Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

multiple, elle varie d'homme à homme, elle ne parle point par Aristote comme elle parle par Platon, elle n'est pas la même sur les lèvres de Socrate et sur celles de Cicéron. Voyez tous les systèmes de philosophie, toutes les théories morales qu'a enfantées la raison individuelle. Quel pêle-mêle d'opinions contradictoires! Il en eût été de même si le Christ avait confié sa doctrine à l'appréciation exclusive de la raison individuelle. Cela est tout simple. Chaque homme a sa raison: cette raison particulière n'est pas la raison d'un autre; par cela même qu'elle n'est pas la raison d'un autre, elle en diffère, elle en diffère plus ou moins, selon les divers degrés de culture et les influences de l'éducation. Il en résulte qu'une même doctrine peut être comprise et entendue par divers hommes dans des sens tout opposés. Si donc il est un fait avéré, constant, un fait rendu indubitable par l'étude de l'esprit humain et par l'expérience des siècles, c'est que la raison individuelle, loin d'être un principe d'unité, est un principe de division; et par conséquent, étant donné que le genre humain doive aspirer à l'unité religieuse et morale, puisque Dieu est un, puisque la vérité est une, il faut de toute nécessité qu'il y ait au-dessus de la raison individuelle un principe d'unité qui la règle, qui la domine, qui l'enchaîne ; et ce principe de l'unité religieuse ne saurait être que l'autorité, l'autorité doctrinale.

Vous voyez, Messieurs, qu'il y a entre ces deux questions une connexité étroite. L'autorité doctrinale est la condition indispensable de l'unité religieuse. Car en dehors de l'autorité doctrinale vous n'avez que la raison individuelle, et la raison individuelle, comme le prouve l'histoire du genre humain, est un principe de division universel et permanent. L'unité de doctrine suppose l'unité de gouvernement: elle exige pour sa conservation une hiérarchie divinement organisée qui soit investie du droit et du pouvoir de la défendre. Sinon, l'unité religieuse devient une chimère. Si l'Église a besoin d'un gouvernement comme toute société, elle a, pour en être munie, un motif plus impérieux que nulle

1

autre: c'est que, formant une société spirituelle, elle ne saurait trouver que dans l'autorité la sauvegarde de sa doctrine. Voilà pourquoi le schisme qui rompt la communion sociale, et l'hérésie qui rompt la communion doctrinale, tendent également à saper le christianisme par sa base. Celle-ci détruit l'autorité en mutilant la doctrine; celui-là atteint le dogme dans le mépris de l'autorité; et l'un et l'autre dépouillent la mission du Christ de son véritable caractère, qui est de rendre au genre humain son unité religieuse et morale.

C'est ce que les disciples des apôtres comprenaient parfaitement. Toute insurrection contre un pouvoir régulier dans la société religieuse, leur paraissait une tentative qui mettait en péril la doctrine elle-même. De telle sorte que si, au point de vue dogmatique, nous voulions caractériser l'éloquence chrétienne dans les Pères apostoliques, nous dirions que sa tâche se résume à défendre l'unité de doctrine par l'unité de gouvernement. On voyait clairement que tout l'avenir du christianisme était là, comme aussi sa force. Les Épîtres de saint Ignace nous fourniront une preuve décisive de ce sentiment général qui animait les simples fidèles comme les chefs de la hiérarchie. Mais déjà le pape saint Clément avait précédé l'évêque d'Antioche dans cette voie, à l'occasion du schisme qui s'était élevé sous son pontificat dans l'Église de Corinthe.

La Lettre qu'il écrivit à ce sujet nous initie à ce débat plein d'enseignements. Deux grandes Églises sont en présence l'une de l'autre : celle de Rome et celle de Corinthe. D'un côté, l'esprit d'ordre et de discipline qui distingue déjà le siége principal de la hiérarchie; de l'autre, l'esprit turbulent des Grecs qui cherche à secouer le frein. Ici, le premier symptôme de ces luttes intérieures qui agiteront l'histoire de l'Église ; là, un touchant et premier appel à la concorde et à la soumission. Et lorsqu'on songe que cette voix sortie de Rome se fait entendre à l'origine même du christianisme, à quelques années du martyre de saint Pierre et de saint Paul, cette circonstance ne laisse pas de prêter à ce document de l'élo

quence chrétienne un caractère de grandeur et de solennité. Parti de la Judée, en traversant l'Asie Mineure pour gagner le cœur de l'empire romain, le christianisme avait trouvé sur son chemin la Péninsule hellénique. Cette terre fameuse ne pouvait manquer d'attirer l'attention des apôtres, et la vision qu'eut saint Paul sur les rivages de Troie, prouve qu'il entrait dans les desseins de la Providence d'y jeter de bonne heure les racines de la foi'. Sans doute, au premier siècle de l'ère chrétienne, la Grèce était bien déchue de son antique splendeur la conquête romaine lui avait enlevé avec sa liberté toute influence politique. Mais la domination de l'esprit grec avait survécu à tout. Sa langue restait toujours l'idiome de la science et des arts. Le prestige de son nom subsistait, fascinant jusqu'à Rome même, dont le mépris officiel pour la Grèce cachait mal son admiration jalouse. Tibère parle grec entre ses grammairiens et ses affranchis.. Claude écrit en grec ses histoires, il répond en grec aux députés de l'Orient et donne pour mot d'ordre un vers d'Homère 2. Par respect pour Athènes, Germanicus se fait suivre dans ses murs par un seul licteur3. Néron ne compte pour rien les suffrages de l'Italie, s'il ne rapporte de la Grèce dix-huit cents couronnes qui proclament en lui le premier artiste du siècle. Faire le Grec, græcari, comme dit Horace, c'était pour le Romain l'extrême limite de la politesse et du bon ton. La Grèce se vengeait ainsi de ses vainqueurs en leur imposant sa suprématie artistique et littéraire. Certes, quand le christianisme vint toucher pour la première fois aux rivages de l'Attique, la philosophie grecque était bien éloignée de l'état florissant où l'avaient laissée Aristote et Platon. L'influence de ces deux grands hommes était presque éteinte. Zénon et Épicure, ce dernier surtout, dominaient sur le petit nombre d'esprits qu'un scepticisme complet n'avait pas envahis. C'est ce qui explique pourquoi les Actes des Apôtres ne mentionnent que

[merged small][ocr errors][merged small][merged small][merged small]

les partisans de ces deux systèmes parmi ceux qui discutaient avec saint Paul à Athènes '. Mais, malgré la décadence de son culte et de ses écoles, la Grèce ne restait pas moins la grande prêtresse de la philosophie et du paganisme. Elle s'attachait avec plus d'opiniâtreté que jamais à tout ce qui était sorti de son sein. Le polythéisme n'avait rien perdu de sa force dans cette contrée qui pouvait passer pour sa terre classique il était enraciné par ses vices mêmes dans le cœur du peuple. On se portait avec une ardeur toute nouvelle vers les sanctuaires d'Eleusis et de Samothrace pour s'initier à ces mystères qui ne servaient plus de voile qu'à l'immoralité. Junon régnait toujours à Samos, Minerve à Athènes, Vénus à Paphos et à Corinthe. L'attachement pour l'idolatrie y était tel que pour défendre un privilége de leurs temples, le droit d'asile, toutes les villes grecques enverront leurs députés à Rome; et Tibère déférera la cause au sénat comme il eût fait d'une question d'État. Plus le sentiment religieux tournait chez les Grecs à la frivolité, plus la foi extérieure semblait ardente et vivace; et par un contraste qu'explique d'ailleurs une loi constante de la nature humaine, la superstition y marchait de pair avec l'incrédulité.

On conçoit, Messieurs, la vive opposition que le christianisme dut rencontrer dans la Péninsule hellénique. J'oserai dire que sur aucun point du monde ancien l'antipathie nationale n'était plus vive ni plus générale. Pour atténuer le caractère surnaturel de la propagation de l'Evangile, le rationalisme n'a pas manqué de dire que là comme ailleurs les voies étaient parfaitement aplanies. A l'entendre, la philosophie grecque ne demandait pas mieux que d'ouvrir les bras pour y recevoir les envoyés de la nouvelle doctrine. Cette assertion est dénuée du plus léger fondement. Déjà par lui-même l'esprit grec, infatué de sa propre valeur, offrait la plus vive résistance à une religion venue de l'étranger. Tacite, qui

1. Actes des Ap., xvi, 18.

2. Tac., Ann., III, 60; IV, 14.

écrivait vers le même temps, a peint d'un trait cette vanité excessive qui repousse tout emprunt fait à l'étranger : « Les Grecs, disait-il, n'admirent que ce qui vient d'eux '. » Pline l'Ancien faisait la même remarque: «Les Grecs forment la race d'hommes la plus infatuée d'elle-même *. » Dès lors, comment ne pas comprendre la répugnance extrême que dut éprouver un tel peuple pour une doctrine prêchée par des gens réputés barbares? Aussi verrons-nous que saint Paul, et après lui saint Clément, voient dans l'orgueil des Grecs le principal obstacle à leur conversion au christianisme. Oui, sans doute, si quatre siècles auparavant l'Évangile se fût présenté à la Grèce, il eût pu trouver dans la philosophie de ce temps-là une sorte de préparation morale. Saint Paul venant à Athènes sur cette Agora si tumultueuse et si active, parmi cette foule d'Athéniens et d'étrangers qui n'avaient autre chose à faire qu'entendre et dire des choses nouvelles, saint Paul, au lieu des secs et froids disciples de Zénon, des inintelligents sectaires d'Épicure, eût trouvé les traditions pythagoriciennes encore debout, la mémoire de Socrate toute vivante et Platon déjà tout près de deviner qui était le dieu inconnu. En un mot, les idées par lesquelles la philosophie avait tâché d'épurer les croyances publiques étaient alors actives, vivantes, prêchées, transmises, répandues 3. Mais au moment où le christianisme vint mettre le pied sur le sol de la Grèce, tout cela était passé : les grandes écoles n'étaient plus. Sénèque nous en a laissé le triste mais exact inventaire. « Les branches de la grande famille philosophique, dit-il, s'éteignent faute de rejetons. Les deux académies, l'ancienne et la moderne, n'ont pas de chef qui les continue. Chez qui puiser la tradition et la doctrine pyrrhonienne? L'illustre mais impopulaire école de Pythagore n'a point trouvé de représentants... Nul n'a souci de la philosophie 4. »

1. Græci sua tantùm mirantur. Annal., II.

2. Græci genus hominum in suas laudes effusissimum. Hist. Nat., III, 5. 3. V. Les Césars, par M. de Champagny, II, 460.

4. Quæst. nat., xxxII.

« ZurückWeiter »