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tourné l'élégante colonne corinthienne avec son chapiteau de feuilles sur le modèle du palmier1. Les énormes piliers du vieux style égyptien représentent le sycomore, le figuier oriental, le bananier et la plupart des arbres gigantesques de l'Afrique et de l'Asie.

Les forêts des Gaules ont passé à leur tour dans les temples de nos pères, et nos bois de chênes ont ainsi maintenu leur origine sacrée. Ces voûtes ciselées en feuillages, ces jambages qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans l'église gothique; tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la divinité. Les deux tours hautaines plantées à l'entrée de l'édifice surmontent les ormes et les ifs du cimetière, et font un effet pittoresque sur l'azur du ciel. Tantôt le jour naissant illumine leurs têtes jumelles; tantôt elles paraissent couronnées d'un chapeau de nuages, ou grossies dans une atmosphère vaporeuse. Les oiseaux eux-mêmes semblent s'y méprendre et les adopter pour les arbres de leurs forêts : des corneilles voltigent autour de leurs faîtes et se perchent sur leurs galeries. Mais tout à coup des rumeurs confuses s'échappent de la cime de ces tours et en chassent les oiseaux effrayés. L'architecte chrétien, non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures; et, au moyen de l'orgue et du bronze suspendu 2, il a attaché au temple gothique jusqu'au bruit des vents et du tonnerre, qui roule dans la profondeur des bois. Les siècles, évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein des pierres, et soupirent dans la vaste basilique : le sanctuaire

1. Vitruve raconte autrement l'invention du chapiteau; mais cela ne détruit pas ce principe général, que l'architecture est née dans les bois. On peut seulement s'étonner qu'on n'ait pas, d'après la variété des arbres, mis plus de variété dans la colonne. Nous concevons, par exemple, une colonne qu'on pourrait appeler palmiste, et qui serait la représentation naturelle du palmier. Un orbe de feuilles un peu recourbées, et sculptées au haut d'un léger fût de marbre, ferait, ce nous semble, un effet charmant dans un portique. (Note de Chateaubriand.)

2. On trouve encore chez Chateaubriand bien des traces du goût pseudo-classique. « Ce « bronze suspendu » est de la même famille que l'airain meurtrier, etc..

mugit comme l'antre de l'ancienne Sibylle; et, tandis que l'airain se balance avec fracas sur votre tête, les souterrains voûtés de la mort se taisent profondément sous vos pieds.

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Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité; qui, à dix-neuf, réduisit en machine1 une science qui existe tout entière dans l'entendement; qui, à vingt-trois ans, démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique2; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s'aperçut de leur néant, et tourna ses pensées vers la religion; qui depuis ce moment jusqu'à sa mort, arrivée dans sa trenteneuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et Racine 3, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie comme du raisonnement le plus fort*; enfin qui, dans les courts intervalles de ses maux, résolut par abstraction un des plus hauts problèmes de géométrie, et jeta sur le papier des pensées qui tiennent autant de Dieu que de l'homme cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal.

Il est difficile de ne pas rester confondu d'étonnement, lorsqu'en ouvrant les Pensées du philosophe chrétien, on tombe sur les six chapitres où il traite de la nature de l'homme. Les sentiments de Pascal sont remarquables surtout par la profondeur de leur tristesse et par je ne sais quelle immensité on est suspendu au milieu de ces sentiments comme dans l'infini. Les métaphysiciens parlent de cette

1. La machine arithmétique.

2. La nature a horreur du vide telle est l'explication que donnait l'ancienne physique des phénomènes expliqués depuis Pascal par la pression de l'air.

3. Il faut, dit Voltaire, rapporter à cet ouvrage (les Provinciales) l'époque de la fixation du langage.

4. Citons encore le mot de Voltaire « que toutes les sortes d'éloquence sont renfermées» dans les Provinciales.

pensée abstraite qui n'a aucune propriété de la matière, qui touche à tout sans se déplacer, qui vit d'elle-même, qui ne peut périr parce qu'elle est invisible, et qui prouve péremptoirement l'immortalité de l'âme : cette définition de la pensée semble avoir été suggérée aux métaphysiciens par les écrits de Pascal.

Il y a un monument curieux de la philosophie chrétienne et de la philosophie du jour : ce sont les Pensées de Pascal, commentées par les éditeurs 1. On croit voir les ruines de Palmyre, restes superbes du génie et du temps, au pied desquelles l'Arabe du désert a bâti sa misérable hutte.

Voltaire a dit : « Pascal, fou sublime, né un siècle trop tôt. ›› On entend ce que signifie ce siècle trop tôt. Une seule observation suffira pour faire voir combien Pascal sophiste2 eût été inférieur à Pascal chrétien.

Dans quelle partie de ses écrits le solitaire de Port-Royal s'est-il élevé au-dessus des plus grands génies? Dans ses six chapitres sur l'homme. Or, ces six chapitres, qui roulent entièrement sur la chute originelle, n'existeraient pas si Pascal eût été incrédule3.

Il faut placer ici une observation importante. Parmi les personnes qui ont embrassé les opinions philosophiques, les unes ne cessent de décrier le siècle de Louis XIV; les autres, se piquant d'impartialité, accordent à ce siècle les dons de l'imagination, et lui refusent les facultés de la pensée. C'est le xvIIIe siècle, s'écrie-t-on, qui est le siècle penseur par excellence.

1. Allusion à l'édition des Pensées donnée par Condorcet en 1776. Chateaubriand se plaint dans une assez longue note que le commentateur « force les idées de Pascal, pour le faire passer pour athée ».

2. Sophiste ou «< philosophe», c'est tout un pour l'avocat du christianisme.

3. Ne peut-on sentir profondément les misères et les faiblesses de la nature humaine tout en étant incrédule dans le sens où veut l'entendre Chateaubriand ? Est-il besoin pour cela de croire à la chute originelle?

4. Allusion à madame de Staël. Nous avons déjà remarqué que la critique de Chateaubriand dans son Génie du Christianisme eut pour résultat de mettre le IVIIe siècle au-dessus du xvIII. Et sans doute, au point de vue littéraire, rien de plus juste; mais pour ce qui regarde l'indépendance de l'esprit et la liberté des idées, c'est une tout autre question.

Un homme impartial qui lira attentivement les écrivains du siècle de Louis XIV s'apercevra bientôt que rien n'a échappé à leur vue, mais que, contemplant les objets de plus haut que nous, ils ont dédaigné les routes où nous sommes entrés, et au bout desquelles leur œil perçant avait découvert un abîme.

Nous pouvons appuyer cette assertion de mille preuves. Est-ce faute d'avoir connu les objections contre la religion que tant de grands hommes ont été religieux? Oublie-t-on que Bayle publiait à cette époque même ses doutes et ses sophismes? Ne sait-on plus que Clarke et Leibniz n'étaient occupés qu'à combattre l'incrédulité? que Pascal voulait défendre la religion'; que La Bruyère faisait son chapitre des Esprits forts, et Massillon son sermon de la Vérité d'un avenir; que Bossuet enfin lançait ces paroles foudroyantes sur les athées « Qu'ont-ils vu, ces rares génies, qu'ont-ils vu plus que les autres? Quelle ignorance est la leur, et qu'il serait aisé de les confondre si, faibles et présomptueux, ils ne craignaient point d'être instruits! car pensent-ils avoir vu mieux les difficultés à cause qu'ils y succombent, et que les autres qui LES ONT VUES les ont méprisées? Ils n'ont rien vu, ils n'entendent rien, ils n'ont pas même de quoi établir le néant auquel ils espèrent après cette vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. »

Et quels rapports moraux, politiques ou religieux se sont dérobés à Pascal? quel côté des choses n'a-t-il point saisi? S'il considère la nature humaine en général, il en fait cette peinture si connue et si étonnante: « La première chose qui s'offre à l'homme quand il se regarde, c'est son corps, » etc. Et ailleurs « L'homme n'est qu'un roseau pensant, » etc. Nous demandons si dans tout cela Pascal s'est montré un faible penseur.

Les écrivains modernes se sont fort étendus sur la puis

1. Preuve qu'elle était attaquée.

2. En 1623 dans ses Questions sur la Genèse, le père Mersenne comptait dans Paris cinquante mille athées. « Il y a telle maison, disait-il, où l'on en pourrait trouver jusqu'à douze. »

sance de l'opinion, et c'est Pascal qui le premier l'avait observée. Une des choses les plus fortes que Rousseau ait hasardées en politique se lit dans le Discours sur l'inégalité des conditions: « Le premier, dit-il, qui, ayant clos un terrain, s'avisa de dire: Ceci est à moi, fut le vrai fondateur de la société civile. » Or, c'est presque mot pour mot l'effrayante idée que le solitaire de Port-Royal exprime avec une tout autre énergie : « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants; c'est ma place au soleil: voilà le commencement et l'image de l'usurpation de toute la terre. >>

Et voilà une de ces pensées qui font trembler pour Pascal. Quel ne fût point devenu ce grand homme, s'il n'avait été chrétien! Quel frein adorable que cette religion qui, sans nous empêcher de jeter de vastes regards autour de nous, nous empêche de nous précipiter dans le gouffre!

C'est le même Pascal qui a dit encore : « Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité, ou de peu d'années de possession. Les lois fondamentales changent 1, le droit a ses époques; plaisante justice qu'une rivière on une montagne borne; vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà.»

Certes, le penseur le plus hardi de ce siècle, l'écrivain le plus déterminé à généraliser les idées pour bouleverser le monde, n'a rien dit d'aussi fort contre la justice des gouvernements et les préjugés des nations 2.

Les insultes que nous avons prodiguées par philosophie à la nature humaine ont été plus ou moins puisées dans les écrits de Pascal. Mais en dérobant à ce rare génie la misère de l'homme, nous n'avons pas su comme lui en apercevoir la

1. Texte de l'édition Havet: « Un méridien décide de la vérité; en peu d'années de possession, les lois fondamentales changent », etc.

2. Chateaubriand oublie de dire que toutes ces pensées de Pascal se trouvaient déjà dans Montaigne. Cf. Apologie, t. III: « Quelle bonté est-ce, que je veoyois hier en crédit, et demain ne l'estre plus, et que le traject d'une riviere faict crime ? » Et encore : « Quelle vérité est-ce que ces montagnes bornent, mensonge au monde qui se tient au delà? » Or, aucun écrivain n'a moins subi que Montaigne l'influence du christianisme, et pourtant aucun ne fut moins tenté de « se précipiter dans le gouffre »>.

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