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d'être seul avec soi. Il ne recherche rien que pour soi, et ne fuit rien tant que soi; parce que, quand il se voit, il ne se voit pas tel qu'il se désire, et qu'il trouve en soi-même un amas de misères inévitables, et un vide de biens réels et solides qu'il est incapable de remplir.

Qu'on choisisse telle condition qu'on voudra, et qu'on y assemble tous les biens et toutes les satisfactions qui semblent pouvoir contenter un homme; si celui qu'on aura mis en cet état est sans occupation et saus divertissement, et qu'on le laisse faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languis$ante ne le soutiendra pas. Il. tombera par nécessité dans les vues affligeantes de l'avenir et si on ne l'occupe hors de lui, le voilà nécessairement malheureux.

La dignité royale n'est-elle pas assez grande d'elle-même pour rendre celui qui la possède heureux par la seule vue de ce qu'il est? Faudra-t-il encore le divertir de cette pensée comme les gens du commun? Je vois bien que c'est rendre un homme heureux que de le détourner de la vue de ses misères domestiques pour remplir toute sa pensée du soin de bien danser. Mais en sera-t-il de même d'un roi? et sera-t-il plus heureux en s'attachant à ces vains amusemens qu'à la vue de sa grandeur ? Quel objet plus satisfaisant pourrait – on donner à son esprit? Ne serait-ce pas faire tort à sa joie, d'occuper son âme à penser à ajuster ses pas à la cadence d'un air, ou à placer adroitement une balle, au lieu de le laisser jouir en repos de la con

templation de la gloire majestueuse qui l'environne? Qu'on en fasse l'épreuve; qu'on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens sans aucun soin dans l'esprit, sans compagnie, penser à soi tout à loisir, et l'on verra qu'un roi qui se voit est un homme plein de misères, et qui les ressent comme unautre. Aussi on évite cela soigneusement, et il ne manque jamais d'y avoir auprès des personne des rois un grand nombre de gens qui veillent à faire succéder le divertissement aux affaires, et qui observent tout le temps de leur loisir pour leur fournir des plaisirs et des jeux, en sorte qu'il n'y ait point de vide; c'est-à-dire, qu'ils sont environnés de personnes qui ont un soin merveilleux de prendre garde que le roi ne soit seul et en état de penser à soi, sachant qu'il sera malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense.

Aussi la principale chose qui soutient les hommes dans les grandes charges, d'ailleurs si pénibles, c'est qu'ils sont sans cesse détournés de penser à eux.

Prenez-y garde. Qu'est-ce autre chose d'être surintendant, chancelier, premier président, que d'avoir un grand nombre de gens qui viennent de tous côtés pour ne pas leur laisser une heure en la journée où ils puissent penser à eux-mêmes? Et quand ils sont dans la disgrâce, et qu'on les envoie à leurs maisons de campagne, où ils ne manquent ni de biens, ni de domestiques pour les assister en leurs besoins, ils ne laissent pas d'être misérables, parce que personne ne les empêche plus de songer à eux. De là vient que tant de personnes se plaisent au

jeu, à la chasse et aux autres divertissemens qui occupent toute leur âme. Ce n'est pas qu'il y ait, en effet, du bonheur dans ce que l'on peut acquérir par le moyen de ces jeux, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit dans l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre que l'on court. On n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mou et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu'on recherche, mais le tracas qui nous détourne d'y penser.

De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le tumulte du monde; que la prison est un supplice si horrible, et qu'il y a si peu de personnes qui soient capables de souffrir la solitude..

Voilà tout ce que les hommes ont pu inventer pour se rendre heureux. Et ceux qui s'amusent simplement à montrer la vanité et la bassesse des divertissemens des hommes, connaissent bien, à la vérité, une partie de leurs misères ; car c'en est une bien grande que de pouvoir prendre plaisir à des choses si basses et si méprisables: mais ils n'en connaissent pas le fond, qui leur rend ces misères mêmes nécessaires, tant qu'ils ne sont pas guéris de cette misère intérieure et naturelle, qui consiste à ne ponvoir souffrir la vue de soi-même. Ce lièvre qu'ils auraient acheté, ne les garantirait pas de cette vue; mais la chasse les en garantit. Ainsi, quand on leur reproche que ce qu'ils cherchent avec tant d'ardeur ne saurait les satisfaire, qu'il n'y a rien de plus bas et de plus vain: s'ils répondaient comme ils devraient le faire, s'ils y pensaient bien, ils en demeureraient

d'accord; mais ils diraient en même temps qu'ils ne cherchent en cela qu'une occupation violente et impétueuse qui les détourne de la vue d'euxmêmes, et que c'est pour cela qu'ils se proposent un objet attirant qui les charme et qui les occupe tout entiers. Mais ils ne répondent pas cela, parce qu'ils ne se connaissent pas eux-mêmes. Un gentilhomme croit sincèrement qu'il y a quelque chose de grand et de noble à la chasse : il dira que c'est un plaisir royal. Il en est de même des autres choses dont la plupart des hommes s'occupent. On s'imagine qu'il y a quelque chose de réel et de solide dans les objets mêmes. On se persuade que si on avait obtenu cette charge, on se reposerait ensuite avec plaisir; et l'on ne sent pas la nature insatiable de sa cupidité. On croit chercher sincèrement le repos, et l'on ne cherche, en effet, que l'agitation.

Les hommes ont un instinct secret qui les porte à chercher le divertissement et l'occupation au dehors, qui vient du ressentiment de leur misère continuelle. Et ils ont un autre instinct secret, qui reste de la grandeur de leur première nature, qui leur fait connaître que le bonheur n'est, en effet, que dans le repos. Et de ces deux instincts contraires, il se forme en eux un projet confus, qui se cache à leur vue dans le fond de leur âme, qui les porte à tendre au repos par l'agitation, et à se figurer toujours que la satisfaction qu'ils n'ont point leur arrivera, si, en surmontant quelques difficultés qu'ils envisagent, ils peuvent s'ouvrir par-là la porte au repos,

Ainsi s'écoule toute la vie. On cherche le repos en combattant quelques obstacles, et si on les a surmontés, le repos devient insupportable. Car, ou l'on pense aux misères qu'on a, ou à celles dont on est menacé. Et quand on se verrait même assez à l'abri de toutes parts, l'ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l'esprit de son venin.

C'est pourquoi, lorsque Cinéas disait à Pyrrhus, qui se proposait de jouir du repos avec ses amis, après avoir conquis une grande partie du monde, qu'il ferait mieux d'avancer lui-même son bonheur, en jouissant dès lors de ce repos, sans aller le chercher par tant de fatigues, il lui donnait un conseil qui souffrait de grandes difficultés, et qui n'était guère plus raisonnable que le dessein de ce jeune ambitieux. L'un et l'autre supposaient que l'homme peut se contenter de soi-même et de ses biens présens, sans remplir le vide de son cœur d'espérances imaginaires; ce qui est faux. Pyrrhus ne pouvait être heureux, ni avant, ni après avoir conquis le monde; et peut-être que la vie molle que lui conseillait son ministre était encore moins capable de le satisfaire que l'agitation de tant de guerres, et de tant de voyages qu'il méditait.

On doit donc reconnaître que l'homme est si malheureux, qu'il s'ennuierait même sans aucune cause étrangère d'ennui, par le propre état de sa condition naturelle: et il est avec cela si vain et si léger, qu'étant plein de mille causes essentielles

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