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raison, on admirerait singulièrement que nous en fussions encore à traiter de semblables questions.

Quelle science se pourrait légitimement soustraire à l'observation? Qu'est-ce même qu'une science, sinon une suite de vérités démontrées? Et comment, en dehors des faits et des choses, des faits accomplis, des choses constatées, commanderait-on jamais à notre conviction? La religion puise à des sources différentes ses enseignements et elle reçoit nos dévouées confessions, nos soumissions entières; c'est vrai. Mais la religion est affaire de foi, non de raisonnement. Au sein des mystères, Dieu l'a révélée aux âmes naïves des premiers âges, éprises à ses paroles d'enthousiastes ravissements ou d'épouvantables terreurs : l'humanité obéit. De semblables origines sont refusées à la science, qui ne saurait compter que sur des assentiments déterminés par une persuasion réfléchie.

A mesure toutefois que les esprits s'accoutument à se rendre compte de leurs pensées et de leurs décisions, là surtout où les lois répandent les mœurs de la liberté et de la responsabilité, la religion, sans oublier son céleste berceau, se rapproche elle-même des enseignements humains. Qu'il y a loin d'un chapitre de saint Thomas à un chapitre de Malebranche, et quelle plus grande distance sépare Malebranche de Channing! Quelque croyant, au commencement de ce siècle, aurait-il publié des écrits religieux d'une critique aussi libre que ceux qu'impriment maintenant les fidèles en Allemagne, en Angleterre, en France ? Dans son récent discours à l'Académie française, le R. P. Gratry s'est, à plusieurs reprises, autorisé du nom de Fénelon, chose déjà caractéristique; mais quand Fénelon a-t-il parlé du christianisme, notamment dans ses rapports avec la société civile et politique, comme l'a fait le P. Gratry? De grands génies, que le genre humain ne pourrait trop honorer, ont soutenu des systèmes fondés seulement sur les perceptions de la raison, ou plutôt de leur raison; mais que sont devenus ces systèmes P Il n'est pas de noms plus illustres, je me plais à le dire, que ceux des maîtres de la philosophie; par malheur, on rechercherait en vain quelles connaissances certaines leur sont dues depuis leurs premières leçons. Descartes, Kant, Hegel, Hamilton, Cousin, n'ont assurément en rien dépassé Platon. Il est impossible de croire qu'ils aient autant servi leurs semblables que si, après avoir étudié notre nature et notre milieu, ils en avaient tiré, sous le contrôle de l'expérience acquise les conséquences véritables. Combien les enseignements des politiques auraient-ils eu plus d'utile efficacité pareillement, s'ils avaient recherché, pour les exposer ensuite, les résultats opposés des différentes institutions ou des divers gouvernements, au lieu d'affirmer, sans preuves décisives, des droits imaginaires? De tous les disciples de la spéculation philosophique et politique, Rousseau sans nul doute est celui dont l'influence sur

son temps et celui qui l'a suivi a été la plus marquée, et nulle influence n'a été plus funeste. C'est à lui, plus qu'à tout autre, qu'il sied de raporter les fâcheux échecs, les prétentions insensées, les abominables crimes de la révolution.

Si l'économie politique, comme je le disais à l'instant, est très-intéressée à voir la philosophie, le droit, la morale, la politique accepter la méthode qu'elle a toujours suivie, ces sciences y gagneraient donc également beaucoup. Elles cesseraient seulement alors de parcourir inutilement la même arène sur les mêmes voies. L'intuition, d'où provient leur méthode, n'est qu'une forme de la fantaisie et n'aboutit qu'à des hypothèses; elle rejette de toute évidence les procédés d'investigation et de contrôle qui forcent à la conviction.

On imagine, à la vérité, que la pensée s'abaisse à étudier ce qui est, ce qui existe, au lieu de s'élancer, plus hardie, dans les champs de l'inconnu et de l'inexplorable. Elle ne s'abaisse point à comprendre avant de décider, à servir plutôt qu'à plaire, à suivre les chemins virils de la vérité, de préférence aux futiles voies du caprice. Il n'est rien à comparer à la connaissance de l'univers et de l'homme, et l'on ne peut connaître que ce que l'on a convenablement examiné et suffisamment approfondi. Au-dessus de l'imagination plane encore la raison. Si l'une se comparait assez justement à la lueur passagère du ravissant mais infécond crépuscule, l'autre se comparerait exactement aussi au rayon de soleil qui, même lorsqu'il se supporte avec peine, engendre les germes et mûrit les fruits. Chacun des enseignements humains qui nous sont nécessaires, chacune des études qui nous sont profitables, se doivent soumettre, je le répète, aux saines et vraies pratiques de la science.

Il n'est pas douteux, au reste, que les choses et les faits à observer ne comprennent ceux du passé autant que ceux du présent. Si c'était là l'unique prétention de l'école historique, elle n'aurait pas eu de plus zélés disciples que les maîtres eux-mêmes de l'école expérimentale. Mais ce n'est pas ainsi, quoi qu'on en ait dit parfois, que l'entend cette école, l'une des plus glorieuses illustrations d'ailleurs de l'Allemagne. Savigny aurait certainement été fort étonné d'être regardé comme ne faisant que continuer Bacon. C'est une aussi grande méprise que de tenir la méthode d'observation, ainsi qu'on l'a fait également, pour un obstacle au progrès. Comme s'il y avait des progrès assurés et durables sans solides assises! Comme si la découverte et la démonstration de la vérité s'opposaient jamais à ce qui est profitable. On a vanté, à cette occasion, les changements opérés, en France, à la fin du siècle dernier, sous les leçons de la philosophie et de la politique spéculatives. Malgré ses erreurs et ses torts, que je ne chercherai jamais à dissimuler, j'honore profondément notre xvin siècle. Mais je ne puis croire que notre état social et politique ne fut pas infiniment supérieur à ce qu'il est, et que nous eus

sions eu à subir les douloureuses épreuves que nous avons traversées, si les grands penseurs de ce temps avaient mieux suivi la voie de l'expérience, étaient restés plus fidèles aux sûrs enseignements de la réalité. N'est-ce pas à Voltaire, à Montesquieu, à Turgot, c'est-à-dire aux hommes qui ont le mieux écouté ces enseignements, que nous devons les progrès les plus vrais de cette époque ?

L'observation, du reste, ne rend pas uniquement compte de ce qui existe et de ce qui a existé, ou plutôt par cela même qu'elle en rend compte de facon exacte, elle en montre les bienfaits ou les préjudices. Elle engage en conséquence à corriger et à perfectionner, elle y excite, elle y oblige. Pour revenir aux sphères économiques, c'est après avoir longtemps considéré la fabrication des épingles, que Smith a si merveilleusement exposé la théorie de la division du travail. C'est après le long et minutieux examen de l'échange, que Smith encore, Ricardo et Say ont avec tant de raison développé l'utile et noble doctrine du libre commerce. C'est sur l'étude attentive de la nature et des fonctions du billet de crédit, comme sur la rigoureuse appréciation des dommages causés par les banques privilégiées, que se fonde aujourd'hui l'opinion des partisans de l'indépendance des banques.

Une science morale n'est pas une science naturelle. Si l'on s'est moqué fort justement, depuis même Bernardin de Saint-Pierre (1), des naturalistes qui se proposent de découvrir les fins des objets créés, on critiquerait plus justement encore un économiste, un politique, un moraliste, un légiste qui se refuseraient à conclure après avoir examiné, à vouloir corriger après avoir blâmé. Bien plus, l'observation conduit, en chaque science, à la conception des lois générales. Lorsque l'analyse d'un certain nombre de faits révèle une règle commune, la pourrait-on méconnaître? Et du rapprochement de ces premières régles ne ressort-il pas, à son tour, la connaissance des principes originaires, absolus, qu'il nous est donné d'acquérir ? Ceux qui ont lu les magnifiques travaux de MM. Stuart Mill et Claude Bernard sont assurément persuadés de ces vérités.

Dans les sciences naturelles, les lois générales sont surtout des lois de classification; dans les sciences morales, nouvelle justification de ce que je disais à l'instant, ce sont surtout des lois de direction. Turgot et Smith ont proclamé la liberté de l'industrie au milieu des corporations. Au sein des croyances et des institutions les plus favorables à l'incessante progression de notre espèce, Malthus a publié son Principe de population, fondé sur une sévère retenue et la plus rigide prévoyance. C'est en créant comme le couronnement des lois communes du travail que Dunoyer a démontré la productivité des travaux immaté

(1) Voir ses Harmonies de la nature.

riels. Les économistes ont enfin commencé de nos jours à rechercher l'unique loi de l'impôt, malgré l'infinie diversité des taxes existantes. La méthode d'observation ne limite donc pas plus que d'autres les œuvres ou les services de l'esprit humain, et seule, je le répète, elle donne å ces œuvres et à ces services une base assurée et une juste impulsion.

Chose singulière, ce qui peut-être a le plus éloigné jusqu'à nous de cette méthode dans les sciences morales, c'est le reproche, sans cesse reproduit, qu'elle conduit au matérialisme. Ce serait à n'y pas croiré, s'il n'était si facile de s'en convaincre. Comment en effet la sérieuse étude des faits et des choses serait-elle coupable de matérialisme ou digne de spiritualisme? Il faut toute la puissance des fâcheuses habitudes de notre éducation pour expliquer une pareille erreur. En outre, si le spiritualisme exigeait, pour se conserver ou se répandre, les vaines et arbitraires affirmations de l'intuition, il serait, il le faut espérer, promptement abandonné. Une méthode n'est qu'une méthode; son unique objet est de favoriser la découverte de la vérité, quelle qu'elle soit. Platon est-il réellement plus spiritualiste qu'Aristote? Bacon l'est-il moins que Hegel? Mais les considérations de matérialisme et de spiritualisme ont été surtout invoquées contre les philosophes, suivis par beaucoup d'économistes, Dunoyer notamment, qui ont considéré l'utilité comme le mobile de nos actions, au lieu du devoir (1). Ce choix, s'il sied toujours de croire ce qu'on dit, a semblé le comble de la honte. Il y aurait peu de honte à cela pourtant s'il y avait entière et constante harmonie entre le juste et l'utile, comme c'est l'un des honneurs de l'économie politique contemporaine de l'avoir démontré. Mais, je le reconnais, il est tentant de se livrer à de bruyantes indignations, lorsqu'il n'y faut qu'un peu de mémoire, en accusant ses contradicteurs de toutes les basses convoitises, comme en s'attribuant toutes les nobles aspirations. Car les partisans du devoir y comprennent rarement la charité plus que l'humilité.

En cela d'ailleurs aussi de quoi s'agit-il, si ce n'est de découvrir la vérité? Or, ce n'est ni par des injures répétées, ni par de vaniteuses acclamations qu'on y parviendra. Il conviendrait de finir par quoi l'on aurait dû commencer : démontrer l'inanité de la doctrine de l'utilité et prouver la certitude de la doctrine du devoir. La majesté de l'une, l'indignité de l'autre, fussent-elles assurées, ne suffiraient pas pour que la première s'acceptât si elle est fausse, et que la seconde se repoussât si elle est vraie.

A ce sujet encore, je dirai que la religion ou plutôt l'enseignement religieux est infiniment préférable à l'enseignement philosophique or

(1) Je m'en tiens à cette opposition, afin de me restreindre dans les plus étroites limites.

dinaire. L'Église s'appuie sur une souveraine, toute-puissante autorité, indépendante de la raison humaine; tandis qu'il n'est aucune philosophie qui ne rejette chaque révélation et ne se dérobe à tout ordre surnaturel. Il est en conséquence légitime à l'Église, et il ne l'est pas à la philosophie de s'en remettre à la conscience, à cette voix intérieure, source pour tous du devoir, déposée dès notre berceau en chacun de nous, et décidant sans notre participation. L'Église ne tient, en outre, la conscience pour infaillible et impeccable, en quelque milieu que nous nous trouvions, qu'avec l'assistance de la grâce, que repousse de façon absolue la philosophie.

Par bonheur, on ne détruit pas l'expérience parce qu'on la nie; et le moindre examen convainc que la conscience, comme tout ce qui tient à l'homme, s'éclaire et s'épure à mesure que nos connaissances s'étendent et que nos réflexions se mûrissent. Le sauvage tue sans remords son ennemi et sans remords s'en nourrit. Les peuples anciens les plus civilisés n'avaient-ils pas sur la guerre, l'esclavage, la famille, des sentiments qui révolteraient les nations modernes les moins avancées? Le moyen âge tout entier n'admirait-il pas les croisés de vouloir l'extermination des infidèles? Plus tard, princes et peuples se croyaient encore tenus à dépouiller et à massacrer les chrétiens qui n'entendaient pas de même façon qu'eux les leçons de l'Évangile. Tous, au contraire, nous tenons aujourd'hui la liberté religieuse pour le droit le plus sacré. Qui donc croirait que Bossuet et La Bruyère n'eussent pas une conscience aussi rigoureuse et aussi digne que Voltaire et Montesquieu, quoiqu'ils admirassent Louis XIV de la révocation de l'édit de Nantes, que ces derniers condamnaient? Quels abominables crimes a fait aussi commettre aux hommes les plus sévères, les plus dévoués à leur honneur, la pensée du salut public! La philosophie presque entière proclame la conscience comme notre souverain guide: cependant nul philosophe, j'imagine, ne consentirait à un acte pareil à l'enlèvement du jeune Mortara, qu'a commis, en s'en applaudissant, le Saint-Père, d'une âme si pure, d'un cœur si tendre, d'une moralité si timorée. S'en remettre à la conscience seule pour décider de notre conduite, c'est accepter d'avance des iniquités incessantes et des préjudices infinis, ou c'est repousser l'évidence.

La doctrine de l'utile, que Dunoyer a toujours confessée, s'il ne l'a nulle part suffisamment discutée, a du moins deux mérites, qui doivent frapper toute personne habituée à l'étude et désireuse de la vérité. Elle tient, d'une part, que si la pensée du bien et du mal existe chez chacun de nous, cette pensée se modifie, se rectifie, se perfectionne par les mêmes moyens que nos autres connaissances et en même temps que ces connaissances. En second lieu, traitant l'homme comme un être souverain chose indispensable dès qu'on reste dans les sphères de la science-elle fonde l'idée du bien et du mal, l'obligation morale, à la

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