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devait provenir du climat sous lequel végète la plante-homme. Il est bien vrai que la servitude a surmonté la barrière des Alpes, tandis que la liberté se promène fièrement sur les bords sans défense de la Tamise; que la Russie et la Scandinavie fleurissent aujourd'hui, tandis que l'Inde devient barbare; que l'humble Amstel regorge de richesses, refusées désormais au Tage aux sables d'or. Mais les historiens philosophes, comme ces dieux qui avaient des yeux et ne voyaient point, écartaient les faits qui contrariaient leur thèse; ils ne voulaient pas entendre l'histoire entière attester que la force de l'esprit humain maîtrise la nature et réagit contre les causes physiques; que, supérieure aux sensations, l'intelligence n'est pas esclave de la nature matérielle.

Le moyen âge s'appelait barbarie; pouvait-on, dès lors, attendre de lui autre chose qu'horreurs et décadence? La réalité et la poésie des origines européennes échappaient donc aux yeux pour ne plus laisser voir qu'un déplorable dépérissement de toute civilisation, que ténèbres palpables, s'éclaircissant à peine après le dixième siècle, puis enfin dissipées par les temps qu'ils appelaient des siècles d'or (1).

C'est ainsi que l'histoire, abandonnée de l'esprit de Dieu, était devenue, comme le dit un éloquent philosophe, une grande conspiration contre la vérité. Le beau lui-même allait se perdant avec le vrai et le bien; car il semblait que, dans cette débauche de discussion, ceux qui s'y livraient craignissent de charmer, d'émouvoir le lecteur par le spectacle des vicissitudes de l'humanité, et en le laissant croire à la vertu et au dévouement. Toujours froids, ils ne s'animaient que pour le sarcasme et les déclamations contre la foi et contre la bonté de notre nature. Les plus habiles surent grouper adroitement les faits, remonter aux causes avec sagacité, et analyser les caractères; mais, à leur suite, vous chercheriez en vain votre semblable avec ses vices et ses vertus, avec ses joies et ses souffrances; vous les trouvez passionnés contre l'erreur, sans être épris de la vertu. Tout en ne dédaignant pas de fouiller dans les criblures anecdotiques, ils estimeraient au-dessous d'eux de descendre à certaines particularités. Robertson lui-même, prolixe comme il est, s'il rencontre quelques détails originaux et drama

(1) Voir notre Discours sur le moyen âge en tête du livre VIII.

Histoire savante.

tiques, les relègue dans une note, comme le peintre qui retrancherait d'un portrait les ombres et la couleur, pour laisser au dessin toute la pureté des lignes.

Par une de ces réactions ordinaires, presque contemporainement à l'école philosophique, Rollin, Crevier, Barthélemy et d'autres savants, idolâtraient l'antiquité au point de n'en pas apercevoir les taches. Pour eux, il n'importe qu'un fait soit vrai ou même probable, il suffit qu'il soit rapporté dans la langue d'Homère ou de Virgile, et les citations au bas des pages dispensent de tout raisonnement. Ils ne choisissent pas même entre les autorités, et, sur le compte d'Alcibiade, ils accorderont 'une égale croyance à Plutarque et à Thucydide; Xénophon fera foi sur Socrate, de pair avec un scoliaste du Bas-Empire. Ne sachant que réfléchir leurs auteurs, ils admirent avec Tite-Live les massacres auxquels se livrent les Romains, avec Quinte-Curce la bonhomie des Scythes; ils maudissent avec César l'opiniâtreté des Gaulois qui refusent de se laisser ravir patrie et liberté. De là, un mélange informe de temps et de couleurs ; les erreurs mêmes d'astronomie, de métaphysique, de géographie, doivent être tenues pour sacrées dès qu'elles sont antiques. Bien plus, pour être justifiés, il suffit que le vol, l'assassinat, la trahison, aient été commis par Thémistocle ou par Pompée. Quoique la voix de Vico se fût fait entendre depuis un siècle, il fallut que Beaufort vînt démontrer que les classiques pouvaient et se tromper et tromper.

Tels étaient les livres qui, dans les écoles, servaient à enseigner la bonté sans le jugement, en attendant que les jeunes gens, entrés une fois dans le monde, apprissent des historiens philosophes le jugement sans la bonté. La lutte et l'accord de ces deux méthodes se manifestèrent lorsque les théories acquirent la réalité des faits, et que, de la guerre de plume, les opinions passèrent à la guerre du glaive. Inspirée par eux, la Révolution livra bataille au moyen âge; et tandis que, d'un côté, elle grattait les écussons sur les sépultures violées, détruisait les archives, gardiennes du passé, démolissait les constructions gothiques, renversait et les châteaux et leurs possesseurs, elle semblait, d'une autre part, ressusciter la Grèce et Rome. Elle n'entendait la liberté que sous les formes de l'ancienne démocratie : le bonnet phrygien et les faisceaux consulaires étaient son symbole; un panthéon s'ouvrait aux hommes illustres; la déesse Raison obte

nait les autels refusés au Christ; les républiques ligurienne, cisalpine, parthénopéenne, faisaient oublier l'Italie. Puis on vit se succéder le tribunat et le consulat, jusqu'à ce qu'apparut celui qui profita de ces exhumations pour demander aux nouveaux fils de Brutus le consulat à vie comme César, et la puissance impériale comme Auguste. Génie habile, il ne négligea pas d'alimenter cet esprit classique, et, tandis que les chants des nouveaux Pindares résonnaient en l'honneur d'Achille et de Bérécynthe, mère de tant de demi-dieux, les aigles ressuscitées guidaient au massacre des barbares les légions, contentes de mourir, pourvu que se renouvelassent les triomphes du Capitole (1).

Mais les extravagances poussées au comble profitent à la vé rité, que la Providence fait germer sur le tronc même de l'erreur. Les discussions de cette science de doute et de négation éveillèrent

(1) Les esprits les plus vulgaires eux-mêmes n'ont pu méconnaître la tendance académique de la révolution avec ses Brutus et ses Timoléon, avec son arbre de liberté, ses dénominations archaïques de dignités, son panthéon, et le reste. Les harangues aux assemblées fourmillent de citations et d'allusions classiques. On avait gravé sur les sabres de la garde nationale un vers tant soit peu altéré de Lucain:

Ignorantne datos ne quisquam serviat enses?

Les souvenirs classiques servaient à justifier jusqu'à l'esclavage. En effet, quand on eut recouvré Saint-Domingue et qu'on y eut rétabli la traite des nègres, Bruix, conseiller d'État, s'écriait : « La liberté de Rome s'environnait d'esclaves; plus douce parmi nous, elle les relègue au loin. » Magnanime philanthropie à laquelle suffit de ne pas voir les souffrances! Et SaintJust dans ses fragments Sur les institutions républicaines, dit : « Un peuple agricole peut seul être vertueux et libre. Un métier à tisser convient mal au vrai citoyen; la main libre n'est faite que pour la terre ou les armes. » Voilà le fondement de la société moderne sapé au nom des anciens. M. de Tracy, sous la restauration, raconta à la tribune qu'en 1792, je ne sais quel individu écrivait à l'un de ses amis : « Je suis chargé de préparer un projet de constitution, envoie-moi donc les lois de Numa et de Lycurgue. » La très-inique loi de présuccession aux biens des émigrés se justifiait au moyen de la proposition tribunitienne par laquelle les Romains se déclarèrent héritiers de Ptolémée encore viyant. Chez les Romains même on trouvait parfois des principes trop libéet quand on représenta le Brutus de Voltaire, ces vers,

raux,

Arrêter un Romain sur de simples soupçons,
C'est agir en tyrans, nous qui les punissons,

furent modifiés ainsi par la censure républicaine :

Arrêter un Romain sur un simple soupçon,
Ne peut être permis qu'en révolution.

le goût des études fortes. Mais les esprits loyaux ne s'y furent pas plutôt plongés que là où ils croyaient trouver préjugés, tyrannie, abrutissement, ils découvrirent l'humanité en progrès, le culte rationnel, les droits protégés : le moyen âge excita l'étonnement par sa littérature robuste et naïve, non moins originale que ses beauxarts. On s'aperçut que notre société ne dérive pas directement de celle des Grecs et des Romains, mais qu'il faut rechercher ses éléments dans cette époque justement appelée moyenne, parce qu'elle signale le crépuscule entre le couchant d'une civilisation fondée sur la conquête, sur l'esclavage, sur l'égoïsme, et l'aurore d'une civilisation nouvelle, basée sur l'industrie, sur l'individualité, sur le catholicisme (1). Les détracteurs de ce dernier parurent frivoles, menteurs ou ignorants, et la question, devenue historique, aida de splendides révélations la cause de la vérité et de la vertu. Alors les politiques virent qu'ils ne pouvaient se passer de revenir sur ses institutions, s'ils voulaient connaître la voie dans laquelle ils avaient à pousser les générations; les artistes reccnnurent que le beau pouvait emprunter d'autres formes que celles de l'idéal antique; les savants rendirent justice à un temps qui dota l'Europe de l'algèbre, des chiffres arabes, de la boussole, de la poudre à canon, de l'imprimerie, et dans le cours duquel les esclaves se changèrent en serfs, les serfs en colons, et ceux-ci en peuple.

Et nous, nés du peuple, ce sont d'autres sympathies que nous apportons dans l'étude de l'histoire : nous avons moins d'admiration pour les événements éclatants que pour ceux qui sont utiles nous portons notre intérêt sur les opprimés; nous les voyons creuser les temples-grottes de l'Inde et élever les pyramides de l'Égypte; payer de leurs sueurs les édifices de Périclès, et de leur sang la victoire de Salamine; combattre durant des siècles contre les patriciens, pour participer dans Rome aux droits de l'humanité, et les acquérir lorsque périssait le nom de liberté ; embras-ser les autels et implorer la bénédiction des prêtres au milieu des hurlements des barbares; s'exalter dans les croisades, et s'organiser lentement en communes; exprimer enfin leurs vœux au

(1) Le principal mérite dans cette recherche consciencieuse appartient aux Allemands, déjà poussés dans cette voie par Leibnitz, le premier aussi qui s'avisa d'étudier l'histoire dans les langues.

milieu des disputes théologiques, et faire entendre avec persistance le cri de l'émancipation.

En méditant sur chaque pas fait par l'humanité, notre esprit croit y apercevoir l'unité et l'accord; il pense pouvoir donner l'explication des faits par les idées qu'ils représentent, et découvrir le sphinx immobile au milieu des sables mouvants du désert. Rapprochant alors du passé les choses présentes comme les effets de la cause, comme la fin des moyens, il transporte dans l'ordre éternel les lois qui gouvernent le monde moral. De là prend naissance la philosophie de l'histoire, science ignorée des anciens. Ils avaient trop peu de ruines avant eux; et de même que le premier observateur de l'homme ne pouvait acquérir de notions précises sur la vie et sur la mort, il ne leur était pas donné de connaître si tous les empires avaient leur enfance, leur jeunesse, leur vieillesse et leur décrépitude. Ajoutons que, confiants dans le présent, et chacun se faisant centre et circonférence, ils ne recherchaient rien au delà de la loi nationale et contemporaine. C'est l'égoïsme en effet qui peint avec Hérodote, médite avec Thucydide, raconte avec César, compile avec Diodore: l'histoire expose les événements développés dans une politique plus ou moins étroite, dans l'intérêt d'une ville, d'un empire, d'une ambition, sans jamais s'occuper de l'humanité; elle considère les Grecs et les Romains comme des peuples privilégiés, les autres comme des barbares ou des esclaves.

Le christianisme releva l'histoire et la rendit universelle, du moment où, proclamant l'unité de Dieu, il proclama celle du genre humain : en nous apprenant à invoquer notre Père, il nous enseigna à nous regarder tous comme des frères. Alors seulement put naître l'idée d'un accord entre tous les temps et toutes les nations, ainsi que l'observation philosophique et religieuse des progrès perpétuels et indéfinis de l'humanité vers le grand œuvre de la régénération et le règne de Dieu. Saint Augustin, Eusèbe, Sulpice-Sévère, et quelques autres au déclin de l'empire romain, envisagèrent l'histoire sous ce point de vue. Le moyen âge, plus occupé de préparer l'avenir que de méditer sur le passé, laissa leur voix se perdre dans l'oubli, jusqu'à ce que Bossuet s'inspirât d'elle dans son sublime Discours, qui réunit l'observation des modernes à l'exposition des anciens, et dans lequel une érudition vigoureuse se pare d'un style inimitable.

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