'aiguillon qui les réveille et les pousse vers le but qu'ils avaient momentanément oublié. La guerre de 1812 semble justifier cette prétention: si ce fut un élan prodigieux d'audace de la part de Napoléon, d'aller porter la guerre d'invasion au sein d'un immense pays qui pouvait lui opposer le vide du désert, l'élan national que déploya la Russie pour repousser l'ennemi de son sol n'est pas moins remarquable. Après une paix de quarante années, pendant laquelle la Russie s'était laissée aller un peu à sa somnolence naturelle, la guerre d'Orient est venue lui rendre l'activité, et elle se hâte en ce moment de regagner le temps perdu. Elle s'est aperçue qu'il lui manquait bien des choses et que. faute d'avancer, elle avait reculé. Le mouvement démocratique de 1848 avait surtout contribué à la confirmer dans ce temps d'arrêt. Le gouvernement russe avait été effrayé des excès révolutionnaires qui troublèrent alors le repos de l'Europe; pour se préserver de ce dangereux contact, il s'entoura d'un cordon sanitaire ; les relations avec les peuples étrangers furent presque entièrement suspendues; les Russes ne pouvaient que très difficilement sortir de leur pays, et les étrangers n'avaient pas moins de peine à pénétrer en Russie. Les désordres de la démocratie ont toujours amené des réactions de ce genre, et l'on ne peut blåmer un gouvernement qui cherche à se garantir par des mesures préventives. Mais le résultat de ces inquiétudes bien naturelles, fut de paralyser les bonnes intentions de l'empereur Nicolas, et de l'arrêter dans la voie des améliorations et des réformes qu'il voulait entreprendre. Tout fut suspendu et remis à un autre temps. L'empereur ne songea qu'à raidir son autorité en la concentrant de plus en plus, et il se considéra comme le rempart extrême de l'autorité monarchique, minée partout ailleurs par des passions subversives.

Survint la guerre d'Orient, dont je n'ai pas à examiner ici les causes. La mort inopinée du souverain qui avait à soutenir l'attaque des deux grandes puissances coalisées, favorisa la conclusion de la paix, et l'empereur Alexandre II, n'étant lié ni par un intérêt de principe, ni par une raison d'amour-propre, put mettre fin à une guerre ruineuse, pour reprendre et seconder le mouvement national interrompu. L'attitude des puissances changea tout d'abord; le rapprochement avec la France se fit vite et sans effort; les deux peuples s'estimaient réciproquement tout en se combattant à outrance; les rapports, pendant la guerre, avaient toujours eu le caractère de la plus parfaite courtoisie; il semblait, comme l'a dit depuis le souverain de la France, que l'on se combattît à regret. Depuis lors, les marques de sympathie mutuelle ont été trop nombreuses pour

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