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et avec répugnance. Heureusement que je n'étais arrivé que dans l'après-midi. Cependant, ils laissent les vêpres s'il y a combat de taureaux. Dimanche dernier, les routes étaient couvertes de monde, comme pour la Saint-Ladre. Les chevaux galopaient, les gens trépignaient on ne marchait pas, on volait, car c'était le dernier combat de taureaux. J'ai jeté, à la fin du jour, un coup d'œil dans le cirque de Lunel. Tout le monde criait, vociférait, agitait des mouchoirs. L'arène était couverte de volontaires grands et petits, au travers desquels j'aperçus sept taureaux noirs poursuivis par les huées et les cris de la foule. De temps à autre les taureaux fondaient sur le peuple qui se sauvait derrière des passages fermés par des bois de bout qui règnent tout autour du cirque, et aussitôt d'autres se remettent à poursuivre et exciter les malheureuses bêtes qui courent éperdues. Si un taureau poursuit un homme, son voisin passe entre eux et de suite le taureau s'attache au second qu'un troisième dégage, et ainsi de suite. Je m'étonne qu'à chaque séance il n'y ait pas plusieurs victimes. Il est vrai que, quinze jours auparavant, deux hommes ont été tués et un troisième blessé. La foule n'en est que plus satisfaite, et si le taureau ne fait de mal à aucun des assistants, elle l'invective comme une bête sans mérite. '

Le voyageur pousse ensuite jusqu'à Leucate, près de Narbonne, et revient par Arles et Montmajour, ce SaintPierre-de-Lestrier provençal, dépositaire, comme le nôtre, des premières semences chrétiennes répandues dans la contrée. Peut-être se montra-t-il, dans cette circonstance, un peu trop disposé à ajouter foi aux récitations d'un gardien jaloux de faire valoir les souvenirs confiés à sa mémoire et à ses soins. Mais son esprit était porté aux légendes, aux identifications, même risquées, et se plaisait à retrouver, dans les moindres apparences, les traces du plus lointain et du plus obscur passé :

A mesure que ma besogne avance vers son terme, j'éprouve un besoin plus vif de revenir à vous. Les affaires ni même les antiquités, quelque jalousie qu'elles t'inspirent, ne remplacent jamais la famille. Elles produisent l'effet de l'eau gazeuse qui déborde un instant et ne laissent au fond du verre que ce qui est vraiment subs

1. Du 15 octobre 1861.

tantiel. J'ai reçu hier toutes tes lettres à Leucate. Ayant acheté ce que je voulais de vin, je suis monté sur les ruines du château où, assis sur une pierre, en face de la Méditerranée, sillonnée seulement par quelques barques de pêcheurs qui tendaient leurs filets, j'ai pu les lire et en jouir en paix. Je me rappelle que le marin de Folin me disait : « Si vous saviez ce qu'on éprouve en recevant une lettre en pleine mer, vous m'écririez tous les huit jours. »> J'étais un peu, hier, comme le marin. Il me semble, en effet, que j'ai rompu avec ma vie passée pour errer et que je suis lancé sur une barque à l'aventure. 2

Au retour de Cette à Arles, il se met à voyager en troisième classe pour voir de plus près la population ouvrière. Sa tendance à l'idéalisation le plonge aussitôt dans l'admiration pour les compagnons que le hasard a placés à ses côtés. Peu s'en faut qu'en tous il ne voie en eux des modèles dignes d'être offerts en exemple. Le passage est à citer comme une preuve de sa haute estime pour le monde du travail, auquel il appartenait et qu'il plaçait au-dessus de tous les autres :

Comme je m'arrête souvent, cela n'a rien de pénible. La société n'est peut-être pas toujours des plus agréables ni des mieux parfumées, mais, en résumé, elle se compose de la partie militante de l'humanité et de tout ce qui a quelque valeur aux yeux de Dieu : hier, c'étaient des soldats, aujourd'hui des marins, des ouvriers et leurs femmes, tous ceux qui travaillent et n'ont pas leurs aises en ce monde; des religieuses s'y hasardent et plusieurs curés. J'ai fait, je crois, la conquête de l'un d'eux en lui disant que les traditions mythologiques des Égyptiens avaient les plus grands rapports avec les croyances hébraïques. Il m'a offert son journal et je lui ai prêté la Revue archéologique, mais il m'a avoué n'avoir rien compris à un article sur les noms des rois de la douzième dynastie (en Égypte). Ce qui prouve son peu de rancune et sa charité évangélique, c'est que, bon gré mal gré, il m'a fallu accepter la moitié des pastilles de gomme qu'il avait en sac : elles étaient, m'a-t-il assuré, très bonnes pour garantir du mal d'estomac en wagon. 3

1. Léopold de Folin, d'une ancienne famille autunoise, officier de marine, commandant du port de Bayonne, décédé en 1897.

2. D'Arles, du 20 octobre 1861.

3. Idem.

A Montmajour, Gabriel Bulliot retrouve avec bonheur la trace des premiers apôtres de la Gaule :

Je suis allé, en arrivant, visiter les magnifiques ruines de l'abbaye de Montmajour, à quatre kilomètres d'Arles. J'ai vu, cette fois, le cloître et la crypte, ou église souterraine, qui est une des plus belles qui existent, mais ce qui m'a intéressé au suprême degré, c'est la retraite, cachée dans le rocher, de saint Trophime, évêque d'Arles et l'un des premiers apôtres de la Gaule. C'est un petit caveau, taillé dans le roc, où l'on peut à peine se tenir debout; sur un banc de pierre, découpé dans le même roc, s'asseyaient les fidèles qui venaient se confesser à saint Trophime; on voit encore les deux côtés et le dossier en pierre du siège où il entendait les confessions, et dans un autre compartiment, la longueur d'un homme représentant celle de son lit, s'il méritait ce nom. Une fente du rocher est assez large pour laisser passer un homme et, au dessus, on voit un trou dans lequel il pouvait se cacher dans les temps de persécution. Cette grotte est d'un aspect saisissant. Il paraît qu'on trouve dans les catacombes de Rome les sièges des anciens confesseurs, semblables à celui de saint Trophime, ce qui ajoute à son authenticité. J'ai vu aussi les tombes, creusées dans le roc, où furent, dit-on, ensevelis les soldats de Charles Martel, morts en combattant les Sarrasins. Plus tard, on continua de s'y faire enterrer comme dans une terre sanctifiée.

Le confessionnal et le lit de saint Trophime! C'était peutêtre pousser un peu loin le goût des identifications. Mais c'est ce qui se racontait, ainsi que nous l'avons de même entendu, et ce qui se raconte sans doute encore. En tout cas, ce produit de l'imagination méridionale, on le voit, n'était pas tombé sur une terre ingrate.

Au retour, à la nuit, le voyageur visite les arènes d'Arles, au clair de lune, et leur aspect lui rappelle la description du Colisée, vu par Châteaubriand dans les mêmes conditions. Mais tous ces spectacles ne le touchent qu'imparfaitement « Aussitôt que je suis seul, le monde me paraît noir, et au lieu de trouver la surprise attendue et désirée

je sens que vous me manquez trop et que le plaisir artistique est insuffisant à remplir longtemps le cœur. » 1

Ces extraits de correspondance nous font connaître un Gabriel Bulliot voyageur voyageur peut-être malgré lui, mais trouvant dans les spectacles de l'art et de la nature une compensation au but commercial de ses pérégrinations. Le remède était ainsi près du mal et à portée du patient. Mais il ne fallait pas moins que ces diversions pour lui rendre supportable un métier si opposé à ses goûts et à toutes ses aspirations.

Au printemps de l'année suivante, c'est Paris qui reçoit sa visite et lui donne lieu de satisfaire sa passion pour la musique. C'était pendant la semaine sainte, temps particulièrement favorable pour l'audition de la musique religieuse qui avait toute ses préférences. A la Madeleine, il se réconcilie avec le monument, jugé trop vite précédemment, mais non avec un orateur qui ne lui semble pas le moins théâtral des deux; heureusement que l'oratorio de Haydn efface la fâcheuse impression laissée par le prédicateur:

Je me suis laissé entraîner à regarder le monument de la Madeleine, me demandant s'il méritait bien tout le mal qu'on avait dit de lui. Il faut convenir cependant qu'il y a, tout autour, des statues atroces dont les niches ressemblent à des portes que les saints personnages sont chargés de défendre, soit par la violence qu'ils manifestent, soit par l'effroi qu'ils inspirent. Je me suis laissé aller à entrer, dans l'intention de faire une courte station, et j'avoue que j'ai été saisi, comme le roi Clovis, et presque tenté de demander comme lui: «< Si c'était là le royaume du ciel. » La colonnade, avec ses arêtes dorées et surtout les peintures du haut du chœur 2, parfaitement harmonisées avec l'ensemble, un jour mystérieux tombant du haut, la nef pleine, tout était splendide. Aucun monument moderne ne m'avait ainsi impressionné jusqu'à ce jour. Un dominicain était en chaire, et j'avoue que ce n'était pas le plus beau. Les

1. D'Arles, du 20 octobre 1861.

2. Les belles mosaïques récemment placées dans l'abside ont très heureusement complété l'harmonie de cette décoration.

gestes du P. Lacordaire, ses éclats, ses intonations copiées servilement, mais tombant à faux, rien de vrai, rien de senti, avec grand bruit. J'en suis humilié, et cela ne me donnerait pas la foi si Dieu ne m'avait pas fait la grâce de me la donner d'ailleurs. Il prêchait sur les dernières paroles de Notre-Seigneur. '

L'auditeur consterné se disposait à fuir après le premier point..... mais :

Un orchestre divin, composé uniquement de contrebasses, basses et violons, a accompagné des choeurs ravissants; ces chants, dans ce temple grec, me donnaient une idée de ce que pouvaient être les cultes antiques; l'architecture, la peinture prenaient vie à ce concert. C'est trop jouir pour un vendredi saint..... C'était l'oratorio de Haydn, sur les dernières paroles. Tous ceux qui l'ont entendu ont été plus touchés que par le sermon. Entre chaque point, l'orchestre et les chœurs chantaient une partie de l'oratorio. A la fin, au moment de la mort de Notre-Seigneur, pendant que la musique chantait derrière l'autel, l'orgue placé à l'autre extrémité de l'église, a imité la foudre pour rappeler le bouleversement de la nature à cette heure solennelle. Tout le monde a levé les yeux vers la voûte pour voir si le ciel ne s'obscurcissait pas. Quoique les imitations matérielles me touchent peu d'habitude, j'ai été saisi et impressionné comme les autres, car le chant était si beau que cet effet n'était qu'un de ses accessoires et ne détournait pas l'attention. 2

Cette journée s'acheva au concert spirituel du Cirque d'hiver, qui procurait à l'auditeur le même enchantement. Autant cette musique saine et finement liée trouvait le chemin de son âme, autant le pur dilettantisme lui resta toujours indifférent; autant surtout les ouragans d'un art tempestueux et tapageur lui semblaient, dans leur ensemble, déconcertants et répulsifs :

Le soir nous sommes allés au concert spirituel. Un professeur du Conservatoire, Pasdeloup, las d'entendre dire que le public ne comprend rien à la musique sérieuse, a fondé des concerts populaires à 1 franc pour les places d'en haut, et on se bat pour avoir des billets. L'orchestre est composé des meilleurs artistes de Paris, Opéra,

1. Du 19 avril 1862.

2. Idem.

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