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DES

ÉCONOMISTES

LIBERTÉ ET AUTORITÉ

«Nous causerons, et votre faculté pensante aura le plaisir de se communiquer à la mienne par le moyen de la parole, ce qui est une chose merveilleuse que les hommes n'admirent pas assez (1). »

C'est là, en effet une admirable chose, et il faut bien remarquer que le langage n'est pas seulement le moyen des communications de la pensée, il n'est pas moins nécessaire à la formation de la pensée ellemême, à l'enchaînement de nos idées; car, au delà de leurs combinaisons les plus simples, nous ne pourrions, sans son secours, sans la facilité qu'il nous donne pour démêler, distinguer et coordonner nos diverses perceptions, former en nous ni raisonnements, ni jugements.

Il résulte de là que, si cet indispensable instrument de notre esprit est trop imparfait, si, dans le cours de nos investigations, la langue n'est pas assez complète pour fournir, à chacune des idées qu'elles font surgir, un mot qui lui soit propre et ne permette pas de la confondre avec d'autres, ou si, encore, elle n'est pas assez précise pour que les mêmes termes réveillent constamment, chez tous, des idées à peu près identiques, la lumière intellectuelle que cherche notre raison ne se produit guère et ne se communique plus, ou du moins elle reste confuse et incertaine dans la mesure même de ces imperfections du langage.

Parmi les obstacles qui ont empêché ou retardé l'avancement des sciences morales et politiques, restées pour la plupart fort en arrière des sciences physiques ou naturelles, nous n'en connaissons point de

(1) Voltaire : Les oreilles du comte de Chesterfield.

plus puissant que les graves et nombreuses défectuosités de leurs nomenclatures.

Dans tout ce qu'embrassent les investigations de cet ordre, la difficulté de s'entendre et la lenteur des progrès tiennent, d'abord, au mélange qu'on y a constamment fait des notions ou propositions vérifiables, avec celles qui ne le sont pas, et, par leur nature, ne sauraient jamais être que conjecturales ou hypothétiques; ensuite, et surtout, au défaut absolu de précision dans nombre de termes ou de formules plus ou moins généralement adoptés pour l'exposition des doctrines.

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On peut, par exemple, aisément reconnaître, nous en donnerons bientôt la preuve, - que la grande diversité des acceptions attribuées aux mots liberté et autorité, est l'une des sources principales des erreurs et des contradictions qui abondent dans les doctrines philosophiques ou sociales. Il est donc probable que, si l'on parvenait à assigner à ces expressions un sens assez précis pour qu'elles ne pussent plus comporter aucun malentendu, les recherches ayant pour objet de constater en quoi consiste réellement notre libre arbitre, ou celles tendant à concilier la liberté et l'autorité, seraient plus fructueuses qu'elles ne l'ont été jusqu'ici, et qu'en même temps bien des discussions stériles sur ces matières seraient désormais évitées. Tel est le but que nous espérons pouvoir atteindre par cet écrit.

Nous eussions préféré, dans un tel sujet, pouvoir faire abstraction des considérations religieuses et philosophiques que l'on y a toujours rattachées; car ce sont celles qui ont le plus mêlé les conceptions purement hypothétiques, variables d'un esprit à l'autre, et toutes scientifiquement incertaines, aux notions vérifiables, par conséquent, de nature à acquérir les caractères de la certitude, et, dès lors, à devenir identiques pour tous.

Mais ces deux genres de notions sont tellement et si intimement associés dans les esprits, que l'on ne pourrait guère réussir à substituer des convictions basées sur la vérité ou sur de sérieuses probabilités, à celles fondées sur les préjugés ou l'erreur, en s'attachant uniquement aux notions véritables à l'exclusion des autres; nous avons donc tenté d'élucider même celles-ci, de rendre plus plausibles celles que nous admettons, de ne laisser sans examen aucune des diverses conceptions que peuvent rappeler les mots liberté et autorité, et de les ramener toutes, s'il est possible, à l'identité.

Pour qu'une telle tentative ait chance d'aboutir, il ne suffira pas que nous réussissions à rendre nos propositions difficilement contestables; il faut encore que le lecteur soit décidé à ne point repousser, sans exa

men raisonné, des vues ou des opinions nouvelles pouvant heurter des préjugés plus ou moins enracinés, et qu'il veuille bien, à cet effet, s'imposer quelques efforts d'attention; conditions qui, nous le savons de reste, ne sont ni faciles, ni agréables à observer; mais auxquelles, en tout cas, il est indispensable de se résigner, chaque fois que l'on aspire à élever réellement, sur d'importants sujets de réflexion, son niveau intellectuel.

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Dans les dissertations sur la morale, la philosophie et la politique, le mot liberté est peut-être celui de tous que l'on répète le plus sans s'entendre, sans qu'il réveille dans les esprits des conceptions qui, loin d'être identiques pour tous, sont, le plus souvent, fort dissemblables de l'un à l'autre; non-seulement les acceptions changent avec les diverses divisions admises dans l'étude de l'homme et des sociétés, mais encore il est rare que, dans l'une de ces divisions en particulier, chacun de ceux qui s'en occupent attache au mot dont il s'agit un sens qui soit exactement le même pour tous les autres. C'est ce dont nous allons rappeler de nombreux exemples, avant d'entreprendre d'assigner à ce mot un sens unique et invariable, quelle que soit la nature des investigations poursuivies.

Pour les théologiens chrétiens de la communion romaine, le libre arbitre est un don que l'homme reçoit de Dieu, consistant dans la faculté de se déterminer par lui-même à pratiquer soit le bien, soit le mal, le bien étant tout ce qu'ordonnent les commandements divins, émanés de Dieu même ou de son Église, et le mal, tout ce qu'interdisent ces mêmes commandements, en sorte qu'ici la liberté se réduit à une obéissance passive dans tous les cas où elle ne prend pas le caractère d'une rébellion envers Dieu ou ses ministres.

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Pour la grande majorité de nos moralistes non théologiens, la liberté est aussi la faculté de choisir entre le bien et le mal, déterminés, non plus essentiellement par des commandements divins, traditionnels ou écrits, mais par une faculté révélatrice dont Dieu a pourvu chacun de nous, la conscience ou le sens moral, faculté en puissance de prononcer infailliblement sur le bien et sur le mal. Ici encore la liberté ne comporte la faculté du choix de nos déterminations que dans les cas de révolte contre la conscience, qui est une sorte d'inspiration ou de lumière divine prononçant indépendamment de nos volontés; dans tous les autres cas, nous ne faisons qu'obéir passivement aux arrêts de la conscience.

Chez les moralistes de l'école expérimentale, la liberté consiste essentiellement dans la faculté de choisir, après délibération et jugement, entre les directions diverses qui peuvent nous solliciter simultanément; nos déterminations sont dans la voie du bien dès qu'elles servent l'intérêt commun des hommes; elles sont dans la voie du mal dès qu'elles nuisent à cet intérêt; pour discerner sûrement ce qui, dans la conduite, se trouve dans l'une ou dans l'autre de ces voies, l'observation ou l'expérience nous sont indispensables, et notre raison, appuyée sur les données qu'elles lui procurent, est la seule faculté révélatrice du bien et du mal dont nous soyions réellement pourvus.

Pour la plupart de nos philosophes spiritualistes, la liberté est encore la faculté de délibérer nos déterminations, mais sans qu'il soit besoin de recourir à d'autres guides que la conscience révélatrice, ou la raison intuitive, qui serait, comme la conscience, une inspiration divine. Selon les doctrines de cette école, rappelées par ce que nous allons citer, la liberté serait soumise à des conditions qui, à notre avis, l'annuleraient entièrement.

«Que se proposent aujourd'hui, dit M. Edouard Laboulaye, la philosophie de l'histoire, l'économie politique, la statistique, sinon de rechercher les lois naturelles et morales qui gouvernent les sociétés? Entre l'homme et la nature il y a sans doute cette différence, que l'un est libre, tandis que l'autre suit une course inflexible; mais cette condition nouvelle complique le problème et ne le change pas. Quelle que soit la liberté de l'individu, quelque abus qu'il en fasse, on sent que celui qui nous a créés a dû faire entrer ces diversités dans son plan; le jeu même de la liberté est prévu et ordonné. En ce sens, il est vrai de dire avec Fenélon, que l'homme s'agite et que Dieu le mène. Nos vertus, nos erreurs, nos malheurs mêmes, tout en décidant de notre sort, n'en servent pas moins à l'accomplissement de la suprême volonté (1). »

L'existence de lois morales, c'est-à-dire de lois déterminant les conséquences nécessaires de notre conduite et pouvant ainsi agir directement sur nos volontés, ne contredit pas plus notre liberté que l'existence des lois physiques; nous avons sans doute à tenir compte, parmi les motifs de nos déterminations, des unes et des autres de ces lois, dès qu'elles nous sont connues; mais une telle condition, au lieu d'infirmer la liberté, en suppose, au contraire, l'exercice, et il est d'expérience que celle-ci, loin d'y trouver un obstacle, grandit en puissance à me

(1) L'Etat et ses limites, pages 1 et 2.

sure que nous connaissons et que nous observons mieux les lois au milieu desquelles elle est appelée à s'exercer.

Mais, s'il était vrai que l'homme s'agite tandis que Dieu le mène, ou que le jeu même de la liberté fût prévu et ordonné par la Divinité, il deviendrait évident que l'homme n'est pas plus libre, dans ses déterminations, que le fruit tombant de l'arbre ou l'eau cherchant son niveau, et que tous les actes, tous les mouvements intérieurs ou extérieurs de sa conduite, seraient assimilables aux autres mouvements mécaniques de l'univers. La liberté, dans une doctrine admettant de telles conditions, n'existe pas plus que dans celle du matérialisme absolu. Seulement, la première suppose que toute action a sa cause initiale dans une force unique, intelligente, personnifiée et voulant ce qu'elle fait, tandis que la seconde soutient l'hypothèse que tous les mouvements résultent de propriétés inhérentes à la matière et inconscientes de leur action, qui ne se rattacherait à aucune volonté. Mais la nécessité des évolutions de la vie physique, intellectuelle et morale des hommes est aussi absolue, aussi inflexible, dans le premier système que dans le dernier, et c'est ce que toutes les vieilles et modernes subtilités scolastiques nous paraissent radicalement impuissantes à infirmer (1).

(1) Nous tentons plus loin d'établir avec précision le sens philosophique du mot liberté; mais bien des obscurités ont été répandues sur la question par la prétention de concilier la liberté avec la prescience divine, et nous croyons devoir essayer ici de les dissiper.

On a dit, à l'appui de cette prétention, que, devant Dieu, le passé, le présent et l'avenir ne sont qu'un, et que, voyant ainsi tout à la fois, ce n'est pas parce qu'il voit les actes de notre conduite que nous les accomplissons, mais bien parce que nous les accomplissons qu'il les voit. On a dit ensuite la prescience de Dieu est certaine et s'étend à tout, car il n'y a pas de limite à son pouvoir; d'un autre côté, nous ne pouvons douter de notre liberté, dont nous usons à chaque instant, et si la chaine des raisonnements qui lient ces deux vérités échappe à la faiblesse de notre entendement, nous ne saurions être autorisés, pour cela, à nier l'une ou l'autre. On a dit, enfin, que la prescience divine n'est que la prévoyance élevée à son plus haut degré de puissance, et que, si nous prévoyons souvent nous-mêmes la conduite d'un individu, dont les mobiles et le caractère nous sont connus, sans que sa liberté soit en rien altérée par une telle prévision, nous ne saurions valablement contester qu'il en soit de même de la prévoyance infinie, et qu'elle puisse s'étendre à la conduite de tous les hommes, sans qu'il en résulte qu'ils n'aient plus leur liberté.

C'est par de tels sophismes que l'on prétend faire admettre à notre

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