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VIE DE B. PASCAL,

ÉCRITE PAR MADAME PÉRIER, SA SOEUR,

Mon frère naquit à Clermont, le 19 juin de l'année 1625. Mon père s'appeloit Étienne Pascal, président en la cour des aides, et ma mère Antoinette Begon. Dès que mon frère fut en âge qu'on lui pût parler, il donna des marques d'un esprit extraordinaire par les petites reparties qu'il faisoit fort à propos, mais encore plus par les questions qu'il faisoit sur la nature des choses, qui surprenoient tout le monde. Ce commencement, qui donnoit de belles espérances, ne se démentit jamais; car, à mesure qu'il croissoit il augmentoit toujours en force de raisonnement, en sorte qu'il étoit toujours beaucoup au-dessus de son âge.

Cependant ma mère étant morte dès l'année 1626, que mon frère n'avoit que trois ans, mon père se voyant seul s'appliqua plus fortement au soin de sa famille ; et comme il n'avoit point d'autres fils que celui-là, cette qualité de fils unique, et les grandes marques d'esprit qu'il reconnut dans cet enfant, lui donnèrent une si grande affection pour lui, qu'il ne put se résoudre à commettre son éducation à un autre, et se résolut dès lors à l'instruire lui-même, comme il a fait, mon frère n'ayant jamais entré dans aucun collége et n'ayant jamais eu d'autre maître que mon père.

En l'année 1651, mon père se retira à Paris, nous y mena tous, el y établit sa demeure. Mon frère, qui n'avoit que huit ans, reçut un grand avantage de cette retraite, dans le dessein que mon père avoit de l'élever; car il est sans doute qu'il n'auroit pas pu en prendre le même soin dans la province, où l'exercice de sa charge et les compagnies continuelles qui abordoient chez lui l'auroient beaucoup détourné: mais il étoit à Paris dans une entière liberté; il s'y appliqua tout entier, et il eut tout le succès que purent avoir les soins d'un père aussi intelligent et aussi affectionné qu'on le puisse être.

Sa principale maxime dans cette éducation étoit de tenir toujours cet enfant au-dessus de son ouvrage, et ce fut par cette raison qu'il ne voulut point commencer à lui apprendre le latin qu'il n'eût douze ans, afin qu'il le fit avec plus de facilité.

Pendant cet intervalle, il ne le laissoit pas inutile, car il l'entretenoit de toutes les choses dont il le voyoit capable. Il lui faisoit voir en général ce que c'étoit que les langues; il lui montroit comme on les avoit réduites en grammaires sous de certaines règles; que ces règles

avoient encore des exceptions qu'on avoit eu soin de remarquer; et qu'ainsi l'on avoit trouvé le moyen par-là de rendre toutes les langues communicables d'un pays en un autre.

Cette idée générale lui débrouilloit l'esprit et lui faisoit voir la raison des règles de la grammaire, de sorte que, quand il vint à l'apprendre, il savoit pourquoi il le faisoit, et il s'appliquoit précisément aux choses à quoi il falloit le plus d'application.

Après ces connoissances, mon père lui en donna d'autres; il lui parloit souvent des effets extraordinaires de la nature, comme de la poudre à canon, et d'autres choses qui surprennent quand on les considère. Mon frère prenoit grand plaisir à cet entretien, mais il vouloit savoir la raison de toutes choses; et comme elles ne sont pas toutes connues, lorsque mon père ne les disoit pas, ou qu'il disoit celles qu'on allègue d'ordinaire, qui ne sont proprement que des défaites, cela ne le contentoit pas car il a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discerner le faux ; et on peut dire que toujours et en toutes choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque jamais rien ne l'a pu satisfaire que sa connoissance. Ainsi dès son enfance il ne pouvoit se rendre qu'à ce qui lui paroissoit vrai évidemment; de sorte que quand on ne lui disoit pas de bonnes raisons il en cherchoit lui-même; et quand il s'étoit attaché à quelque chose, il ne la quittoit point qu'il n'en eût trouvé quelqu'une qui le pût satisfaire. Une fois entre autres quelqu'un ayant frappé à table un plat de faïence avec un couteau, il prit garde que cela rendoit un grand son, mais qu'aussitôt qu'on eut mis la main dessus, cela l'arrêta. Il voulut en même temps en savoir la cause, et cette expérience le porta à en faire beaucoup d'autres sur les sons. Il y remarqua tant de choses qu'il en fit un traité à l'âge de douze ans, qui fut trouvé tout-à-fait bien raisonné.

Son génie pour la géométrie commença à paroître lorsqu'il n'avoit encore que douze ans, par une rencontre si extraordinaire, qu'il me semble qu'elle mérite bien d'être déduite en particulier.

Mon père étoit homme savant dans les mathématiques, et avoit habitude par-là avec tous les habiles gens en cette science, qui étoient souvent chez lui; ma's comme il avoit dessein d'instruire mon frère dans les langues, et qu'il savoit que la mathématique est une science qui remplit et qui satisfait beaucoup l'esprit, il ne voulut point que mon frère en eût aucune connoissance, de peur que cela ne le rendit négligent pour la latine et les autres langues dans lesquelles il vouloit le perfectionner. Par cette raison il avoit serré tous les livres qui en traitent, et il s'abstenoit d'en parler avec ses amis en sa présence ; mais cette précaution n'empêchoit pas que la curiosité de cet enfant ne fût excitée, de sorte qu'il prioit souvent mon père de lui apprendre la mathématique; mais il le lui refusoit, lui promettant cela comme une récompense. Il lui promettoit qu'aussitôt qu'il sauroit le latin et le grec,

il la lui apprendroit. Mon frère, voyant cette résistance, lui demanda un jour ce que c'étoit que cette science et de quoi on y traitoit ; mon père lui dit en général que c'étoit le moyen de faire des figures justes, et de trouver les proportions qu'elles avoient entre elles, et en même temps lui défendit d'en parler davantage et d'y penser jamais. Mais cet esprit, qui ne pouvoit demeurer dans ces bornes, dès qu'il eut cette simple ouverture, que la mathématique donnoit le moyen de faire des figures infailliblement justes, il se mit lui-même à rêver sur cela à ses heures de récréation; et étant seul dans une salle où il avoit accoutumé de se divertir, il prenoit du charbon et faisoit des figures sur des carreaux, cherchant le moyen de faire, par exemple, un cercle parfaitement rond, un triangle dont les côtés et les angles fussent égaux, et les autres choses semblables. Il trouvoit tout cela lui seul; ensuite il cherchoit les proportions des figures entre elles. Mais comme le soin de mon père avoit été si grand de lui cacher toutes ces choses, il n'en savoit pas même les noms. Il fut contraint de se faire lui même des définitions; il appeloit un cercle un rond, une ligne une barre, et ainsi des autres. Après ces définitions il se fit des axiomes, et enfin il fit des démonstrations parfaites; et comme l'on va de l'un à l'autre dans ces choses, il poussa ses recherches si avant, qu'il en vint jusqu'à la trente-deuxième proposition du livre d'Euclide. Comme il en étoit là-dessus, mon père entra dans le lieu où il étoit, sans que mon frère l'entendît; il le trouva si fort appliqué, qu'il fut long-temps sans s'apercevoir de sa venue. On ne peut dire lequel fut le plus surpris, ou le fils de voir son père, à cause de la défense expresse qu'il lui en avoit faite, ou du père de voir son fils au milieu de toutes ces choses. Mais la surprise du père fut bien plus grande lorsque, lui ayant demandé ce qu'il faisoit, il lui dit qu'il cherchoit telle chose, qui étoit la trentedeuxième proposition du premier livre d'Euclide. Mon père lui demanda ce qui l'avoit fait penser à chercher cela: il dit que c'étoit qu'il avoit trouvé telle autre chose; et sur cela lui ayant fait encore la même question, il lui dit encore quelques démonstrations qu'il avoit faites, et enfin en rétrogradant et s'expliquant toujours par les noms de rond et de barre, il en vint à ses définitions et à ses axiomes.

Mon père fut si épouvanté de la grandeur et de la puissance de ce génie, que sans lui dire mot il le quitta et alla chez M. Le Pailleur, qui étoit son ami intime, et qui étoit aussi très savant. Lorsqu'il y fut arrivé, il y demeura immobile comme un homme transporté, M. Le Pailleur, voyant cela, et voyant même qu'il versoit quelques larmes, fut épouvanté, et le pria de ne lui pas céler plus long-temps la cause de son déplaisir. Mon père lui répondit : « Je ne pleure pas d'affliction; mais de joie; vous savez les soins que j'ai pris pour ôter à mon fils la connoissance de la géométrie, de peur de le détourner de ses autres études cependant voici ce qu'il a fait. » Sur cela il lui montra tout

ce qu'il avoit trouvé, par où l'on pouvoit dire en quelque façon qu'il avoit inventé les mathématiques. M. Le Pailleur ne fut pas moins surpris que mon père l'avoit été, et il lui dit qu'il ne trouvoit pas juste de captiver plus long-temps cet esprit, et de lui cacher encore cette connoissance; qu'il falloit lui laisser voir les livres sans le retenir davantage.

Mon père, ayant trouvé cela à propos, lui donna les Éléments d'Euclide pour les lire à ses heures de récréation. Il les vit et les entendit tout seul, sans avoir jamais eu besoin d'aucune explication; et pendant qu'il les voyoit, il composoit, et alloit si avant, qu'il se trouvoit régulièrement aux conférences qui se faisoient toutes les semaines, où tous les habiles gens de Paris s'assembloient pour porter leurs ouvrages, оц pour examiner ceux des autres 1. Mon frère y tenoit fort bien son rang, tant pour l'examen que pour la production; car il étoit de ceux qui y portoient le plus souvent des choses nouvelles. On voyoit souvent aussi dans ces assemblées-là des propositions qui etoient envoyées d'Italie, d'Allemagne et d'autres pays étrangers, et l'on prenoit son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avoit des lumières si vives, qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étoient point aperçus. Cependant il n'employoit à cette étude de géométrie que ses heures de récréation; car il apprenoit le latin sur les règles que mon père lui avoit faites exprès. Mais comme il trouvoit dans cette science la vérité qu'il avoit si ardemment recherchée, il en étoit si satisfait, qu'il y mettoit son esprit tout entier de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançoit tellement qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour être un si grand effort d'esprit, qu'on disoit que depuis Archimède on n'avoit rien vu de cette force. Les habiles gens étoient d'avis qu'on les imprimât dès lors, parcequ'ils disoient qu'encore que ce fût un ouvrage qui seroit toujours admirable, néanmoins si on l'imprimoit dans le temps que celui qui l'avoit inventé n'avoit encore que seize ans, cette circonstance ajouteroit beaucoup à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas de cas de cela, et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé 2.

Durant tous ces temps-là il continuoit toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenoit tantôt de la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au

Cette société, dont l'amitié et le goût pour les sciences formoient le double lien, se composoit du père Mersenne, de Roberval, Mydorge, Carcavi, Le Pailleur, et de plusieurs autres savants distingués. Elle fut le berceau de l'Académie royale des sciences, dont l'autorité souveraine sanctionna l'existence en 1666. (AIMÉ Martin.) 2 Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes lui-même, et ce grand philosophe s'obstina à le regarder comme l'ouvrage des maitres de Pascal, ne pouvant croire qu'un enfant de seize ans en fût l'auteur. (A, M.)

collége ni eu d'autres maîtres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenoit un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisoit dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvoient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentoit alors n'étoient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires, de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arith-métique, et avec une sûreté infaillible.

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement, qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ouvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans à le mettre dans cette perfection où il est à présent '.

Mais cette fatigue et la délicatesse où se trouvoit sa santé depuis

La sœur de Pascal oublie ici une aventure singulière, et qui est cependant la préface indispensable de l'invention du jeune géomètre. En 1638, le gouvernement ayant ordonné des retranchements sur les rentes de l'Hôtel-de-Ville de Paris, Étienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et l'ordre fut donné par le cardinal de Richelieu de l'enfermer à la Bastille. Instruit à temps, il se déroba à la colère du ministre, et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque, la duchesse d'Aiguillon voulut faire représenter devant le cardinal une pièce de Scudéry intitulée l'Amour tyrannique, et jeta les yeux pour l'un des rôles sur Jacqueline Pascal, sœur cadette de Blaise. La pièce fut représentée le 3 avril 1639, et la jeune fille s'acquitta si bien de son rôle, que le cardinal de Richelieu lui accorda la grace de son père, qu'elle avoit osé lui demander dans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir le coupable, et, frappé de ses vastes connoissances, il résolut de l'employer, et lui accorda peu de temps après l'intendance de Rouen. Dans l'exercice de cet emploi, qu'il remplit pendant sept années, Étienne Pascal apprit à son fils les opérations de calcul, et ce fut dans l'intention d'abréger ce travail que l'enfant inventa la machine arithmésique. La combinaison et l'exécution de cette machine, qui exécute mécaniquement tous les calculs sans autre secours que ceux des yeux et de la main, lui donnèrent des peines incroyables, et finirent par altérer sa santé. Étonné de cette découverte, le céèbre Leibnitz voulut encore la perfectionner; mais, de nos jours, en Angleterre, un célèbre mécanicien nommé Babbage, suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une machine mathématique qui résout les problèmes les plus compliqués, et calcule, comme un géomètre, le mouvement des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal avoient un but d'utilité générale. Ainsi il inventaşla brouette, autrement nommée vinaigrette, ou chaise roulante traînée à bras d'homme, et le haguet, ou charrette à longs brancards, qui est une heureuse combinaison du levier et du plan incliné (A. M.)

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