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autre année, parce que le besoin étoit trop pressant pour différer la charité. Et comme on ne s'accordoit pas avec ces personnes, il ne put exécuter cette résolution, par laquelle il nous faisoit voir la vérité de ce qu'il nous avoit dit tant de fois, qu'il ne souhaitoit avoir du bien que pour en assister les pauvres; puisqu'en même temps que Dieu lui donnoit l'espérance d'en avoir, il commençoit à le distribuer par avance, avant même qu'il en fût assuré.

Sa charité envers les pauvres avoit toujours été fort grande; mais elle étoit si fort redoublée à la fin de sa vie, que je ne pouvois le satisfaire davantage que de l'en entretenir. Il m'exhortoit avec grand soin depuis quatre ans à me consacrer au service des pauvres, et à y porter mes enfans. Et quand je lui disois que je craignois que cela ne me divertît du soin de ma famille, il me disoit que ce n'étoit que manque de bonne volonté, et que, comme il y a divers degrés dans cette vertu, on peut bien la pratiquer en sorte que cela ne nuise point aux affaires domestiques. Il disoit que c'étoit la vocation générale des chrétiens, et qu'il ne falloit point de marque particulière pour savoir si on y étoit appelé, parce qu'il étoit certain; que c'est sur cela que Jésus-Christ jugera le monde; et que, quand on considéroit que la seule omission de cette vertu est cause de la damnation, cette seule pensée étoit capable de nous porter à nous dépouiller de tout, si nous avions de la foi. Il nous disoit encore que la fréquentation des pauvres est extrêmement utile, en ce que, voyant continuellement les misères dont ils sont accablés, et que même dans l'extrémité de leurs maladies ils manquoient des choses les plus nécessaires, qu'après cela il faudroit être bien dur pour ne pas se priver volontairement des commodités inutiles et des ajustemens superflus.

Tous ces discours nous excitoient et nous portoient quelquefois à faire des propositions pour trouver des moyens pour des règlemens généraux qui pourvussent à toutes les nécessités; mais il ne trouvoit pas cela bon, et il disoit que nous n'étions pas appelės au général, mais au particulier; et qu'il croyoit que la manière la plus agréable à Dieu étoit de servir les pauvres pauvrement, c'est-à-dire chacun selon son pouvoir, sans se remplir l'esprit de ces grands desseins qui tiennent de cette excellence dont il blâmoit la recherche en toutes choses. Ce n'est pas qu'il trouvât mauvais l'établissement des hôpitaux généraux; au contraire, il avoit beaucoup d'amour pour cela, comme il l'a bien témoigné par son testament; mais il disoit que ces grandes entreprises étoient réservées à de certaines personnes que Dieu destinoit à cela, et qu'il conduisoit quasi visiblement; mais que ce n'étoit pas la vocation générale de tout le monde, comme l'assistance journalière et particulière des pauvres.

Voilà une partie des instructions qu'il nous donnoit pour nous porter à la pratique de cette vertu qui tenoit une si grande place dans son cœur; c'est un petit échantillon qui nous fait voir la grandeur de sa charité. Sa pureté n'étoit pas moindre; et il avoit un si grand respect pour cette vertu, qu'il étoit continuellement en garde pour empêcher qu'elle ne fût blessée ou dans lui ou dans les autres; et il n'est pas

croyable combien il étoit exact sur ce point. J'en étois même dans la crainte; car il trouvoit à redire à des discours que je faisois, et que je croyois très-innocens, et dont il me faisoit ensuite voir les défauts, que je n'aurois jamais connus sans ses avis. Si je disois quelquefois que j'avois vu une belle femme, il se fâchoit, et me disoit qu'il ne falloit jamais tenir ce discours devant des laquais ni des jeunes gens, parce que je ne savois pas quelles pensées je pourrois exciter par là en eux. Il ne pouvoit souffrir aussi les caresses que je recevois de mes enfans, et il me disoit qu'il falloit les en désaccoutumer, et que cela ne pouvoit que leur nuire; et qu'on leur pouvoit témoigner de la tendresse en mille autres manières. Voilà les instructions qu'il me donnoit là-dessus, et voilà quelle étoit sa vigilance pour la conservation de la pureté dans lui et dans les autres.

Il lui arriva une rencontre, environ trois mois avant sa mort, qui en fut une preuve bien sensible, et qui fait voir en même temps la grandeur de sa charité. Comme il revenoit un jour de la messe de Saint-Sulpice, il vint à lui une jeune fille d'environ quinze ans, fort belle, qui lui demanda l'aumône; il fut touché de voir cette personne exposée à un danger si évident; il lui demanda qui elle étoit, et ce qui l'obligeoit ainsi à demander l'aumône; et ayant su qu'elle étoit de la campagne, et que son père étoit mort, et que sa mère étant tombée malade, on l'avoit portée à l'Hôtel-Dieu ce jour-là même, il crut que Dieu la lui avoit envoyée aussitôt qu'elle avoit été dans le besoin; de sorte que dès l'heure même il la mena au séminaire, où il la mit entre les mains d'un bon prêtre à qui il donna de l'argent, et le pria d'en avoir soin, et de la mettre en condition où elle pût recevoir de la conduite à cause de sa jeunesse, et où elle fût en sûreté de sa personne. Et pour le soulager dans ce soin, il lui dit qu'il lui enverroit le lendemain une femme pour lui acheter des habits, et tout ce qui lui seroit nécessaire pour la mettre en état de pouvoir servir une maîtresse. Le lendemain il lui envoya une femme qui travailla si bien avec ce bon prêtre, qu'après l'avoir fait habiller, ils la mirent dans une bonne condition. Et cet ecclésiastique ayant demandé à cette femme le nom de celui qui faisoit cette charité, elle lui dit qu'elle n'avoit point charge de le dire, mais qu'elle le viendroit voir de temps en temps pour pourvoir aux besoins de cette fille, et il la pria d'obtenir de lui la permission de lui dire son nom : « Je vous promets que je n'en parlerai jamais pendant sa vie; mais si Dieu permettoit qu'il mourût avant moi, j'aurois de la consolation de publier cette action car je la trouve si belle, que je ne puis souffrir qu'elle demeure dans l'oubli. » Ainsi par cette seule rencontre ce bon ecclésiastique, sans le connoître, jugeoit combien il avoit de charité et d'amour pour la pureté. Il avoit une extrême tendresse pour nous; mais cette affection n'alloit pas jusqu'à l'attachement. Il en donna une preuve bien sensible à la mort de ma sœur, qui précéda la sienne de dix mois. Lorsqu'il reçut cette nouvelle il ne dit rien, sinon : « Dieu nous fasse la grâce d'aussi bien mourir ! » et il s'est toujours depuis tenu dans une soumission admirable aux ordres de la providence de Dieu, sans faire jamais réflexion que sur les grandes grâces que Dieu avoit faites à ma sœur

pendant sa vie, et des circonstances du temps de sa mort; ce qui lui faisoit dire sans cesse : « Bienheureux ceux qui meurent, pourvu qu'ils meurent au Seigneur ! » Lorsqu'il me voyoit dans de continuelles afflictions pour cette perte que je ressentois si fort, il se fâchoit, et me disoit que cela n'étoit pas bien, et qu'il ne falloit pas avoir ces sentimens pour la mort des justes, et qu'il falloit au contraire louer Dieu de ce qu'il l'avoit si fort récompensée des petits services qu'elle lui avoit rendus. C'est ainsi qu'il faisoit voir qu'il n'avoit nulle attache pour ceux qu'il aimoit; car, s'il eût été capable d'en avoir, c'eût été sans doute pour ma sœur, parce que c'étoit assurément la personne du monde qu'il aimoit le plus. Mais il n'en demeura pas là; car non-seulement il n'avoit point d'attache pour les autres, mais il ne vouloit point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches criminelles et dangereuses car cela est grossier, et tout le monde le voit bien; mais je parle de ces amitiés les plus innocentes: et c'étoit une des choses sur lesquelles il s'observoit le plus régulièrement, afin de n'y point donner de sujet, et même pour l'empêcher et comme je ne savois pas cela, j'étois toute surprise des rebuts qu'il me faisoit quelquefois, et je le disois à ma sœur, me plaignant à elle que mon frère ne m'aimoit pas, et qu'il sembloit que je lui faisois de la peine, lors même que je lui rendois mes services les plus affectionnés dans ses infirmités. Ma sœur me disoit là-dessus que je me trompois, qu'elle savoit le contraire; qu'il avoit pour moi une affection aussi grande que je pouvois souhaiter. C'est ainsi que ma sœur remettoit mon esprit, et je ne tardois guère à en voir des preuves: car aussitôt qu'il se présentoit quelque occasion où j'avois besoin du secours de mon frère, il l'embrassoit avec tant de soin et de témoignages d'affection, que je n'avois pas lieu de douter qu'il ne m'aimât beaucoup; de sorte que j'attribuois au chagrin de sa maladie les manières froides dont il recevoit les assiduités que je lui rendois pour le désennuyer; et cette énigme ne m'a été expliquée que le jour même de sa mort, qu'une personne des plus considérables par la grandeur de son esprit et de sa piété, avec qui il avoit eu de grandes communications sur la pratique de la vertu ', me dit qu'il lui avoit donné cette instruction entre autres, qu'il ne souffrît jamais de qui que ce fût qu'on l'aimât avec attachement; que c'étoit une faute sur laquelle on ne s'examine pas assez, parce qu'on n'en conçoit pas assez la grandeur, et qu'on ne considéroit pas qu'en fomentant et souffrant ces attachemens, on occupoit un cœur qui ne devoit être qu'à Dieu seul : que c'étoit lui faire un larcin de la chose du monde qui lui étoit la plus précieuse. Nous avons bien vu ensuite que ce principe étoit bien avant dans son cœur; car pour l'avoir toujours présent, il l'avoit écrit de sa main sur un petit papier, où il y avoit ces mots: « Il est injuste qu'on s'attache à moi, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperois ceux à qui j'en ferois naître le désir; car je ne suis la fin de personne et n'ai pas de quoi les satisfaire. Ne suis-je pas prêt à mourir? et ainsi l'objet de leur attachement mourra donc. Comme je serois coupable de faire croire

1. Domat,

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une fausseté, quoique je la persuadasse doucement, et qu'on la crût avec plaisir, et qu'en cela on me fît plaisir de même, je suis coupable de me faire aimer, et si j'attire les gens à s'attacher à moi. Je dois avertir ceux qui seroient prêts à consentir au mensonge, qu'ils ne le doivent pas croire, quelque avantage qui m'en revînt; et de même, qu'ils ne doivent pas s'attacher à moi; car il faut qu'ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher.»

Voilà de quelle manière il s'instruisoit lui-même, et comme il pratiquoit si bien ses instructions, que j'y avois été trompée moi-même. Par ces marques que nous avons de ses pratiques, qui ne sont venues à notre connoissance que par hasard, on peut voir une partie des lumières que Dieu lui donnoit pour la perfection de la vie chrétienne.

Il avoit un si grand zèle pour la gloire de Dieu, qu'il ne pouvoit souffrir qu'elle fût violée en quoi que ce soit; c'est ce qui le rendoit si ardent pour le service du roi, qu'il résistoit à tout le monde lors des troubles de Paris, et toujours depuis il appeloit des prétextes toutes les raisons qu'on donnoit pour excuser cette rébellion; et il disoit que, dans un Etat établi en république comme Venise, c'étoit un grand mal de contribuer à y mettre un roi, et opprimer la liberté des peuples à qui Dieu l'a donnée; mais que, dans un Etat où la puissance royale est établie, on ne pouvoit violer le respect qu'on lui doit que par une espèce de sacrilege; puisque c'est non-seulement une image de la puissance de Dieu, mais une participation de cette même puissance, à laquelle on ne pouvoit s'opposer sans résister visiblement à l'ordre de Dieu; et qu'ainsi on ne pouvoit assez exagérer la grandeur de cette faute, outre qu'elle est toujours accompagnée de la guerre civile, qui est le plus grand péché que l'on puisse commettre contre la charité du prochain. Et il observoit cette maxime si sincèrement, qu'il a refusé dans ce temps-là des avantages très-considérables pour n'y pas manquer. Il disoit ordinairement qu'il avoit un aussi grand éloignement pour ce péché là que pour assassiner le monde, ou pour voler sur les grands chemins; et qu'enfin il n'y avoit rien qui fût plus contraire à son naturel, et sur quoi il fût moins tenté.

Ce sont là les sentimens où il étoit pour le service du roi aussi étoit-il irréconciliable avec tous ceux qui s'y opposoient; et ce qui faisoit voir que ce n'étoit pas par tempérament ou par attachement à ses sentimens, c'est qu'il avoit une douceur merveilleuse pour ceux qui l'offensoient en particulier; en sorte qu'il n'a jamais fait de différence de ceux-là d'avec les autres; et il oublioit si absolument ce qui ne regardoit que sa personne, qu'on avoit peine à l'en faire souvenir, et il falloit pour cela circonstancier les choses. Et comme on admiroit quelquefois cela, il disoit: « Ne vous en étonnez pas, ce n'est pas par vertu, c'est par oubli réel; je ne m'en souviens point du tout. » Cependant il est certain qu'on voit par là que les offenses qui ne regardoient que sa personne ne lui faisoient pas grande impression, puisqu'il les oublioit si facilement; car il avoit une mémoire si excellente, qu'il disoit souvent qu'il n'avoit jamais rien oublié des choses qu'il avoit voulu retenir.

Il a pratiqué cette douceur dans la souffrance des choses désobligean

tes jusqu'à la fin; car, peu de temps avant sa mort, ayant été offensé dans une partie qui lui étoit fort sensible, par une personne qui lui avoit de grandes obligations, et ayant en même temps reçu un service de cette personne, il la remercia avec tant de complimens et de civilités, qu'il en étoit confus: cependant ce n'étoit pas par oubli, puisque c'étoit dans le même temps; mais c'est qu'en effet il n'avoit point de ressentiment pour les offenses qui ne regardoient que sa personne.

Toutes ces inclinations, dont j'ai remarqué les particularités, se verront mieux en abrégé par une peinture qu'il a faite de lui-même dans un petit papier écrit de sa main en cette manière :

« J'aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l'a aimée. J'aime les biens, parce qu'ils donnent le moyen d'en assister les misérables. Je garde fidélité à tout le monde. Je ne rends pas le mal à ceux qui m'en font, mais je leur souhaite une condition pareille à la mienne, où l'on ne reçoit pas de mal ni de bien de la part des hommes, et j'ai une tendresse de cœur pour ceux que Dieu m'a unis plus étroitement; et soit que je sois seul, ou à la vue des hommes, j'ai en toutes mes actions la vue de Dieu qui doit les juger, et à qui je les ai toutes consacrées. Voilà quels sont mes sentimens; et je bénis tous les jours de ma vie mon Rédempteur qui les a mis en moi, et qui, d'un homme plein de foiblesse, de misère, de concupiscence, d'orgueil et d'ambition, a fait un homme exempt de tous ces maux par la force de sa grâce, à laquelle toute la gloire en est due, n'ayant de moi que la misère et l'erreur. »

Il s'étoit ainsi dépeint lui-même, afin qu'ayant continuellement devant les yeux la voie par laquelle Dieu le conduisoit, il ne pût jamais s'en détourner. Les lumières extraordinaires jointes à la grandeur de son esprit n'empêchoient pas une simplicité merveilleuse qui paroissoit dans toute la suite de sa vie, et qui le rendoit exact à toutes les pratiques qui regardoient la religion. Il avoit un amour sensible pour l'office divin, mais surtout pour les petites Heures, parce qu'elles sont composées du psaume CXVIII, dans lequel il trouvoit tant de choses admirables, qu'il sentoit de la délectation à le réciter. Quand il s'entretenoit avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportoit en sorte qu'il paroissoit hors de lui-même; et cette méditation l'avoit rendu si sensible à toutes les choses par lesquelles on tâche d'honorer Dieu, qu'il n'en négligeoit pas une. Lorsqu'on lui envoyoit des billets tous les mois, comme on fait en beaucoup de lieux', il les recevoit avec un respect admirable; il en récitoit tous les jours la sentence; et dans les quatre dernières années de sa vie, comme il ne pouvoit travailler, son principal divertissement étoit d'aller visiter les églises où il y avoit des reliques exposées, ou quelque solennité; et il avoit pour cela un almanach spirituel qui l'instruisoit des lieux où il y avoit des dévotions particulières; et il faisoit tout cela si dévotement et si simplement, que ceux qui le voyoient en étoient surpris: ce qui a donné lieu à cette belle

4. C'était l'usage de plusieurs communautés, et entre autres, de celle de Port-Royal, d'envoyer tous les mois à certaines personnes des billets contenant une sentence et un sujet de méditation.

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