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Tout le monde, je le sais, a la prétention d'exactitude je ressemble peut-être à ce bon abbé Leroy, curé de Saint-Herbland de Rouen et prédicateur du roi lui aussi a traduit Milton, et en vers! Il dit : « Pour ce qui est de notre traduction, son principal mérite, comme nous l'avons dit, c'est d'être fidèle.

Or voici comme il est fidèle, de son propre aveu. Dans les notes du vir chant, on lit : « J'ai substitué ceci à la fable de Bellerophon, m'étant proposé d'en purger cet ouvrage.

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J'ai adapté au reste les plaintes de Milton, de façon qu'elles puissent convenir encore plus à un homme de mérite. . Ici j'ai changé ou retranché un long récit de l'aventure d'Orphée, mis à mort par les Bacchantes sur le mont Rhodope. »

Changer ou retrancher l'admirable passage où Milton se compare à Orphée déchiré par ses ennemis!

« La Muse ne put défendre son fils! »

Je ne crois pas néanmoins qu'il faille aller jusqu'à cette précision de Luneau de Boisjermain : « Ne pas avoir besoin de répétition, comme qui seroit non de pouvoir d'un seul coup ». La traduction interlinéaire de Luneau est cependant utile; mais il ne faut pas trop s'y fier, car, par une inadvertance étrange, en suivant le mot à mot elle fourmille de contre-sens; souvent la glose au-dessous donne un sens opposé à la traduction interlinéaire.

Ce que je viens de dire sera mon excuse pour les chicanes de langue que l'on pourroit me faire. Je passe condamnation sur tout, pourvu qu'on m'accorde que le portrait, quelque mauvais qu'on le trouve, est ressemblant.

J'ai déjà signalé1 les difficultés grammaticales de la langue de Milton; une des plus grandes vient de l'introduction de plusieurs nominatifs indirects dans une période régie par un principal nominatif, de sorte que tout à coup vous trouverez un he, un their, qui vous étonnent, qui vous obligent à un effort de mémoire ou qui vous forcent à remonter la période pour retrouver la personne ou les personnes auxquelles ce he ou ce their appartiennent. Une autre espèce d'obscurité naît de la concision de l'ellipse; faut-il donc s'étonner de la variété et des contre-sens des traductions dans ces passages? Ai-je rencontré plus juste? Je le crois, mais je n'en suis pas sûr il ne me paroît même pas clair que Milton ait toujours bien lui-même rendu ca pensée : ce haut génie s'est contenté quelquefois de l'à-peu-près, et il a dit à la foule : « Devine, si tu peux. »

Le nominatif absolu des Grecs, si fréquent dans le style antique de Milton, est très-inélégant dans notre langue Thou looking on pour thee looking on. Je l'ai cependant employé sans égard à son étrangeté, aussi frappante en anglois qu'en françois.

Les ablatifs absolus du latin dont Le Paradis perdu abonde sont un peu plus usités dans notre langue; mais en les conservant j'ai parfois été obligé d'y joindre un des temps du verbe être, pour faire disparoître une amphibologie.

1. Avertissement de l'Essai sur la Littérature angloise, à la fin du Paradis perdu.

C'est ainsi encore que j'ai complété quelques phrases non complètes. Milton parle des serpents qui bouclent Mégère: force est ici de dire qui forment des boucles sur la tête de Mégère.

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Bentley prétend que, Milton étant aveugle, les éditeurs ont introduit dans Le Paradis perdu des interpolations qu'il n'a pas connues: c'est peut-être aller loin; mais il est certain que la cécité du chantre d'Éden a pu nuire à la correction de son ouvrage. Le poête composoit la nuit: quand il avoit fait quelques vers, il sonnoit; sa fille ou sa femme descendoit1; il dictoit ce premier jet, qu'il oublioit nécessairement bientôt après, restoit à peu près tel qu'il étoit sorti de son génie. Le poëme fut ainsi conduit à sa fin par inspirations et par dictées; l'auteur ne put en revoir l'ensemble ni sur le manuscrit ni sur les épreuves. Or il y a des négligences, des répétitions de mots, des cacophonies qu'on n'aperçoit et, pour ainsi dire, qu'on n'entend qu'avec l'œil, en parcourant les épreuves. Milton, isolé, sans assistance, sans secours, presque sans amis, étoit obligé de faire tous les changements dans son esprit, et de relire son poëme d'un bout à l'autre dans sa mémoire. Quel prodigieux effort de souvenir! et combien de fautes ont dû lui échapper! De là ces phrases inachevées, ces sens incomplets, ces verbes sans régimes, ces noms et ces pronoms sans relatifs dont l'ouvrage fourmille. Le poëte commence une phrase au singulier et l'achève au pluriel, inadvertance qu'il n'auroit jamais commise s'il avoit pu voir les épreuves. Pour rendre en françois ces passages, il faut changer les nombres des pronoms, des noms et des verbes; les personnes qui connoissent l'art savent combien cela est difficile. Le poëte ayant à son gré mêlé les nombres a naturellement donné à ses mots la quantité et l'euphonie convenables; mais le pauvre traducteur n'a pas la même faculté : il est obligé de mettre sa phrase sur ses pieds. S'il opte pour le singulier, il tombe dans les verbes de la première conjugaison, sur un aima, sur un parla, qui viennent heurter une voyelle suivante; s'en tient-il au pluriel, il trouve un aimoient, un parloient, qui appesantissent et arrêtent la phrase au moment où elle devroit voler. Rebuté, accablé de fatigue, j'ai été cent fois au moment de planter là tout l'ouvrage. Jusque ici les traductions de ce chef-d'œuvre ont été moins de véritables traductions que des épitómés ou des amplifications paraphrasées, dans lesquelles le sens général s'aperçoit à peine, à travers une foule d'idées et d'images dont il n'y a pas un mot dans le texte. Comme je l'ai dit2, on peut se tirer tant bien que mal d'un morceau choisi; mais soutenir une lutte sans cesse renouvelée pendant douze chants, c'est peut-être l'œuvre de patience la plus pénible qu'il y ait au monde.

Dans les sujets riants et gracieux, Milton est moins difficile à entendre, et sa langue se rapproche davantage de la nôtre. Toutefois les traducteurs ont une singulière monomanie: ils changent les pluriels en singuliers, les singuliers en pluriels, les adjectifs en substantifs, les articles en pronoms, les pronoms en articles. Si Milton dit le vent, l'arbre, la fleur la tempête, etc., ils 1. Essai sur la Littérature angloise.

2. Avertissement de l'Essai.

mettent les vents, les arbres, les fleurs, les tempêtes, etc.; s'il dit un esprit doux, ils écrivent la douceur de l'esprit; s'il dit sa voix, ils traduisent la voix, etc. Ce sont là de très-pétites choses sans doute; cependant il arrive, on ne sait comment, que de tels changements répétés produisent à la fin du poëme une prodigieuse altération; ces changements donnent au génie de Milton cet air de lieu commun qui s'attache à une phraséologie banale.

Je n'ai rien ajouté au texte; j'ai seulement quelquefois été obligé de suppléer le mot collectif par lequel le poëte a oublié de lier les parties d'une énumération d'objets.

J'ai négligé çà et là des explétives redondantes qui embarrassoient la phrase sans ajouter à sa beauté, et qui n'étoient là évidemment que pour la mesure du vers le sobre et correct Virgile lui-même a recours à ces explétives. On trouvera dans ma traduction synodes, mémoriaux, recordés, conciles, que les traducteurs n'ont osé risquer et qu'ils ont rendus par assemblées, emblèmes, rappelés, conseils, etc.; c'est à tort, selon moi. Milton avoit l'esprit rempli des idées et des controverses religieuses; quand il fait parler les Démons, il rappelle ironiquement dans son langage les cérémonies de l'Église romaine; quand il parle sérieusement, il emploie la langue des théologues protestants. Il m'a semblé que cette observation oblige à traduire avec rigueur l'expression miltonienne, faute de quoi on ne feroit pas sentir cette partie intégrante du génie da poëte, la partie religieuse. Ainsi, dans une description du matin, Milton parle de la charmante heure de Prime : je suis persuadé que Prime est ici le nom d'un office de l'église; il ne veut pas dire première: malgré ma conviction, je n'ai pas risqué le mot prime, quoique à mon avis il fasse beauté, en rappelant la prière matinale du monde chrétien.

L'astre avant-coureur de l'aurore

Du soleil qui s'approche annonce le retour;

Sous le pâle horizon l'ombre se décolore:

Lève-toi dans nos cœurs, chaste et bienheureux jour.

RACINE.

Une autre beauté, selon moi, qui se tire encore du langage chrétien, c'est l'affectation de Satan à parler comme le Très-Haut; il dit toujours ma droite au lieu de mon bras : j'ai mis une grande attention à rendre ces tours; ils caractérisent merveilleusement l'orgueil du Prince des ténèbres.

Dans les cantiques que le poète fait chanter aux anges, et qu'il emprunte de l'Écriture, il suit l'hébreu, et il ramène quelques mots en refrain au bout du verset. Ainsi praise termine presque toutes les strophes de l'hymne d'Adam et d'Ève au lever du jour. J'ai pris garde à cela, et je reproduis à la chute le mot louange mes prédécesseurs, n'ayant peut-être pas remarqué le retour de ce mot, on fait perdre aux vers leur harmonie lyrique.

Lorsque Milton peint la création, il se sert rigoureusement des paroles de la Genèse, de la traduction angloise; je me suis servi des mots françois de la traduction de Sacy, quoiqu'ils different un peu du texte anglois : en des

matières aussi sacrées, j'ai cru ne devoir reproduire qu'un texte approuvé par l'autorité de l'Église.

J'ai employé, comme je l'ai dit encore 1, de vieux mots; j'en ai fait de nouveaux, pour rendre plus fidèlement le texte; c'est surtout dans les mots négatifs que j'ai pris cette licence on trouvera donc inadorée, imparité, inabstinence, etc. On compte cinq ou six cents mots dans Milton qu'on ne trouve dans aucun dictionnaire anglois. Johnson, parlant du grand poëte, s'exprime ainsi :

Through all his greater works there prevails a uniform peculiarity of diction, a mode and cast of expression which bears little resemblance to that of any former writer, and which is so far removed from common use, that an unlearned reader, when he first opens his book, finds himself surprised by a new language... Our language, says Addison, sunk under him.

« Dans tous les plus grands ouvrages de Milton prévalent une uniforme singularité de diction, un mode et un tour d'expression qui ont peu de ressemblance avec ceux d'aucun écrivain précédent, et qui sont si éloignés de l'usage ordinaire, qu'un lecteur non lettré quand il ouvre son livre pour la première fois se trouve surpris par une langue nouvelle... Notre langue, dit Addison, s'abat (ou s'enfonce ou coule bas) sous lui. »

Milton imite sans cesse les anciens; s'il falloit citer tout ce qu'il imite, on feroit un in-folio de notes pourtant quelques notes seroient curieuses et d'autres seroient utiles pour l'intelligence du texte.

Le poète, d'après la Genèse, parle de l'Esprit qui féconda l'abime. Du Bartas avoit dit :

D'une même façon l'esprit de l'Éternel

Semble couver ce gouffre.

L'obscurité ou les ténèbres visibles rappellent l'expression de Sénèque, non ut per tenebras videamus, sed ut ipsas.

Satan élevant sa tête au-dessus du lac de feu est une image empruntée à l'Énéide :

Pectora quorum inter fluctus arrecta.

Milton faisant dire à Satan que régner dans l'Enfer est digne d'ambition traduit Grotius: Regnare dignum est ambitu, etsi in Tartaro.

La comparaison des anges tombés aux feuilles de l'automne est prise de l'Iliade et de l'Énéide. Lorsque dans son invocation le poëte s'écrie qu'il va chanter des choses qui n'ont encore été dites ni en prose ni en vers, il imite à la fois Lucrèce et Arioste :

Cosa non detta in prosa mai, ne in rima.

Le lasciate ogni speranza est commenté ainsi d'une manière sublime : Régions de chagrins, obscurité plaintive où l'espérance ne peut jamais. venir, elle qui vient à tous » hope never comes that comes to all.

1. Avertissement de l'Essai.

Lorsque Milton représente des anges tournant les uns sur la lance, les autres sur le bouclier, pour signifier tourner à droite et à gauche, cette façon de parler poétique est empruntée d'un usage commun chez les Romains: le légionnaire tenoit la lance de la main droite et le bouclier de la main gauche declinare ad hastam vel ad scutum; ainsi Milton met à contribution les historiens aussi bien que les poëtes, et, en ayant l'air de ne rien dire, il vous apprend toujours quelque chose. Remarquez que la plupart des citations que je viens d'indiquer se trouvent dans les trois cents premiers vers du Paradis perdu; encore ai-je négligé d'autres imitations d'Ézéchiel, de Sophocle, du Tasse, etc.

Le mot saison dans le poème doit être quelquefois traduit par le mot heure le poète, sans vous le dire, s'est fait Grec, ou plutôt s'est fait Homère, ce qui lui étoit tout naturel; il transporte dans le dialecte anglois une expression hellénique.

Quand il dit que le nom de la femme est tiré de celui de l'homme, qui lo comprendra si l'on ne sait que cela est vrai d'après le texte de la Vulgate, virago, et d'après la langue angloise, woman, ce qui n'est pas vrai en françois? Quand il donne à Dieu l'Empire carré et à Satan l'Empire rond, voulant par là faire entendre que Dieu gouverne le ciel et Satan le monde, il faut savoir que saint Jean dans l'Apocalypse dit : « Civitas Dei in quadro posita. » Il y auroit mille autres remarques à faire de cette espèce, surtout à une époque où les trois quarts des lecteurs ne connoissent pas plus l'Écriture Sainte et les Pères de l'Église qu'ils ne savent le chinois.

Jamais style ne fut plus figuré que celui de Milton : ce n'est point Ève qui est douée d'une majesté virginale, c'est la majestueuse virginité qui se trouve dans Ève; Adam n'est point inquiet, c'est l'inquiétude qui agit sur Adam; Satan ne rencontre pas Ève par hasard, c'est le hasard de Satan qui rencontre Ève; Adam ne veut pas empêcher Ève de s'absenter, il cherche à dissuader l'absence d'Ève. Les comparaisons, à cause même de ces tours, sont presque intraduisibles: assez rarement empruntées des images de la nature, elles sont prises des usages de la société, des travaux du laboureur et du matelot, des réminiscences de l'histoire et de la mythologie: ce qui rappelle, pour le dire en passant, que Milton étoit aveugle, et qu'il tiroit de ses souvenirs une partie de son génie. Une comparaison admirable, et qui n'appartient qu'à lui, est celle de cet homme sorti un matin des fumées d'une grande ville pour se promener dans les fraiches campagnes, au milieu des moissons, des troupeaux, et rencontrant une jeune fille plus belle que tout cela : c'est Satan échappé du gouffre de l'Enfer qui rencontre Ève au milieu des retraites fortunées d'Eden. On voit aussi par la vie de Milton qu'il remémore dans cette comparaison le temps de sa jeunesse : dans une des promenades matinales qu'il faisoit autour de Londres, s'offrit à sa vue une jeune femme d'une beauté extraordinaire : il en devint passionnément amoureux, et ne la retrouva jamais, et fit le serment de ne plus aimer 1.

1. Essai sur la Littérature angloise.

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