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sée, et, deux ans plus tard, l'assassinat du duc de Berry ayant ramené la censure, il cessait de paraître, après s'être fondu dans le Courrier français. Cela n'empêcha cependant pas Dunoyer d'être encore poursuivi et condamné pour des articles de Comte, qu'avait publiés son frère.

Au souvenir d'entraves si nombreuses et d'injustices si criantes, les deux amis, en se séparant, auraient pu redire avec orgueil les vers consolants de Virgile:

« O socii ( neque enim ignari sumus ante malorum)
« O passi graviora! dabit deus his quoque finem. »

Mais leur séparation forcée ne mit pas fin à leurs semblables travaux. Pendant ses séjours à Genève, à Lausanne, en Angleterre, Comte composa son Traité de législation, ce livre que Bastiat préférait à tous autres, et dont le premier volume s'est publié, en 1826, à Paris, Dunoyer avait fait paraître, un an plus tôt, son ouvrage sur l'Industrie et la Morale considérées dans leurs rapports avec la liberté, travail qu'il avait préparé, non-seulement par de nombreuses lectures et des réflexions assidues, mais aussi par le cours qu'il avait fait pendant deux années de suite à l'Athénée (1).

Ce sont deux ouvrages très-remarquables: ils révèlent l'un et l'autre une rare instruction, une pensée très-exercée, un sentiment profondément dévoué au bien et à la vérité. Mais ils ne pouvaient attirer sur leurs auteurs les faveurs, l'attention publique qu'ils ont dues, quelques moments, au Censeur, la première de ces publications, si considérables par leur rédaction ou leur influence, de la Restauration, dont le Globe a été la dernière. Ces deux ouvrages ne s'adressaient par le fond et la forme qu'à un cercle fort restreint de lecteurs.

Dunoyer, tout désormais à sa vie, d'étude, passa parmi ses livres et ses papiers les dernières années de la Restauration. Il avait refait son ouvrage, et deux volumes en étaient imprimés déjà, sous le titre de Nouveau traité d'économie sociale, ou simple exposition des causes sous l'influence desquelles les hommes parviennent à user de leurs forces avec le plus de liberté, c'est-à-dire avec le plus de facilité et de puissance, lorsque sont parues les insensées et criminelles Ordonnances de juillet 1830. Aussitôt après les avoir lues, il se mit froidement à son bureau et rédigea d'une main inflexible l'engagement de ne payer aucun impôt jusqu'à leur retrait. Il invoquait énergiquement en cet écrit le serment de fidélité qu'il avait prêté au trône et à la charte, l'honneur du roi et les intérêts

(1) En 1824 et 1825. Ce cours s'est continué quelque temps après la publication de l'ouvrage de Dunoyer,

de la monarchie. C'était pour la liberté et la patrie jouer sa sécurité, peut-être sa vie. Sans s'arrêter un instant à la pensée d'un tel péril, sans même prévenir sa femme, dont il connaissait pourtant le sincère et courageux dévouement, il courut porter (1) son engagement à trois journaux. Le National seul osa le publier (2); deux ans plus tard, son ami Victor Jacquemont écrivait à M. de Mélay, gouverneur des établis sements français dans l'Inde, en lui parlant de cette première opposition aux Ordonnances, faite sans bruit, sans conseil, par un chef de famille honorablement établie et suffisamment aisée «L'action de Dunoyer est, à mon gré, la plus belle de l'immortelle semaine. Elle est superbe. » C'était en effet le courage civil dans 'sa plus noble, sa plus magnifique dignité.

Après la révolution de 1830, Dunoyer devint préfet de l'Allier, puis de la Somme, membre de l'Institut, au rétablissement de l'Académie des sciences morales et politiques, et enfin conseiller d'Etat. C'est dans la préfecture d'Amiens (3) qu'il a écrit le Mémoire à consulter sur quelquesunes des principales questions que la Révolution de juillet a fait naître. Il s'y trouve malheureusement une apologie beaucoup trop complète de l'ordre de choses existant, ainsi qu'une répulsion beaucoup trop marquée pour tout esprit de réforme. C'est bien plutôt l'œuvre d'un préfet dévoué que d'un publiciste éclairé. Il ne faudrait, pour réfuter cette assez médiocre brochure, que lui opposer l'écrit du même auteur, paru en 1849, sur la Révolution du 24 février.

Mais durant les dix-huit années de la monarchie de juillet, Dunoyer, toujours absolu dans ses opinions, n'a pas cessé d'avoir les mêmes admirations et les mêmes répulsions. Une lettre adressée au Journal des Débats les manifestait encore peu de temps avant le 24 février. Le pouvoir, il est vrai, n'était pas alors en arrière de la masse du pays, et tout n'est pas faux dans ces paroles que Dunoyer s'est plu si souvent à répéter: « C'est commettre une grande bévue que de vouloir que le gouvernement choisisse sa place à la pointe du mouvement, à la tête des réformateurs, et soit le premier à proposer des choses nouvelles. Le gouvernement, au contraire, doit se tenir loin des nouveautés, même

(1) Le 26 juillet.

(2) Voici cet engagement : « Ayant prêté en maintes occasions, et deux fois notamment aux élections dernières, serment de fidélité au roi et d'obéissance à la charte constitutionnelle et aux lois du royaume, je jure, sur ma vie, de ne payer aucune contribution jusqu'à ce que j'aie vu rapporter les ordonnances monstrueuses consignées dans le Moniteur de ce jour, ordonnances subversives de nos lois les plus fondamentales, et violemment attentatoires à l'honneur du roi et à la sûreté du trône, » (3) En 1835.

alors qu'elles sont justes, [et par cela seul qu'elles sont des nouveautés... La vraie place de toute domination [est au milieu des idées qui dominent, que la majorité avoue, auxquelles le monde est accoutumé, et c'est là que lui commande de se tenir, non-seulement la prudence, mais encore, notez-le bien, la justice (1). » Cette pensée, assez singulière pourtant sous une telle forme, se trouve reproduite jusque dans la Liberté du travail, pour combattre toute extension du droit électoral, et, chose plus étrange de la part de l'auteur du chapitre sur la Liberté des peuples à place (2) et du livre sur la Révolution du 24 février, pour s'opposer à tout développement des franchises locales.

Sans doute un gouvernement n'est pas uneļinstitution d'essais ni d'épreuves, mais chaque gouvernement se doit proposer un but et vouloir l'atteindre. C'est aussi singulièrement rabaisser sa mission et méconnître ses devoirs que d'imaginer qu'il n'a pas autre chose à faire que de suivre, non l'impulsion des hommes éclairés, qui finissent toujours par triompher, mais les sentiments, si fâcheux qu'ils soient,des masses de la population. M. Guizot est-il plus admirable pour l'inertie obstinée qui a amené la chute du gouvernement de Juillet, que Turgot pour la mâle hardiesse qui aurait sauvé l'ancienne royauté, si elle avait consenti à se sauver ? Est-ce que le gouvernement anglais a toujours attendu que la nation entière voulût les réformes qu'il a favorisées ou accomplies? Ni Walpole, ni Pitt, ni Robert Peel, ni lord Russell, ni M. Gladstone n'ont assurément compris de cette façon les hautes fonctions dont ils ont été revêtus. Quel qu'il soit, un Etat ne peut vivre d'impuissance et d'immobilité. La monarchie de 1830 existerait encore si elle s'était rendu compte que les libertés politiques ne sont stables et bienfaisantes qu'autant qu'elles s'appuient, en ne cessant de se développer elles-mêmes, sur de vastes franchises individuelles et locales, et si elle s'était efforcée de constituer ces franchises. A nul moment elle n'a, par malheur, eu l'intelligence des conditions nécessaires de la liberté, non plus que des destinées industrielles des nations modernes, et l'en faut-il féliciter, parce qu'on partageait de façon peut-être plus absolue encore cette ignorance autour d'elle.

Bien plus, un pouvoir qui ne laisse à la presse et à l'association qu'une

(1) Dans une lettre à M. Destutt de Tracy, datée de la préfecture de Moulins, Dunoyer redoute jusqu'à l'élection des maires par les communes, de crainte des aristocrates. Il dit pourtant dans la même lettre : << Tout est monté de manière qu'en se donnant beaucoup de mal on ne fait que peu de chose. La vie s'épuise en formalités dans notre système administratif. »

(2) Dans son ouvrage l'Industrie et la morale considérées dans leurs rapports avec la liberté, ch. vIII.

action très-limitée, comme il en a toujours été jusqu'à présent parmi nous, doit se hâter d'accomplir les réformes utiles, avant d'y être obligé par le courant irrésistible de l'opinion. Il s'engage par là même, si ce n'est à la devancer, du moins à la deviner. C'est pour avoir voulu s'enfermer dans les premières concessions faites à leur origine en s'autorisant des doctrines que je combats, et pour avoir cherché trop souvent ensuite à ruser avec elles, à les restreindre, à les dénaturer, que nos divers gouvernements sont tombés les uns après les autres. Royer-Collard avait raison de dire que le pouvoir n'est pas une tente dressée pour

le sommeil.

Celui de 1830, qui n'a cessé non plus de multiplier ses attributions, dans l'espoir, peu justifié, de se consolider, entreprit, au profit de Dunoyer lorsqu'il eût abandonné la carrière des préfectures, d'intervenir plus directement dans la gestion de la Bibliothèque royale. Il l'en nomma administrateur général, aux appointements de 18,000 fr. Cette nomination a suscité une querelle très-curieuse entre ce nouveau fonctionnaire qui voulait en tout imposer son autorité, et les anciens conservateurs, qui refusaient toujours de la reconnaître. Certainement Dunoyer croyait sa fonction utile; sur ce point il ne saurait y avoir de doute. Mais il se trompait, et la résistance des conservateurs, manifestée dans deux lettres au ministre de l'instruction publique, demeure un modèle de louable et honorable fermeté. Une distance infinie sépare en outre ces lettres, pour le fond non moins que pour le style, de l'écrit: La Bibliothèque du roi, publié par Dunoyer, après s'être démis de son étrange administration que personne n'avait songé à créer auparavant. C'est aussi bien dans ses courts écrits surtout que Dunoyer, n'apercevant que le point qui l'a frappé d'abord, verse infailliblement du côté où il penche.

Resté simple conseiller d'État, Dunoyer se hâta de reprendre ses recherches et ses méditations sur la science à laquelle il s'était de préférence adonné dans les dernières années de la Restauration. Le résultat de ses laborieuses et utiles études ç'a été la Liberté du travail, trèsbeau livre qui place assurément son auteur à la tête de l'école économiste française de nos jours. Cet ouvrage est la reproduction complétée et améliorée de l'Industrie et de la morale et du Nouveau Traité d'économie sociale. A leur tour, les principes s'en retrouvent formulés presque dans les mêmes termes, car sous ce rapport Dunoyer varie peu, dans différents articles qu'il a publiés plus tard dans le Journal des Economistes et le Dictionnaire de l'économie politique. C'est aussi à la Liberté du travail que Dunoyer dut d'être choisi pour président par la Société d'économie politique lors de sa fondation.

Quel membre de cette société ne se rappellerait encore, avec un triste regret, les sérieux plaisirs que ses réunions mensuelles procuraient à

son premier président, et la part utile qu'il prenait à ses discussions? Il y mettait son cachet et jusqu'à un certain point son orgueil. D'une nature très-réfléchie, d'un caractère très-réservé, il supportait pourtant avec peine la contradiction de ses sentiments. Aussi oubliait-il souvent son rôle de président pour interrompre l'orateur qu'il croyait dans l'erreur. Il le reprenait d'une voix trop précipitée pour être facile, trop absolue pour être agréable, en affirmant ce qu'il tenait pour la vérité plutôt qu'il ne le démontrait. Mais personne ne se plaignait de ces interruptions, où éclataient tant de vigueur et de sens, tant de justesse et de sincérité; et il était rare que son avis ne finît pas par obtenir l'assentiment de la société, qui s'est toujours plu à le regarder comme sa gloire présente la plus sûre. Cette ardeur de pensée, cette vivacité d'impression, toujours pénible. ment rendues et fort étrangères à ses écrits, se manifestaient jusque dans ses conversations particulières. Je n'oublierai jamais ses soudains emportements, ses indignations courroucées, un jour que j'étais all le voir dans son modeste appartement du troisième étage de la rue Madame, et que je l'avais surpris terminant l'ouvrage politique qui n'a paru, à l'étranger, qu'après sa mort. Quel feu, quelle jeunesse, quelle colère concentrée! mais aussi quelle noblesse, quelle sincérité, quelle pure et måle honnêteté !

La révolution de 1848, qu'il était loin d'avoir prévue et qu'il s'était si peu employé à prévenir, l'attrista profondément. Sans plus penser à ses intérêts personnels qu'il ne l'avait fait dix-huit ans plus tôt, il protesta contre cette révolution, « qui n'était en rien l'œuvre du pays et et sur les suites de laquelle le pays n'était pas consulté, » dans une lettre adressée à M. de Lamartine, membre du gouvernement provisoire. Chose remarquable, aucun des grands journaux n'osa, malgré les sollicitations de Dunoyer, publier cette lettre. L'acte du National, en 1830, parut à tous impossible en 1848 (1). Le gouvernement provisoire maintint cependant au Conseil d'État Dunoyer, qui ne chercha pas à s'en séparer, comme un an plus tard le fit l'Assemblée nationale. Il n'est sorti de ce corps qu'après le 2 décembre 1852, en protestant de nouveau contre le coup d'État auquel est dû le rétablissement de l'empire. Dans son livre intitulé la Révolution du 24 février, la cause la plus certaine de cette révolution, que j'ai déjà rappelée, est très-bien indiquée. « Cette cause, y est-il dit, voudrons-nous enfin la comprendre? Cette cause est dans l'idée erronée et vicieuse que notre nation se fait de l'objet même du gouvernement, et dans la nature des avantages que prétend en tirer à peu près tout le monde... c'est la centralisation.»

(1) Cette lettre se trouve en appendice dans sa Révolution du 24 février.

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