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LES

ANGLAIS EN FRANCE

AU XIV SIÈCLE

ET LA DÉLIVRANCE DU TERRITOIRE SOUS CHARLES V.

Combien de personnes répètent que la France d'autrefois a été habituellement victorieuse, et s'imaginent que ses revers furent dus uniquement aux fautes de ses rois ou de ses généraux! Le peuple est chez nous confiant dans le succès; il accepte difficilement la nouvelle d'une bataille perdue; il se persuade que nous devons être toujours les plus forts, et, apprend-il une défaite, il est enclin à l'attribuer à la trahison. Notre vanité nationale se hâte d'accuser des désastres que nous subissons ceux qui sont au pouvoir, au lieu d'en aller chercher la source principale dans l'état moral et matériel, les institutions et les mœurs du pays au moment où ces désastres se produisent; elle se refuse à rendre responsables du mal nos propres erreurs et nos persistans défauts, et cependant, en y regardant de près, on reconnaîtra que les malheurs d'un peuple proviennent bien plus de son caractère, de ses passions et de ses idées, de la forme sociale sous laquelle il vit, que de l'inintelligence, de l'imprévoyance de quelques hommes. Si ceux qui commandent à une nation exercent sur sa destinée une action incontestable, s'ils contribuent tour à tour à en assurer la prospérité ou à en amener la décadence, l'influence qu'ils ont pu acquérir, ils la doivent à la condition dans laquelle se trouvait la nation quand ils en ont pris le gouvernement. Ils ont gagné sa confiance en flattant ses instincts et ses faiblesses, en ménageant habilement ses susceptibilités et ses travers, en épousant ses préjugés ou ses ran

cunes; donc c'est en fin de compte à la société, qu'il faut faire remonter les infortunes et les désastres qui peuvent l'atteindre après des époques de prospérité et de grandeur. Quand la France fut riche et puissante, comme lorsqu'elle fut appauvrie et vaincue, elle avait été l'artisan de son sort. A chaque siècle, ce que notre pays nous apparaît n'est que le résultat du jeu combiné d'une multitude de forces dont le gouvernement a pu se servir avec plus ou moins d'inexpérience ou d'habileté, mais qu'il n'avait pas créées et que tout au contraire souvent il subissait. L'étude plus approfondie de nos annales fera ressortir chaque jour davantage cette vérité que l'on peut au reste constater chez tous les peuples: elle se manifeste surtout aux époques de souffrances et de misères, parce que les causes qui ont engendré cet état extrême deviennent alors plus saisissables. Ces époques ne manquent pas dans notre histoire. La France, loin d'avoir été presque toujours victorieuse, a éprouvé de terribles revers et reçu de dures humiliations. Elle a été envahie et aux trois quarts conquise à diverses reprises; elle a traversé des périodes prolongées d'abaissement; elle ne s'est pas constamment relevée plus forte et plus grande qu'elle était auparavant. Dans les oscillations par lesquelles elle a passé, on observe l'influence d'élémens contraires, inégalement répartis suivant les temps, les uns qui affaiblissaient la nation, les autres qui la fortifiaient; les premiers, prédominant à l'époque qui précéda immédiatement l'abaissement, ont fait descendre la France du sommet qu'elle avait atteint; les seconds, prenant ensuite le dessus, ont réparé le mal accompli et arraché le pays à l'abîme où il semblait prêt à s'engloutir. C'est au moment du passage d'une période de prospérité à une de calamité et de ruine, à ces points de partage dans l'histoire d'un peuple entre deux courans différens, que se montrent clairement l'influence des élémens opposés nés des modifications successives des institutions et des mœurs et l'étroite corrélation entre la condition morale et matérielle du pays et les événemens qui en déterminent la grandeur ou la chute.

Le milieu du XIVe siècle nous présente un de ces contrastes, une de ces ondulations prononcées dans l'état de la France. Prospère d'abord, elle s'abaisse pour se relever ensuite. Dans l'intervalle d'un petit nombre d'années, notre patrie, deux fois écrasée par les Anglais, à bout de ressources pécuniaires, en proie à l'anarchie, à la guerre civile, dévastée par les ennemis du dedans et par ceux du dehors, a reconquis une grande partie de ce qu'elle avait perdu; elle redevient florissante et respectée et trouve, avant d'être éprouvée par de plus longs malheurs, une existence qui n'est pas sans éclat. C'est cette phase de notre histoire que nous fait suivre un ouvrage plein de recherches intéressantes et de renseignemens iné

dits qu'a publié récemment M. Siméon Luce (1), le nouvel éditeur de Froissart, et qui a pour sujet la vie de Bertrand du Guesclin. J'emprunterai au livre du savant paléographe les principaux traits du tableau que je veux essayer de tracer d'une époque si pleine d'enseignemens, en les éclairant à l'aide des résultats d'autres travaux historiques.

I.

La fin du XIIIe siècle et la première moitié du xive furent pour la France un temps relativement heureux, que marqua un progrès matériel et économique considérable. La partie laborieuse de la nation rencontrait plus de sécurité et une protection plus efficace. L'extension de la justice royale, en donnant plus de force et d'unité à la répression, en exerçant une plus grande vigilance contre les violences et les usurpations, dotait le commerce, les transactions et les transports des garanties qui leur manquaient auparavant. La noblesse féodale, abaissée par Philippe le Bel, tenue en bride par Philippe le Long, n'était plus aussi libre d'ensanglanter le pays par ses luttes incessantes et ses guerres privées. Des années de paix et d'un régime plus régulier permirent aux gens des campagnes et des villes de se livrer d'une manière plus suivie à leurs travaux et à leurs affaires. Aussi la population s'accrut-elle notablement, au moins dans certaines provinces. Les curieuses recherches de M. Ch. de Beaurepaire et de M. A. de Boislisle ont établi que la Normandie et l'Ile-de-France étaient alors au moins aussi peuplées qu'elles le sont aujourd'hui, car plus d'un village et d'un hameau mentionnés à cette époque ont disparu, et, si la population était moins agglomérée dans les grands centres, elle était plus fournie ailleurs. L'abolition du servage rendait en partie la liberté aux laboureurs, à l'homme des champs, et l'affranchissement des communes avait émancipé l'industrie et le commerce. Les cités manufacturières du nord de la France venaient de prendre un rapide essor par les relations actives qu'elles entretenaient avec l'Allemagne, surtout avec la Flandre et l'Angleterre, siége d'une industrie florissante. Plusieurs de nos villes telles qu'Arras, Beauvais, Provins, Reims, Carcassonne, Limoux, exportaient au loin leurs draps ou leurs toiles. Il se faisait un commerce important en différentes villes du midi, à Narbonne, à Nîmes, à Montpellier, etc. Des changeurs et des traitans lombards et toscans inondaient notre territoire et y provoquaient un grand mouvement d'argent. Plusieurs de nos foires, celles de Champagne et de Beaucaire en particulier, don

(1) Histoire de Bertrand du Guesclin et de son époque, par M. Siméon Luce, Paris 1876.

naient lieu à un chiffre considérable d'affaires. Il y affluait des marchands des contrées les plus éloignées. Le commerce maritime tendait à sortir de l'enfance où il était demeuré durant des siècles, et cela était dû surtout aux croisades. Non-seulement la marine s'était fort développée dans nos ports de la Méditerranée, mais il nous arrivait par l'Océan, dès le commencement du xive siècle, des bâtimens chargés de denrées de toute sorte. Rouen entretenait un commerce incessant avec les îles britanniques et envoyait ses navires dans les ports de la Saintonge, de la Guienne, de l'Espagne et du Portugal, même de l'Italie. La France d'alors se mettait à avoir des flottes, et des nefs venues du nord, sorties des villes hanséatiques, nous apportaient de quoi les gréer et les approvisionner. A partir de Philippe le Hardi, nos rois s'efforcèrent d'attirer les marchands étrangers, en leur accordant de nouveaux priviléges; ils prirent des mesures pour la protection de la navigation; ayant grand besoin d'argent, ils favorisèrent les échanges et l'industrie, qui devenaient pour leur trésor, par suite des taxes dont la vente et l'introduction des denrées étaient frappées, une source abondante de revenus.

La condition des classes laborieuses ne pouvait manquer de gagner à cet état de choses; en diverses régions de la France elle semble, sous le rapport matériel, s'être sensiblement améliorée, et il en était de même pour les bourgeois. Dès le xIIe siècle, les habitations de ceux-ci, aussi bien que les demeures des nobles, l'emportaient sur celles des Italiens par la commodité et l'agrément, ainsi que l'observe Brunetto Latini. Dans les villages, les demeures étaient sans doute beaucoup plus humbles, et la construction en restait chétive. C'étaient généralement des masures faites d'argile ou de torchis, ou qui avaient en guise de murs des treillis de lattes dont les interstices étaient bouchées par de la paille ou du foin. Ces chaumières étaient mal closes et mal éclairées. La porte, qui constituait souvent la seule ouverture par laquelle la lumière pût pénétrer, n'avait d'ordinaire ni loquet, ni serrure; elle se fermait avec une cheville de bois ou avec des bûchettes. Rarement on voyait des vitres aux fenêtres, qui n'avaient que des vantaux, ou dont les carreaux étaient remplacés, soit par de la toile cirée, soit par du parchemin; mais de la construction misérable de ces maisons il ne faudrait pas conclure que les campagnards au XIVe siècle vécussent comme des animaux ou des sauvages. Leur mobilier était déjà à peu près celui qu'on rencontrait dans nos villages il y a soixante ans. Loin de coucher sur la paille comme des prisonniers, maints paysans avaient des matelas ou des lits de plumes avec des couvertures, soit de serge grossière, soit de tiretaine. Il est même parfois question, dans les documens contemporains, de certains meubles, de certaines pièces de vaisselle, qui dénotent chez ces paysans plus que la possession du nécessaire : ce

sont des cruches et des pots en cuivre, des hanaps, des gobelets, des cuillères d'argent.

Ce qui donne une idée plus précise de l'aisance à laquelle étaient arrivés quelques paysans, c'est l'inventaire de l'étable et de la bassecour d'un laboureur de Basse-Normandie, dont nous devons la connaissance à M. Léopold Delisle. Dans cet inventaire, dressé en 1333, sont énumérés presque autant de bestiaux, de chevaux, de volailles qu'en possède à cette heure un cultivateur aisé de la Picardie ou de la Brie. Il est vrai que la Normandie était déjà, comme maintenant, l'une des provinces de France les plus riches. Quand Godefroi d'Harcourt, pour se venger de Philippe de Valois, qui avait confisqué ses terres, appela Édouard III dans cette partie du royaume, les Anglais trouvèrent, au dire de Froissart (et je cite ici sa langue naïve telle que l'a restituée M. Luce), le pays gras et plentiveus de toutes coses, les gragnes plainnes de blés, les maisons plainnes de toutes rikèces, riches bourgois, chars, charètes et chevaus, pourciaus, brebis et moutons, et les plus biaus bues dou monde que on nourist ens ou pays. Si en prisent à leur volenté (livre rer, § 258).

Mais il n'y avait pas que la Normandie où régnât alors l'abondance, et le même chroniqueur dit ailleurs, en parlant d'une manière générale du royaume de France au temps où Édouard III l'envahissait, qu'il était plein et dru et les gens riches et puissans de grand avoir. La population des campagnes était donc loin alors d'être partout condamnée à une alimentation insuffisante et misérable. S'il y avait des cantons où elle vivait surtout de bouillie et de pain de seigle, divers témoignages attestent que le pain blanc n'était pas rare, et l'on en faisait en certains lieux distribuer jusqu'aux mendians. L'industrie des boulangers, aussi bien que celle des bouchers, était très florissante. Comme il y avait presque partout de vastes forêts où les pourceaux allaient à la glandée, la viande de porc était commune, et le paysan en faisait son ordinaire, soit sous la forme de lard salé, soit sous celle de jambon. Il était si peu réduit en tout lieu à ne vivre que de grossières céréales ou de légumes, qu'il n'y avait guère de chaumière qui ne fût pourvue d'une broche en bois pour rôtir les volailles, et l'on était même dans l'habitude de les larder. On en relevait le goût par de la moutarde, dont la consommation était si répandue qu'on comptait presque un moulin à moutarde par trois moulins à blé. Les boissons se vendaient si bon marché que les paysans devaient rarement n'avoir que de l'eau à boire. Dans les pays de vignes, comme aucune autorisation n'était nécessaire pour vendre le vin en détail, on comptait presque autant de débitans que de propriétaires de vignobles. En Normandie, le cidre tendait déjà à supplanter l'antique cervoise, et

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