Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

Plus l'humanité avance dans sa voie, plus elle ressent l'immense besoin du vrai, du beau, du bien, et aucune science n'y satisfait aussi complétement que l'histoire. Nouveaux venus dans ce monde, à la suite de ceux qui l'abandonnèrent l'ayant à peine connu; anneaux temporaires de la chaîne par laquelle se perpétue l'espèce au milieu de la destruction des individus, comment nous diriger si nous en étions réduits à notre seule expérience? De peu supérieurs à la brute, peut-être même plus malheureux qu'elle; poussés par l'instinct du plaisir ou par l'aiguillon du besoin, nous ressemblerions à des enfants qui, nés à minuit, croiraient, à l'aspect du soleil levant, qu'il vient à l'instant d'être créé.

Ce qui nous façonne à la vie, et devance pour nous l'expérience dont les précieuses leçons s'achètent si chèrement, c'est l'étude des hommes et celle des livres; l'une immédiate et réelle, l'autre plus étendue et variée, toutes deux insuffisantes, si elles ne marchent ensemble. L'histoire, qui recueille dans les livres les études faites sur l'homme, allie heureusement les deux enseignements, et constitue le meilleur passage de la théorie à l'application, de l'école à la société.

Mais si l'histoire se réduit à une vaste collection de faits, d'où l'homme prétende déduire une règle pour agir en des circonstances pareilles, l'enseignement qui en résulte est aussi incomplet qu'inutile, aucun fait ne se reproduisant avec les mêmes accidents. Elle acquiert une bien autre importance, lorsqu'on observe les faits comme une parole successive qui, d'une manière plus ou moins claire, révèle les décrets de la Providence; lorsqu'on les rattache, non à une idée d'utilité partielle, mais à une loi éternelle de charité et de justice. Il ne faut pas que, dans une sombre contemplation, elle dévoile et envenime encore les plaies sociales, mais qu'elle fasse tourner au profit des enfants la moisson des douleurs subies par les pères et l'exemple des grandes catas

*

T. I.

trophes. Alors elle nous élève au-dessus des intérêts éphémères, et, nous montrant tous membres d'une association universelle appelée à la conquête de la vertu, de la science, du bonheur, elle étend notre existence à tous les siècles, la patrie au monde entier; elle nous rend contemporains des grands hommes, et nous fait sentir l'obligation d'accroître pour la postérité l'héritage que nous avons reçu de nos ancêtres.

Quelle pure satisfaction réjouit l'intelligence, à contempler d'une telle hauteur la morale et l'humanité! Les préjugés que nous dicte l'esprit de parti dans l'appréciation de nos contemporains font place à des opinions plus justes et plus absolues; le sentiment moral redouble d'énergie, et nous perdons l'habitude de confondre le bien avec l'utile, le beau avec ce qui est conforme à nos passions et à l'opinion vulgaire. En nous accoutumant aux oracles d'une rigoureuse justice, à une sympathie délicate et généreuse, nous apprenons à régler chacun de nos actes selon les lumières de la raison, à nous laisser guider par une philanthropie qui confond notre félicité propre avec celle de tous.

Ne produisît-elle d'autre bien que de mettre un frein au lâche égoïsme, cette gangrène de la société moderne, et d'encourager à des actes généreux, l'histoire serait déjà d'une immense utilité. Chaque fois que des passions contrariées ou de profonds chagrins nous amènent à ne voir dans l'homme que l'individu, quel dédain ne doit pas nous causer cette race humaine, ou folle ou perverse, d'esprit orgueilleuse et molle de volonté, qui s'égare dans un labyrinthe dont elle ne connaît pas l'entrée, dont elle est certaine de ne pas voir l'issue; qui, poussée par la violence, circonvenue par la fraude, au milieu de chocs aveugles et d'amères déceptions, traine après soi douleurs et espérances, durant le peu de jours que le malheur la dispute à la mort! Échange d'hostilités déguisées, de bienfaits calculés, de caresses insidieuses, d'insultantes compassions; lutte étourdissante et sans relâche d'intérêts frivoles, au milieu des serviles convoitises des uns et de la lâche insouciance de la plupart; vieillards moroses qui repoussent tout progrès, et jeunes imprudents qui le compromettent pour vouloir trop le hâter: voilà le spectacle offert à l'homme ici-bas. Ne doitil pas croire le monde livré aux caprices du hasard, ou jouet misérable d'une puissance envieuse et cruelle, se complaisant à voir les plus magnanimes efforts succomber sous l'astuce ou sous la

violence? Alors, intimidé ou désespéré, il prend le parti de jouir de l'heure fugitive, et se dit : « Cueillons les roses avant qu'elles se flétrissent; jouissons aujourd'hui ; demain nous mourrons. » Mais quand l'histoire, concitoyenne immortelle de toutes les nations, embrasse d'un regard l'humanité entière, le spectacle d'une durée incommensurable modifie la brièveté de notre existence. Ce courroux mélancolique qu'on éprouve à se sentir isolé, est vaincu par la pensée consolante de la fraternité avec toute la famille humaine, dans un but de régénération complète de l'individu et de l'espèce. Alors, à travers les volontés déréglées de l'homme, dans cette combinaison d'accidents que nous appelons hasard, nous reconnaissons une intelligence supérieure qui dirige les efforts individuels vers la conquête de la vérité et de la vertu, qui donne la victime de la violence pour institutrice à ses persécuteurs, et des fléaux de l'humanité en fait les bienfaiteurs.

Quand l'homme voit cette race de pygmées qui se soumet l'Océan, modifie les climats, arrache à la mer l'Égypte et la Hollande, pare de vignobles les forêts germaniques, il se persuade que sa raison et sa liberté ne sont pas serves de la glèbe où il naquit. Quand il dénombre la foule des siècles et celle de ses frères, il échange le sentiment de son impuissance, sentiment douloureux comme un remords, contre cette confiance en soi et en autrui qui est la première condition de la dignité commune. En appliquant la logique aux événements, il trouve et rapproche les causes et les effets; il rencontre des exemples de chaque vertu et de chaque vice, il en déduit des règles de sagesse et de prudence, et il constate les limites assignées à l'humanité. S'il remonte le cours des âges antiques, et pèse les siècles les plus vantés, il apprend combien la dignité humaine commande de plus en plus le respect, et la liberté du sauvage ou celle d'Athènes cesse d'exciter ses vœux. Se contentant du temps où il vit, il aperçoit des améliorations possibles, a la conscience de leur réalisation, et se munit de patience pour ne rien précipiter. Bien plus : par les avantages qui résultèrent pour nous de ce que firent nos ancêtres, il apprend quelle est la destinée de chaque nation et de chaque siècle; il puise dans le passé la force nécessaire pour se lancer dans l'avenir, avec autant de maturité et d'expérience que de persévérance énergique et réfléchie. S'il remarque ensuite que chaque âge se rit de l'âge qui l'a précédé ou s'apitoie sur lui, que chaque

école ravale l'école contraire, que chaque système se prétend seul en possession de la vérité, que les mêmes faits sont payés ici par des trophées et là par des supplices, sans que tant d'égarements nuisent au triomphe du bien général, son âme se dispose à la tolérance. Tolérance, dis-je, et non indifférence, non le doute vacillant et inactif, mais l'examen impartial de la lutte entre les principes de la liberté et de la servitude, entre la justice et le crime, entre les doctrines et les actions, l'intelligence et la force brutale; lutte d'où résultent des améliorations que n'ont pas même rêvées ceux qui agitent la cause de la société dans les écoles, dans les cabinets, à la tribune, ou dans les camps.

Une fois que l'homme a reconnu dans la conscience universelle que le meilleur moyen de perfectionnement consiste dans la plus grande dose de liberté civile en harmonie avec l'ordre et l'égalité, il trouve reproduite en lui-même la série des sentiments qui, durant de longs siècles, se sont développés dans l'humanité entière; il sent qu'un combat semblable à celui des pouvoirs politiques s'engage entre ses facultés personnelles; et il comprend que les hommes, comme les nations, se perfectionnent avec une rapidité proportionnée à la courte durée de leur existence. Combien l'histoire lui est profitable pour obtenir l'harmonie de la raison avec l'intelligence et avec l'imagination, harmonie dans laquelle consiste une si grande part du bonheur ! C'est elle qui, en remplissant le vide d'affections réelles, désolation de la vie, exerce à noble fin l'amour et l'admiration qui, ignorés ou mal compris, sont la cause de tant de peines. La force sans cesse active qui renverse des empires et des institutions en apparence éternels, offre à l'homme une consolation quand, dans le cours de sa vie, une espérance est détruite par une espérance, un désir par un autre, quand ses sentiments sont froissés, quand ses projets les plus magnifiques s'évanouissent comme les rêves d'une nuit: mieux inspiré, il fait trêve aux vaines lamentations, souvent aussi injustes que celles de l'insecte qui maudirait l'ondée sous laquelle reverdit la feuille dont il se nourrit; et la douleur commune ranime en lui le sentiment de la fraternité. En étudiant l'histoire, le cœur du faible s'élève, par la certitude que ses efforts, tout débiles qu'ils puissent paraître, aideront au triomphe universel. Une honte virile vient assaillir celui qui se traîne bassement derrière la foule, comme aussi l'écrivain dont l'esprit se consume

en d'inutiles labeurs, en futilités corruptrices, et qui, recherchant de misérables querelles et d'ignobles victoires, se fait le complice des forts et des pervers pour amener l'avilissement public. Les grands écoutent sa voix, comme le triomphateur celle de l'esclave placé sur son char pour lui rappeler qu'il était mortel. Le lâche qui a trahi ses frères pourra bien étouffer par la force l'imprécation de ses contemporains, mais il lit son avenir dans les louanges que Plutarque dispense à la vertu, et dans l'infamie dont Tacite stigmatise le vice. Qu'un tyran élève des pyramides en témoignage éternel de son orgueil, l'histoire y gravera, plus durablement que sur le granit, ce qu'elles coûtèrent de larmes à un peuple opprimé; enfin, au juste enchaîné elle montrera les couronnes tardives, mais sûres, mais immortelles, qu'elle réserve à la vertu.

Combien d'ailleurs ne s'est pas accrue l'importance de l'histoire par les applications qui en ont été faites à toutes les sciences, à une époque où l'on a pour principe de n'accorder foi qu'aux faits, et où l'on ne demande qu'à eux seuls la solution de tous les problèmes! La littérature apprend à s'y connaître soi-même dans son origine et dans ses progrès; elle s'y habitue à ne rien dédaigner, à ne rien idolâtrer. La philosophie, pour trouver les propriétés absolues de l'être, recueille ses enseignements, et réprouve les élucubrations solitaires qui divisaient dans l'esprit les choses qui vont unies dans la nature: car l'histoire, dans ce qu'elle contient de plus utile, ne sépare jamais la raison de l'exemple; elle ne renie pas les faits comme certains théoriciens, et ne s'y attache pas trop comme les empiriques; tout en accordant son attention aux intérêts, elle ne répudie pas la justice avec les épicuriens, et ne nie pas, avec les platoniciens, que l'aiguillon de la nécessité soit nécessaire aux progrès et aux découvertes. La politique (j'embrasse sous ce nom les sciences de la législation, de l'administration, de la jurisprudence) apprend de l'histoire le caractère d'un peuple, ses mœurs, son degré de civilisation, pour évaluer plus justement les éléments sociaux, les placer au rang qui leur revient, les faire revivre dans la société de la même manière qu'ils furent produits dans l'histoire. L'économie publique, qui recherche les lois de la production, de la distribution et de la consommation de ce qui sert au bien-être matériel, ne peut déduire que des faits recueillis dans l'histoire la théorie mathématique de la

« ZurückWeiter »