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Kant, qui, comme nous l'avons dit précédemment, proclame réellement l'autonomie de la volonté, observe à son tour que le concept de devoir envers soi-même semble renfermer une contradiction. Comment en effet concevoir, se demandet-il, que le même être s'oblige, se lie lui-même, de manière à être tenu de suivre ses propres prescriptions? « On peut encore, ajoute le philosophe de Koenigsberg, faire ressortir cette contradiction, en considérant que l'obligeant (auctor obligationis) pourrait toujours dispenser l'obligé (subjectum obligationis) de l'obligation (terminus obligationis); et que, par conséquent, si tous deux sont un seul et même sujet, celui qui oblige à un devoir qu'il s'impose à lui-même, n'est point du tout astreint; ce qui répugne (1). Dans le système de Kant, cette difficulté, la même que signalait tout-à-l'heure M. Bautain, existe réellement. Voici comme le philosophe allemand essaie de la résoudre, tout en maintenant le principe de l'autonomie de la volonté. « Il y a antinomie ici, répond M. Willm en résumant la pensée de Kant, en tant que l'on prend le moi qui oblige et le moi qui est obligé dans un seul et même sens; la contradiction disparaît, si l'on considère l'homme, le même moi, sous deux points de vue différents : d'abord comme être sensible et faisant partie du monde animal, et ensuite comme être rationnel et intelligent (2). » Telle est la solution de Kant; elle ne nous semble point à l'abri de toute critique. Quand on place le principe du devoir dans la raison de l'homme luimême, il n'est pas aisé de comprendre qu'il puisse être lié par des devoirs envers soi. Mais nous ne voulons pas nous arrêter à discuter cette question, elle a trop peu d'intérêt pour nous.

Dans notre doctrine, la difficulté signalée par M. Bautain et par Kant n'existe point, et la dénomination de devoirs envers soi-même s'explique et se justifie de la façon la plus simple. Ce que nous appelons les devoirs de l'homme envers lui-même, ce n'est pas l'homme qui se les impose, c'est la loi morale, laquelle est l'expression de la volonté de Dieu; c'est donc Dieu,

(1) Die Metaphysik der Sitten, zweit. Th., Ethische Elementarlehre, Erst. Buch, Einleit. - OEuvres de Kant, tom. V, p. 245. Leipzig 1838. (2) Histoire de la philosophie allemande, tom. I, p. 483.

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et non pas l'homme, qui est l'obligeant. Nous entendons donc sous le nom de dévoirs envers soi-même, non pas des devoirs dont nous serions le principe et le fondement, mais des devoirs dont nous sommes nous-mêmes l'objet direct et immédiat. Au reste c'est ainsi que l'ont toujours entendu les moralistes chrétiens; et M. Bautain, qui repousse cette dénomination, aurait pu avec autant de raison condamner celle de devoirs envers nos semblables, car Dieu seul est le vrai fondement des uns et des autres. Maintenons donc dans la science une dénomination qui est juste et exacte, pourvu qu'on lui laisse sa véritable signification.

L'homme, étant un être mixte, composé de deux substances distinctes, a deux sortes de devoirs à remplir envers luimême : les uns concernent l'âme, les autres sont relatifs au corps. Nous partagerons donc ce chapitre en deux paragraphes: l'un traitera des devoirs relatifs à l'âme, l'autre des devoirs relatifs au corps. Et comme l'âme comprend deux facultés générales, l'intelligence et la volonté, le premier paragraphe se subdivisera en deux articles distincts.

SI. Des devoirs relatifs à l'âme.

Article I. Devoirs relatifs à l'intelligence.

L'homme a des devoirs à remplir à l'égard de son intelligence. Il doit la régler et la gouverner selon les prescriptions de la loi morale. Quelles sont donc ces prescriptions? Considérées dans leur généralité, elles nous sont révélées par la nature même de l'intelligence: celle-ci doit connaître le vrai, s'attacher au vrai, et éviter le faux. Elle est faite pour la vérité, la vérité est son aliment et son bien, l'erreur est son mal, elle est contraire à sa nature. Voilà un principe général incontestable et incontesté.

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Mais dans quelle mesure l'intelligence est-elle tenue de connaître le vrai? que doit-elle connaître ? Si nous consultons attentivement la raison, voici, je crois, la réponse qu'elle nous fera. Il y a des choses nécessaires à connaître, tandis qu'il en est d'autres dont la connaissance est seulement utile.

Parmi les choses nécessaires, les unes sont d'une nécessité absolue, c'est-à-dire, atteignant également tous les hommes; les autres sont d'une nécessité purement relative. Ainsi tout homme, quel qu'il soit, est obligé de connaître sa fin et les moyens qui doivent l'y conduire; tout homme est donc obligé de connaitre Dieu, la loi morale et la vraie religion. C'est là un devoir réel pour tous; et quiconque ne s'efforce pas de connaître ces choses manque à l'une de ses plus graves obligations. - Quant aux choses de nécessité relative, chacun est tenu de connaître ce qui est nécessaire à l'accomplissement des devoirs de l'état où il se trouve engagé.

Viennent ensuite les choses utiles à connaître..

L'obligation de connaître n'est pas absolue pour l'homme, il ne lui est pas ordonné de savoir uniquement pour savoir : la connaissance n'a pas sa fin en elle-même, elle n'est véritableinent obligatoire qu'en tant qu'elle est nécessaire pour l'act tion, pour la pratique. C'est pourquoi, à parler strictement, l'homme n'est pas obligé d'aller au-delà de ce que réclame l'accomplissement de sa destinée. Cependant, comme la connaissance de la vérité perfectionne son intelligence, et que plus il connaît, plus son intelligence devient parfaite, il convient, autant que sa position le lui permet, qu'il s'applique à acquérir chaque jour de nouvelles connaissances. C'est ainsi qu'il se développera, qu'il progressera sous le rapport intellectuel. En soi toutes les connaissances sont utiles. On peut en abuser, l'homme abuse de tout; mais l'abus d'une chose ne prouve rien contre elle. Les connaissances et les sciences, considérées en elles-mêmes, sont toutes bonnes, parce que toutes révèlent un côté de la vérité; et bien dirigées, elles peuvent toutes servir, non-seulement au développement intellectuel de l'homme, mais encore à son développement moral.

On sait que J. J. Rousseau, dans deux discours célèbres, n'a pas craint d'exalter la supériorité de l'ignorance sur le savoir et de chanter les bienfaits et le bonheur de l'état sauvage (1). Le brillant sophiste de Genève cherche à démontrer que l'é

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tude des arts et des sciences, et, en général, que toute civilisation n'est qu'une dépravation de la nature humaine. C'est là un paradoxe ridicule, qui ne mérite pas d'être pris au sérieux. L'étude des sciences et des arts est conforme aux lois de la nature humaine, elle n'est que le développement de nos facultés intellectuelles; la civilisation est une perfection que réclame la nature. Seulement on peut abuser de ces biens, comme nous l'avons dit tout-à-l'heure; Rousseau confond perpétuellement l'abus avec la chose.

Le paradoxe de Rousseau nous engage à dire un mot d'une question fréquemment soulevée, à savoir s'il est avantageux ou nuisible à la société que l'instruction se répande dans les rangs du peuple. Cette question n'est pas difficile à résoudre, dès qu'on veut s'en tenir aux principes que la raison proclame et que l'expérience confirme.

Assurément l'instruction est un bien en soi, elle est 'conforme aux lois de la nature. Donc en soi il est bon que le peuple soit instruit. Mais il y a dans l'instruction un ordre à observer; tout est ordonné dans le plan de Dieu, et l'homme ne fait bien, comme nous l'avons dit souvent dans la première partie, qu'en se conformant à ce plan. Les connaissances donc, pour être bonnes, doivent être ordonnées, c'est-à-dire réglées sur le plan divin qui est aussi celui de la raison. Or il est dans l'ordre que l'homme connaisse d'abord les choses les plus importantes et qui le touchent de plus près, par conséquent ses rapports avec Dieu, sa fin et les moyens de l'accomplir; en d'autres termes, l'ordre exige qu'il commence par l'étude de la religion. C'est sur ce point qu'il faut avant tout répandre l'instruction parmi le peuple. Il est bon ensuite de propager le plus possible dans ses rangs les connaissances qui ont une utilité pratique et qui peuvent contribuer à son bien-être matériel. Ces sortes de connaissances ne viennent qu'en second lieu, parce que l'ordre matériel doit être subordonné à l'ordre moral. Après cela enfin, si le temps le permet, il sera bon aussi d'orner l'esprit du peuple de connaissances diverses, et n'ayant pas un rapport immédiat avec la pratique. Tel est l'ordre à observer; tout esprit droit le proclamera avec nous. parce qu'il est dicté par la raison.

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Ce n'est pas ainsi que l'entendent certains écrivains qui vont répétant chaque jour qu'il faut répandre l'instruction dans les masses, qu'il faut éclairer le peuple et le rendre ainsi plus moral. Plusieurs d'entre eux oublient de désigner les points sur lesquels il faut éclairer les masses; d'autres ne parlent que de choses vaines et frivoles, et c'est en initiant le peuple à ces futilités de tout genre qu'ils prétendent le moraliser! Vraiment la manière de parler d'un certain nombre d'écrivains est de nature à faire croire qu'ils ont complètement rompu avec la raison ! Nous ne leur ferons pas l'honneur de les réfuter directement, nous n'aimons point à discuter l'absurde. Bornonsnous à présenter ici une observation générale que les esprits sérieux ne devraient jamais perdre de vue. On se figure trop souvent qu'il suffit d'éclairer l'intelligence du peuple pour le moraliser; rien de plus faux néanmoins c'est la volonté et non l'intelligence qui est en nous le principe de la moralité; c'est donc sur elle qu'il faut surtout agir pour moraliser l'homme.

Disons-le encore une fois, les connaissances sont toutes bonnes; mais il faut que chaque chose soit à sa place : les connaissances religieuses doivent être la base de toute culture intellectuelle. Suivant la belle pensée de Bacon, la religion est l'arome qui empêche la science de se corrompre. La science de la religion est la première en dignité, c'est elle qui nous importe le plus ; il est donc juste qu'elle occupe aussi la première place dans notre intelligence, il est surtout nécessaire que nous ayons une connaissance suffisante de nos devoirs religieux pour pouvoir les remplir avec vérité.

Le mal de l'intelligence c'est l'erreur. De là l'obligation pour l'homme de haïr l'erreur et de prendre tous les moyens qui sont à sa disposition pour ne point en devenir la victime. C'est une faute morale que de ne pas observer, dans les connaissances, l'ordre que nous venons de rappeler; mais ne pas tenir soigneusement son esprit en garde contre l'erreur, se montrer indifférent au vrai et au faux, c'est plus qu'une faute, c'est un crime. Il y a là une sorte de suicide intellectuel qui

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