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naquirent deux amitiés, solides, durables, comme celles existant entre gens qui se comprennent, s'estiment, se respectent, et que rien ne peut dénouer, excepté la mort.

XIX.

La connaissance de M. Corot et de Dutilleux se fit d'une manière assez piquante.

Charmé par les œuvres que M. Corot avait exposées en 1847, et qui respiraient cette incomparable fraîcheur et ce sentiment si distingué dont seul il a le secret, Dutilleux, de retour à Arras, écrivit au maître pour lui demander une toile. Malgré son immense talent, trop réservé pour être immédiatement senti par la foule, M. Corot goûté seulement des artistes et des amateurs, n'avait guère vendu de tableaux qu'à ses confrères et aux princes d'Orléans. Si bien que son père et toute sa famille, méconnaissant son génie, le considéraient comme fourvoyé dans une carrière sans avenir, et ne l'appelaient que ce pauvre Camille.

La lettre de Dutilleux, admirative et louangeuse, tomba entre les mains de M. Corot père, qui n'en pouvant croire ses yeux, et frappé de stupéfaction en voyant la réputation de son fils gagner la province, courut lui communiquer la missive, en l'accompagnant de termes encourageants et affectueux auxquels le pauvre Camille n'était guère habitué. Aussi bon fils qu'éminent artiste, M. Corot, touché de la demande et de ses résultats inespérés, envoya une toile délicieuse, se prit d'affection pour celui qui, l'interprétant si parfaitement, l'avait aussi

si parfaitement servi, et désira le connaitre; s'ensuivit une correspondance, puis une invitation à venir à Arras, que M. Corot accepta et qui fut le point de départ des visites que deux fois l'an il n'oublia plus de faire à son admirateur devenu son ami.

Presqu'au moment où il recevait le paysage de M. Corot, Dutilleux recevait également une admirable esquisse de l'Éducation d'Achille, que lui offrait Delacroix, en témoignage de la sympathie toute particulière qu'il avait su lui inspirer.

XX.

Il serait difficile de dire, lequel de Delacroix ou de M. Corot, tenait la première place dans l'âme de Dutilleux.

Lorsque dans ses lettres il parle de Delacroix, Dutilleux dit : « C'est un géant. » En parlant de Corot, il dit : « C'est un colosse. » De Delacroix il écrit : « Il ne me » reste qu'un désir, qu'une ambition, c'est de laisser » quelques œuvres qui ne soient pas trop indignes des » maîtres que j'ai eu le bonheur de connaître et d'aimer, » qui soient bien l'expression de ma pensée, et surtout » de mon sentiment, résultat qui m'est peut-être dù après tant de travaux...... La mort du maître l'a fait » encore grandir dans mon estime, je veux dire son œu» vre, car quant à l'homme, il a toujours été pour moi » un géant. Delacroix est un maître immense, qui n'a pas » eu d'égal jusqu'à nos jours dans cette partie si impor>> tante de l'art qu'on appelle l'expression. Et par l'ex

» pression je n'entends point les grimaces de telle ou » telle physionomie, mais ce qui résulte de l'agencement » général des lignes, du mouvement complet du corps, » et des membres, du jeu de tous les muscles, puis de » l'effet obtenu par un choix de couleurs en harmonie » avec le sujet. A ce titre, je le répète, Delacroix n'a » point eu de devancier qui puisse lui être comparé, nul » n'a eu, à un degré égal, cette force et cette souplesse, » courrier au jarret d'acier, qui dépasserait plutôt le but » que de ne pas l'atteindre. Nous avons parlé de l'Hé» liodore de Raphaël, à propos de celui de St-Sulpice. » J'ai revu les deux à cette occasion, et dussé-je passer » pour un fanatique, sinon pour un ignorant, je n'hésite » pas à dire que le héros a été beaucoup mieux compris, » beaucoup mieux exprimé par Delacroix. »

De Corot : « Je ne sais pas si Corot n'est pas encore >> supérieur à Delacroix; Corot est le père du paysage » moderne. Il n'est pas un. paysagiste qui ne procède de » lui. — Je n'ai jamais vu un tableau de Corot qui ne fût » beau, une ligne qui ne fût quelque chose. —- Parmi » les peintres modernes, Corot est celui qui, en tant que » coloriste, a le plus de points d'analogie avec Rembrandt. >> La gamme est dorée chez l'un et grise chez l'autre, >> mais tous deux se servent des mêmes moyens pour » arriver à la lumière et faire valoir un ton l'un par » l'autre dans l'entière harmonie. En apparence, leurs » procédés semblent contraires, mais le résultat voulu » est le même. Dans un portrait de Rembrandt, tous les » détails se fondent dans l'ombre, pour forcer le regard » à se porter sur un point unique mieux caressé que les » autres, les yeux souvent. Corot, lui, sacrifie au con

» traire les détails qui sont dans la lumière, extrémités » d'arbre et autres, et vous ramène toujours à l'endroit » où il a décidé de toucher l'oeil du spectateur. »>

XXI.

Le succès de ses deux amis, lorsqu'ils n'étaient point aussi complets et aussi éclatants que possible, ne suffisaient point à l'affection de Dutilleux, « le tableau de » Corot (nous disait-il), que vous avez vu chez M. X..., » n'était plus la propriété de l'artiste, je l'avais bien » prévu, il appartient réellement au marchand. Rien ne >> sort maintenant de chez le peintre que comme objet » vendu. Nous n'en sommes plus au temps où ma com» mande d'un tableau de deux cents francs était un » événement. Seulement le goût est aux bagatelles, et » dans ce sens tout est enlevé. Mais les belles choses, les » choses sérieuses du maître, lui restent: petits que nous » sommes, nous n'apprécions d'un tel colosse que les » petites qualités, et l'on ne prend que ses petites œuvres. » Pour moi, qui gémis de tout ceci, je me console en » songeant que j'ai un peu devancé l'opinion publique » en ce qui concerne Delacroix et Corot; cela me donne » quelque confiance en mon propre jugement et me » permet de penser que plus tard je pourrai avoir plei>> nement raison sur tous les points. Ce que l'on traitait >> chez moi de folie ou tout au moins de toquade, serait >> tout bonnement la vérité. »

Soit qu'il causât, soit qu'il écrivit, Dutilleux parlait rarement de Delacroix sans parler de M. Corot, et réci

proquement, toujours leurs noms se mariaient dans ses expressions, parce que toujours il les confondait dans ses pensées et dans son cœur.

XXII.

Il collectionnait avec amour tout ce qui reproduisait leurs œuvres, et n'admettait aucune critique en ce qui les concernait. Il ne souffrait pas qu'on leur contestât quoique ce soit, et à la moindre petite attaque, lui toujours si calme et si tolérant, les défendait avec une vivacité qui parfois touchait à l'emportement. Leurs imperfections ou leurs inégalités (et qui n'en a pas?) constituaient à ses yeux de nouveaux mérites, enfin, comme tous ceux qui aiment véritablement, l'attachement qu'il vouait à ses deux amis était exclusif, passionné, sans limites.

Nous sentons parfaitement les critiques qu'au point de vue du raisonnement l'on peut adresser à ces idolâtries, et ne contestons nullement à ceux-là surtout chez lesquels le cœur se subordonne à l'esprit, le droit de taxer Dutilleux d'exagération et de fétichisme. Mais ce n'est pas nous qui aurons ce courage; le dévouement est chose trop rare pour qu'on marchande quand d'aventure il se rencontre; et nous ne savons qu'applaudir à celui qui, oublieux de lui-même, appelant généreusement sur ceux qu'il aime tous les succès et toutes les gloires, ne se réserve que le bonheur sacrifié d'acclamer leurs triomphes et de tresser leurs couronnes.

Hâtons-nous d'ajouter que l'affection de Dutilleux

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