» La ligne! mais est-ce que je m'en occupe, est-ce que je la vois? tous les contours sont émoussés, perdus, » fondus, entremêlés. La couleur! mais elle ne se voit » pas. Il n'y a là, ni jaune, ni rouge, ni bleu, ni vert, ni » gris, ni blanc. Il y a de l'air, de la lumière : il y a » de quoi me rendre fou de bonheur et de jouissances » intimes. Et il n'y aurait pas là de quoi faire un ta

>> bleau !.....

Paysagistes!.... maintenant, groupez, compassez, » coupez, assemblez, pillez, empâtez, glacez, brossez, » dissertez, condamnez, qu'a de commun votre occupa» tion avec l'émotion que j'éprouve? admire qui veut » votre ligne, votre coup de brosse, votre habileté; si » c'est ma tête seulement et mon esprit que vous voulez » occuper, je vous l'accorde: bravo! cela est parfaite» ment fait, je ne chercherai même point d'où cela vient; je ne constaterai même pas la paternité; je regarde » bien de la mosaïque, pouquoi ne jetterais-je pas les » yeux sur ce que vous faites? toute belle facture à son » mérite, qu'elle s'applique à un meuble, ou à une

>>

pierre précieuse : quant à mon cœur, à mon âme, à ce >> qui fait l'essence et le fond de mon être, rien, rien » pour vous. Je conserve ce précieux trésor pour la » nature d'abord, et ensuite pour ceux qui comme moi >> l'auront contemplée avec la vraie béatitude, et qui, · >> tout bonnement et naïvement, en ont répété quel» ques phrases, quelques mots qu'ils auront pu lire ou » épeler dans ce grand livre qu'on ne peut ouvrir qu'avec

» son cœur.

» Voilà ce que je voulais vous dire encore, mon bon » ami. Je vous rends mal ma pensée, mais je sais que

>> vous la comprendrez, nous sentons d'une manière trop » sympathique pour que nous ne nous comprenions pas » à demi mot. »>

Est-ce vibrant cela? a t-on jamais mieux dit?

XIX.

Dans la nomenclature des études d'après nature, nous avons passé sous silence celles rapportées du voyage de Suisse, parce que, bien que très habilement exécutées, elles ne palpitent pas à l'égal des autres, en voici la raison.

Quoique comprenant autant que qui que ce soit, la majesté des grands sites, Dutilleux n'aimait pas la peinture panoramique, estimant que le gigantesque ou le grandiose, ne sauraient se rendre dans un quarré de toile de trois ou quatre pieds.

Nous l'avons déja vu refuser, en 1830, une excursion soit aux Alpes, soit aux Ardennes et dire « pourquoi » courir si loin, il n'est pas de nature ingrate qui ne se puisse plier à la peinture, il s'agit de la saisir par son » vrai caractère. » Plus tard il écrivait « je vais profiter » de mon temps pour faire des croquis, les environs » d'Arras et la ville elle même me promettent d'amples » études. » (A cette époque, il est vrai, notre campagne était moins ratissée qu'elle ne l'est aujourd'hui, il y restait des bosquets, des buissons, des crètes qu'ont depuis fait disparaitre les progrès agronomiques; et la ville montrait encore de ces vielles constructions délabrées peut étre, mais ayant du moins un cachet et un caractére que

jamais ne reproduiront, les batisses confectionnées à l'entreprise).

>>

Au retour de son voyage en Suisse. Pendant qu'il disait à M. Colin : « J'ai vu les Alpes et surtout la vallée de Cha» mouni, cela est très beau, mais j'y aurai vite le spleen. » A nous même : « J'ai vu des merveilles sans nombre au point d'en être fatigué et de crier grâce. » Il écrivait à sa fille Madame Desavary: « C'est une admirable chose que » ce pays de montagnes neigeuses ou non, mais pour » moi qui suis naturellement porté à la mélancolie, y » vivre un mois me suffit. C'est un spectacle magnifique » que je vais voir bien volontiers, mais je ne voudrais » pas y assister continuellement, le spleen m'y pren» drai vite. »>

XX.

Mélancolique, en effet, mélancolique et rèveur, ainsi que toutes les âmes sensibles, ainsi que tous les cœurs qui ont beaucoup aimé, et partant beaucoup souffert, Dutilleux fuyait le tapage des grands spectacles, pour se reposer dans quelque recoin bien calme et bien intime. C'était là qu'heureux de prendre sa chère palette, il rendait avec tant de charme, soit un toit moussu de chaume, soit un bout de ruisseau reflétant l'azur du ciel, soit une branche de saule se mirant dans l'eau et tamisant sur le velours du gazon un doux rayon de soleil.

Il n'aimait point l'hiver qui transforme les arbres en squelettes et étend sur la terre des frimats et des neiges qui la couvrent comme d'un linceul; l'été, malgré ses

moissons, malgré même ses roses ne le séduisait guère, la nature lur semblait trop feuillue et trop plantureuse. Toutes ses amours se réservaient pour le printemps, moment où l'herbe reverdissante s'émaille de paquerettes où fleurissent la pervenche et l'aubépine, les lilas et les pommiers, où le rossignol chante le retour des hirondelles, la saison des zéphirs et des nids, et pour le languissant automne, couronné de mourants feuillages que dore la blonde lumière des derniers beaux jours, peut-être voyait-il en cela l'image fidèle de la vie, avec ses désirs et ses regrets, ses espérances et ses souvenirs.

XXI.

Ses heures favorites étaient, non pas celles pendant lesquelles le soleil au zénith rend la terre ruisselante de lumière, que heurtent de fortes ombres; mais l'aube matinale, alors que les lointains violacés se noient dans le bleu vaporeux du ciel; et l'approche du crépuscule, quand les brumes estompent mollement les fonds devenus sourds, mystérieux et indécis.

Voilà pourquoi l'œuvre de Dutilleux est si riche de levers du jour au printemps, frais et joyeux comme le gazouillement de la fauvette qu'il écoutait en les peignant; de couchers de soleil à l'automne, mélancolieux, plaintifs même, comme la Chute des feuilles de Millevoye, comme certaines strophes de Gilbert, comme les beaux morceaux de Lucie, de Norma, de la Favorite, et du Trouvère, que souvent il soupirait avec un charme inexprimable.