DISCUSSION DE QUELQUES POINTS DE LA BIOGRAPHIE DE ROGER BACON. Roger Bacon est un des personnages les plus considérables que présente l'histoire des sciences et de la philosophie au moyen âge, et, en même temps, c'est un de ceux sur lesquels nous possédons le moins de renseignements. Comme le remarquait dernièrement l'auteur de la monographie la plus savante et la plus complète qui lui ait été consacrée (1), son nom n'est prononcé ni par Vincent de Beauvais, ni par Trithème; les premiers biographes qui aient parlé de lui sont Leland, Bale et Pits. Ce qu'ils rapportent de sa vie et de ses travaux a passé dans les ouvrages de leurs successeurs; mais à quelles sources avaient-ils eux-mêmes puisé tant d'informations? Nous ne le savons pas; et les erreurs qu'ils ont commises en maint passage laissent planer un doute sur leurs assertions, lorsque celles-ci s'offrent à nous sans autre garantie que leur propre parole. Serait-il possible, avec les matériaux dont nous disposons aujourd'hui, de dissiper entièrement les obscurités qui environnent la naissance, la famille et beaucoup de points encore mal éclaircis de la vie de Roger Bacon? Nous sommes loin de le penser, et, en tout cas, nous n'avons pas une si haute visée. Notre unique dessein (1) Roger Bacon, sa vie, ses ouvrages, ses doctrines, d'après des textes inédits, par Émile Charles, Paris, 1861, in-8°, p. 2. serait d'examiner de près quelques-unes des traditions que les plus anciens biographes de cet homme célèbre ont les premiers émises à son sujet, d'essayer certains rapprochements qui n'ont pas été faits jusqu'ici, de chercher enfin si une interprétation meilleure donnée à d'anciens textes connus avant nous n'ouvrirait pas la voie à des conclusions nouvelles, offrant un certain degré de vraisemblance et d'intérêt. Et d'abord, quelle est la date de la naissance de Bacon? La plupart des historiens s'accordent à la fixer à l'année 1214. En nous appuyant sur deux passages de l'Opus tertium, nous croyons qu'on peut la faire remonter jusqu'en 1210. Il est constant que l'Opus tertium a été composé en 1267. Or, l'auteur y déclare que, depuis l'époque où il apprenait l'alphabet, il a consacré quarante années de sa vie à l'étude des lettres (1). En supposant qu'il eût appris l'alphabet à l'âge d'environ sept ans, nous serions reportés pour la date de sa naissance à quarante-sept années avant 1267, c'est-àdire en 1220. Mais ces quarante-sept années paraissent devoir se compter à partir, non pas de 1267, mais de 1257, époque où Bacon, suivant un autre passage de l'Opus tertium, sur lequel nous aurons à revenir, se retira des écoles et commença une vie, nouvelle pour lui, de silence et d'oubli. Nous nous trouvons ainsi reportés à 1210, et cela avec d'autant plus de vraisemblance que Bacon, en 1267, se représente comme déjà vieux, me senem (2), ce qu'il n'aurait pu faire s'il n'avait compté alors que quarante-sept ans. On conçoit aussi qu'étant né en 1210, et ayant, par conséquent, vingt-trois ans en 1233, il ait pu, à cette date, figurer parmi les clercs de la cour du roi d'Angleterre et se signaler, dans une scène que raconte Mathieu Paris (3), par la vivacité spirituelle et presque audacieuse de ses reparties. Mais quelle était la patrie de Roger Bacon? Suivant l'opinion unanime de ses biographes, il serait né en Angleterre. Antoine Wood assigne même avec précision le lieu de sa naissance : ce serait la petite ville d'Ilchester, dans le comté de Sommerset (4). Wood · (1) Fr. Rogeri Bacon opera quædam hactenus inedita. Edited by J. S. Brewer, London, 1859, in-8°, p. 65 : « Multum laboravi in scientiis et linguis et posui jam quadraginta annos postquam didici primo alphabetum. >> (2) Opus majus, cap. x, edit. Venetiis, 1750, in-fol. p. 12. (3) Historia major, Londini, 1640, in-fol. p. 386. (4) Historia universitatis Oxoniensis, in-fol. p. 136. ` en réfère sur ce point à un ouvrage manuscrit d'un érudit anglais, John Rowse, lequel vivait deux cents ans après Bacon, car Tanner le fait mourir en 1491 (1). A l'appui de l'opinion émise par le savant historien de l'Université d'Oxford, quelque répandue qu'elle soit, nous voudrions un témoignage plus décisif; mais nous n'avons découvert ni dans Bacon, ni dans les documents contemporains, aucun texte qui l'appuyat. Nous sommes donc obligé, jusqu'à plus ample information, de la considérer comme une conjecture purement gratuite. Ce ne serait pas, d'ailleurs, la seule fois que les biographes anglais se seraient hasardés à émettre des hypothèses auxquelles on peut en opposer d'autres qui sont, à tout prendre, aussi plausibles. Voici un contemporain de Bacon, Adam de Marisco il serait également originaire, selon Leland, du comté de Sommerset; le savant éditeur de ses lettres a la franchise d'avouer qu'il ignore sur quel fondement repose cette opinion, que cependant il veut bien accepter, le comté de Sommerset pouvant aussi bien qu'un autre, dit-il, réclamer l'honneur d'être la patrie de ce personnage (2). Nous sommes moins accommodant que M. J. S. Brewer, et nous serions tenté d'être moins réservé que lui. Serait-il donc contraire à toute vraisemblance de soutenir qu'Adam de Marisco était originaire, non pas du comté de Sommerset, mais d'une petite localité de Normandie, voisine de la ville d'Eu, dont l'église s'appelait au XIIe siècle ecclesia de Marisco, qui s'est appelée depuis Marais le Normand, et qui se nomme aujourd'hui PONTS ET MARAIS? Constatons, sans insister, qu'Adam était en relation avec l'archevêque de Rouen, Eudes Rigaud; qu'il avait parmi ses amis un certain Pierre de Pontoise; qu'il s'intéressait aux affaires de France, qu'il en écrivait et en faisait écrire à la reine Blanche de Castille (3); tous indices qui semblent trahir une origine française. Nous revenons à Roger Bacon. Irons-nous jusqu'à prétendre que Roger Bacon n'était pas Anglais? Nous avons deux motifs pour ne pas pousser le scepticisme. aussi loin. Le premier, c'est que Bacon est qualifié d'Anglais par (1) Bibliotheca Britannico-Hibernica, Londini, 1748, in-fol. (2) Monumenta Franciscana, edited by J. S. Brewer, London, 1858, in-8°, p. LXXVI et LXXVII. (3) Adæ de Marisco epistolæ, ep. vi, VII, ccxvi; ibid., p. 80, 81, 381. deux écrivains de la fin du XIVe siècle et du commencement du xve siècle, Pierre d'Ailly (1) et saint Antonin; le second, c'est que l'Angleterre est, de tous les pays, celui qui possède le plus grand nombre de manuscrits de ses ouvrages. Encore que ces manuscrits ne portent pas dans leur titre l'indication précise de la patrie de l'auteur, on ne saurait s'étonner qu'un écrivain dont les ouvrages se rencontrent si fréquemment dans les bibliothèques d'Oxford, de Londres et de Cambridge soit revendiqué par l'Angleterre comme l'un des siens. Toutefois, pour confirmer cette induction, il ne serait pas inutile de connaître à quelle famille Bacon appartenait. Or, sur ce point, plane encore beaucoup d'obscurité. Bacon nous apprend lui-même qu'il sortait d'une famille noble, riche et nombreuse, engagée à certain degré dans les affaires du temps. Pouvons-nous retrouver quelques vestiges certains de ses ancêtres? Au siècle dernier, Dugdale, dans le grand ouvrage qu'il a intitulé Baronagium, a retracé l'histoire des anciennes familles d'Angleterre; aucune famille du nom de Bacon n'y figure. Ce nom se rencontre une seule fois dans l'Introduction au Domesday book, de sir Henry Ellis, parmi ceux des tenanciers dont la possession était antérieure à la conquête de l'Angleterre par les Normands (2). Nous l'avons inutilement cherché dans cet ouvrage sur la liste des compagnons de Guillaume le Conquérant qui, après sa victoire, se partagèrent le sol anglais. Nous avons été plus heureux, à quelques égards, soit avec le catalogue des fiefs inscrits dans les registres de la cour de l'Échiquier au temps de Henri III (3), soit avec les différents recueils des anciennes chartes, lettres patentes et lettres closes conservées à la Tour de Londres, précieuses collections publiées par les ordres du gouvernement anglais. Au catalogue des fiefs, nous trouvons mentionnés à diverses reprises des personnages du nom de Bacon ou Bacun, notamment Henri, Alexandre, Richard, Robert Bacon, et une femme, Mabille (1) « Doctor quidam Anglicus, » dit Pierre d'Ailly, Contra astronomos, col. 780, dans les œuvres de Gerson, éd. 1706, t. I. (2) A general introduction to Domesday book, by sir Henry Ellis, 1833, in-8°, 2 vol. (3) Testa de Nevill, sive liber feodorum in curia scaccarii temp. Henr. III et Edw. I, 1807, in-fol Bacon. Henri possédait un fief à Esselir, dans le comté d'Oxford; Mabille et Robert en avaient un à Baudindon, dans le même comté; Richard à Ernewode, dans le comté de Southampton; Alexandre est qualifié de garde, custos, charge en vertu de laquelle certains deniers doivent lui être payés. Les collections de chartes et de lettres patentes ou closes offrent les noms de Richard Bacon, de Guillaume Bacon, de Roger Bacon. Ce dernier habitait le comté de Norfolk. Il avait un neveu qui portait le même nom que lui, qu'il gardait comme otage, et il reçut du roi Jean l'ordre de le mettre en liberté. Il paraît que ses terres avaient été confisquées, sans doute parce qu'il avait pris parti contre le roi, dans la querelle de celui-ci avec ses barons: mais elles lui furent restituées dès la première année du règne de Henri III, après qu'il fut rentré en grâce. En 1223, nous trouvons encore un personnage du nom de Roger Bacon, le même peut-être que le précédent, et auquel le roi confia une mission en Irlande (1). Des indications que nous venons d'emprunter aux sources les plus authentiques, il résulte qu'en Angleterre, sous le règne de Henri III, il a vécu un certain nombre de personnes qui, ayant été les contemporains de Bacon, ont porté le même nom que lui, ont appartenu comme lui, la plupart du moins, à une noble race, et ont habité soit la contrée même où ses biographes placent le lieu de sa naissance, soit les contrées environnantes. C'est assurément là un renseignement qui n'est pas sans intérêt; mais ce qui en diminue pour nous la portée, c'est qu'à la même époque le nom de Bacon était aussi porté en France par plus d'un personnage de noble extraction. Au nombre de ses familles les plus anciennes et les plus illustres, le duché de Normandie comptait la famille Bacon, qui possédait la seigneurie du Molay, à quelque distance de Caen (2). Plusieurs de ses membres avaient joué un rôle dans les affaires de leur temps. Guillaume Bacon, premier du nom, accompagna le duc de Nor (1) Rotuli litterarum clausarum in turri Londinensi asservati, accurante Thoma Duffus Hardy, vol. I, 1833, in-fol. p. 254, 333, 534. (2) Voyez le mémoire historique sur la châtellenie et les seigneurs du Molley-Bacon, par l'abbé Beziers, dans les Nouvelles recherches sur la France, 1766, 2 vol. in-12, p. 507 et suiv. |