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la tête troublée par le chagrin, avalant une clef à l'hôpital, sentirent bien amèrement, à cet égard, quoique hommes de lettres, toute la vanité de la philosophie.

LA LIBERTÉ DANS L'ÉTAT DE NATURE

Liberté ! le grand mot! et qu'est-ce que la liberté politique? je vais vous l'expliquer. Un homme libre, à Sparte, veut dire un homme dont les heures sont réglées comme celles de l'écolier sous la férule; qui se lève, dîne, se promène, lutte sous les yeux d'un maître en cheveux blancs qui lui raconte qu'il a été jadis jeune, vaillant et hardi: si les besoins de la nature, si les droits d'un chaste hymen parlent à son cœur, il faut qu'il les couvre du voile dont on se sert pour le crime; il doit sourire lorsqu'il apprend la mort de son ami; et si la douce pitié se fait entendre à son âme, on l'oblige d'aller égorger un Ilote innocent, un Ilote son esclave, dans le champ que cet infortuné labourait péniblement pour son maître.

Vous vous trompez, ce n'est pas là la liberté politique; les Athéniens ne l'entendaient pas ainsi.—Et comment? — Chez eux il fallait avoir un certain revenu pour être admis aux charges. de l'État; et lorsqu'un citoyen avait fait des dettes, on le vendait comme un esclave. Un orateur à la tribune, pourvu qu'il sût enfiler des phrases, faisait aujourd'hui emprisonner Socrate,. demain bannir Phocion, et le peuple libre avait toujours à sa tête, et seulement pour la forme, Pisistrate, Hippias, Thémistocle, Périclès, Alcibiade, Philippe, Antigonus ou quelque autre. Je voudrais bien savoir enfin combien il y a de libertés politiques; car toutes les autres petites villes grecques possédaient aussi leurs libertés, et n'expliquaient pas le mot dans le même sens que les Athéniens et les Spartiates. C'est un singulier gouvernement qu'une république où il faut que tous les. membres de la communauté soient des Catons et des Catilinas: si parmi les premiers il se trouve un seul coquin, ou parmi les derniers un scul honnête homme, la république n'existe plus'.

1. Ce qu'il y a de faux dans mes raisonnements, c'est que je confonds les formes de la liberté avec la liberté elle-même. (Note postérieure de Chateaubriand.

On s'écrie: Les citoyens sont esclaves, mais esclaves de la loi. Pure duperie de mots. Que m'importe que ce soit la loi ou le roi qui me traîne à la guillotine? On a beau se torturer, faire des phrases et du bel esprit, le plus grand malheur des hommes c'est d'avoir des lois et un gouvernement1.

L'état de société est si opposé à celui de nature, que dans le premier les êtres faibles tendent toujours au gouvernement: l'enfant bat les domestiques; l'écolier veut montrer à son maître; le sot aspire aux emplois et les obtient presque toujours; l'hypocondriaque sacrifie son cercle à sa goutte; le vieillard réclame la première place, et la femme domine le tout.

Dans l'état de nature, l'enfant se tait et attend, la femme est soumise, le fort et le guerrier commandent, le vieillard s'assied au pied de l'arbre et meurt.

Soyons hommes, c'est-à-dire libres; apprenons à mépriser les préjugés de la naissance et des richesses, à nous élever au-dessus des grands et des rois, à honorer l'indigence et la vertu; donnons de l'énergie à notre âme, de l'élévation à notre pensée; portons partout la dignité de notre caractère, dans le bonheur et dans l'infortune; sachons braver la pauvreté et sourire à la mort : mais, pour faire tout cela, il faut commencer par cesser de nous passionner pour les institutions humaines, de quelque genre qu'elle soient. Nous n'apercevons presque jamais la réalité des choses, mais leurs images réfléchies faussement par nos désirs; et nous passons nos jours

peu près comme celui qui, sous notre zone nuageuse,

1. Ce que préconise ici Chateaubriand, c'est le retour à l'état sauvage. Dans une note, il raconte avoir vu en Amérique un nommé Philippe Le Coq, qui, après avoir servi au Canada, s'était retiré chez les Cinq-Nations, avait épousé une In. dienne et adopté les mœurs des sauvages. - Philippe, lui demanda-t-il, êtesVous heureux ? - Heureux ? dit Philippe, qui, ayant perdu l'usage de sa langue maternelle, s'exprimait avec difficulté; heureux, oui; oui, heureux, depuis que je suis sauvage. Et comment passez-vous votre vie? repris-je. Il se mit à rire. J'entends, dis-je; vous pensez que cela ne vaut pas une réponse. Mais est-ce que vous ne voudriez pas retourner dans votre pays? Mon pays, la France? Si je n'étais pas si vieux, j'aimerais à la revoir... Et vous ne voudriez pas y rester ? ajoutai-je. Le mouvement de tête de Philippe m'en dit assez. Et qu'est-ce quí vous a déterminé à vous faire, comme vous le dites, sauvage? Je n'en sais rien, l'instinct. Ce mot du vieillard mit fin à mes doutes et à mes questions.

ne verrait le ciel qu'à travers ces vitrages coloriés qui trompent l'œil en lui présentant la sérénité d'une plus douce latitude. Tandis que nous nous berçons ainsi de chimères, le temps vole et la tombe se ferme tout à coup sur nous. Les hommes sortent du néant et y retournent la mort est un grand lac creusé au milieu de la nature; les vies humaines, comme autant de fleuves, vont s'y engloutir; et c'est de ce même lac que s'élèvent ensuite d'autres générations qui, répandues sur la terre, viennent également, après un cours plus ou moins long, se perdre à leur source. Profitons donc du peu d'instants que nous avons à passer sur ce globe, pour connaître au moins la vérité. Si c'est la vérité politique que nous cherchons, elle est facile à trouver. Ici un ministre despote me bâillonne, me plonge au fond des cachots, où je reste vingt ans sans savoir pourquoi; échappé de la Bastille, plein d'indignation, je me précipite dans la démocratie; un anthropophage m'y attend à la guillotine. Le républicain, sans cesse exposé à être pillé, volé, déchiré par une populace furieuse, s'applaudit de son bonheur : le sujet, tranquille esclave, vante les bons repas et les caresses de son maître. O homme de la nature, c'est toi seul qui me fais me glorifier d'être homme! Ton cœur ne connaît point la dépendance; tu ne sais ce que c'est que de ramper dans une cour ou de caresser un tigre populaire. Que t'importent nos arts, notre luxe, nos villes? As-tu besoin de spectacle, tu te rends au temple de la Nature, à la religieuse forêt; les colonnes moussues des chênes en supportent le dôme antique; un jour sombre pénètre la sainte obscurité du sanctuaire, et de faibles bruits, de légers soupirs, de doux murmures, des chants plaintifs ou mélodieux circulent sous les voûtes sonores. On dit que le sauvage ignore la douceur de la vie. Est-ce l'ignorer que de n'obéir à personne, que d'être à l'abri des révolutions, que de n'avoir ni à avilir ses mains par un travail mercenaire, ni son âme par un métier encore plus vil, celui de flatteur? N'est-ce rien que de pou voir se montrer impunément toujours grand, toujours fier, toujours libre? de ne point connaître les odieuses distinctions de l'état civil? enfin, de n'être point obligé, lorsqu'on se sent

né avec l'orgueil et la noble franchise d'un homme, de passer une partie de sa vie à cacher ses sentiments, et l'autre à être témoin des vices et des absurdités sociales 1?

Je sens qu'on va dire: Vous êtes donc de ces sophistes qui vantent sans cesse le bonheur du sauvage aux dépens de celui de l'homme policé? Sans doute, si c'est là ce que vous appelez être un sophiste, j'en suis un; j'ai du moins de mon côté quelques beaux génies. Quoi! il faudra que je tolère la perversité de la société, parce qu'on prétend ici se gouverner en république plutôt qu'en monarchie, là en monarchie plutôt qu'en république? Il faudra que j'approuve l'orgueil et la stupidité des grands et des riches, la bassesse et l'envie du pauvre et des petits? Les corps politiques, quels qu'ils soient, ne sont que des amas de passions putréfiées et décomposées ensemble; les moins mauvais sont ceux dont les dehors gardent encore de la décence, et blessent moins ouvertement la vue; comme ces masses impures destinées à fertiliser les champs, sur lesquelles on découvre quelquefois un peu de verdure.

Mais il n'y a donc point de gouvernement, point de liberté ? De liberté? si: une délicieuse, une céleste, celle de la nature. Et quelle est-elle, cette liberté que vous vantez comme le suprême bonheur? Il me serait impossible de la peindre; tout ce que je puis faire est de montrer comment elle agit sur nous.

1. «< A ne prendre cet appel et cet élancement, dit Sainte-Beuve, après avoir cité la plus grande partie du paragraphe, que comme un recours individuel et poétique, et qui ne saurait être que l'exception, que le remède de quelques âmes d'élite, hors de pair et déclassées, on ne saurait nier qu'il ne s'y trouve noblesse et grandeur. J'avoue même que j'aime mieux ce Chateaubriand-là primitif et tout d'accord avec sa poésie que celui qui se réconciliera plus tard avec la société, mais qui ne se réconciliera jamais qu'à demi. Car il va rentrer en France l'âme encore remplie de ses déserts, avec son imagination plus grandiose encore qu'aimable, et je ne sais quoi de gigantesque dans l'expression qui sortira à première vue du ton et du cadre français proprement dit. Puis peu à peu il s'y fera; il sera pris par la société et ses mille liens, par ses vanités, ses coquetteries, ses rivalités, ses irritations de toutes sortes; il s'y rapetissera, mais sans jamais s'y apprivoiser complètement. Il résultera de l'assemblage du civilisé et du raffiné avec ce sauvage à demi converti, et toujours prêt pourtant à reparaitre, le plus singulier et le plus bizarre mélange, surtout quand le personnage politique, soi-disant monarchique, viendra recouvrir le tout, et que le mélancolique et l'éblouissant rêveur, qui, au fond, méprisait et méprise tant encore les acteurs et les choses politiques, sera luimême un des chefs de l'action, un des coryphées de la scène. >>

Qu'on vienne passer une nuit avec moi chez les sauvages du Canada, peut-être alors parviendrai-je à donner quelque idée de cette espèce de liberté. Cette nuit aussi pourra délasser le lecteur de la scène de misères à travers laquelle je l'ai conduit dans ce volume : elle en sera la conclusion. On fermera alors le livre dans une disposition d'âme plus calme et plus propre à distinguer les vérités des erreurs contenues dans cet ouvrage, mélange inévitable à la nature humaine, et dont la faiblesse de mes lumières me rend plus susceptible qu'un autre.

NUIT CHEZ LES SAUVAGES DE L'AMÉRIQUE1

C'est un sentiment naturel aux malheureux de chercher à rappeler les illusions du bonheur, par le souvenir de leurs. plaisirs passés. Lorsque j'éprouve l'ennui d'être, que je me sens le cœur flétri par le commerce des hommes, je détourne involontairement la tête, et je jette en arrière un œil de regret. Méditations enchantées! charmes secrets et ineffables d'une me jouissant d'elle-même, c'est au sein des immenses déserts de l'Amérique que je vous ai goûtés à longs traits! On se vante d'aimer la liberté, et presque personne n'en a une juste idée. Lorsque, dans mes voyages parmi les nations indiennes du Canada, je quittai les habitations européennes et me trouvai,. pour la première fois, seul au milieu d'un océan de forêts,. ayant pour ainsi dire la nature entière prosternée à mes pieds, une étrange révolution s'opéra dans mon intérieur. Dans l'es-pèce de délire qui me saisit, je ne suivais aucune route; j'allais d'arbre en arbre, à droite et à gauche indifféremment,. me disant en moi-même : « Ici, plus de chemins à suivre, plus de villes, plus d'étroites maisons, plus de présidents, de républiques, de rois, surtout plus de lois, et plus d'hommes. Des hommes? si quelques bons sauvages 2 qui ne s'embarrassent pas de moi, ni moi d'eux; qui, comme moi encore, errent

1. C'est ce morceau que Chateaubriand, dans la préface de ses Mélanges politiques, appelle « un petit commencement d'Atala ».

2. De bons sauvages qui mangent leurs voisins. (Note de Chateaubriand, dansl'édition de 1826.)

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