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» Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. Voilà mon état, plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je conclus3 que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m'arriver. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes; mais je n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher; et après en traitant avec mépris ceux qui se travailleront de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort, dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future. »

moi-même, puis il passe au monde, mais ce n'est plus le monde, ce sont ces effroyables espaces de l'univers qui m'enferment; la pensée s'ouvre et se résout en images. Pour mieux faire sentir son ignorance, il marque les points précis du problème : pourquoi ce lieu? pourquoi cet instant? Bientôt les images, comme le sentiment, deviennent plus vives; ce ne sont plus des espaces, une étendue, ce sont des infinités de toutes parts; il n'est plus qu'un atome, qu'une ombre. Voilà le progrès du style, il n'est autre que le mouvement de la pensée elle-même, poussée à la fois par la logique et par la passion.

« D'un Dieu irrité. » Socrate disait au contraire: « Sachez que j'es» père trouver au delà de la mort la compagnie d'hommes bons et justes, » et pourtant je n'oserais l'affirmer; mais il y a une chose dont je me tiens > sûr, c'est que j'y trouverai dans les Dieux de bons maîtres. Phédon, p. 63. Voir plus haut la note sur les mots, ou anéantis ou malheureux. << Éternellement en partage. » Bossuet, Or. fun. de la Palat. : « Ils » n'ont pas même de quoi établir le néant, auquel ils aspirent après cette » vie, et ce misérable partage ne leur est pas assuré. »

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3 << Et de tout cela je conclus. » N'oublions pas que c'est toujours le libertin qui parle.

4 « Et après en traitant avec mépris. » Pour se rendre compte du mot après, il faut lire comme s'il y avait, et en trailant, après, avec mé

pris,

etc.

5 « De l'éternité de ma condition. » C'est-à-dire de ce que sera éternellement ma condition.

Qui souhaiterait avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière? Qui le choisirait entre les autres pour lui communiquer ses affaires? Qui aurait recours à lui dans ses afflictions? Et enfin à quel usage de la vie le pourrait-on destiner?

En vérité, il est glorieux à la religion d'avoir pour ennemis des hommes si déraisonnables; et leur opposition lui est si peu dangereuse, qu'elle sert au contraire à l'établissement de ses principales vérités. Car la foi chrétienne ne va presque qu'à établir ces deux choses: la corruption de la nature, et la rédemption de Jésus-Christ. Or, s'ils ne servent pas à montrer la vérité de la rédemption par la sainteté de leurs mœurs, ils servent au moins1 admirablement à montrer la corruption de la nature par des sentiments si dénaturés.

Rien n'est si important à l'homme que son état; rien ne lui est si redoutable que l'éternité. Et ainsi, qu'il se trouve des hommes indifférents à la perte de leur être, et au péril d'une éternité de misères, cela n'est point naturel. Ils sont tout autres à l'égard de toutes les autres choses : ils craignent jusqu'aux plus légères, ils les prévoient, ils les sentent2; et ce même homme qui passe tant de jours et de nuits dans la rage et dans le désespoir pour la perte d'une charge, ou pour quelque offense imaginaire à son honneur, c'est celui-là même qui sait qu'il va tout perdre par la mort, sans inquiétude et sans émotion. C'est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps

Ils servent au moins. » La finesse, et je dirais presque la subtilité avec laquelle Pascal tourne l'objection en démonstration est admirable. . Ils les sentent. Comme si elles étaient présentes.

· Sans inquiétude et sans émotion. » Cela n'est pas quand la mort est présente ou évidemment prochaine, mais seulement tant qu'elle reste dans un lointain indéterminé; et alors il en est de même de tous les autres maux. Je ne sais pas prévoir les malheurs de si loin,

cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les plus grandes. C'est un enchantement incompréhensible, et un assoupissement surnaturel, qui marque une force toute-puissante qui le cause.

Il faut qu'il y ait un étrange renversement dans la nature de l'homme pour faire gloire d'être dans cet état, dans lequel il semble incroyable qu'une seule personne puisse être. Cependant l'expérience m'en fait voir en si grand nombre1 que cela serait surprenant, si nous ne savions que la plupart de ceux qui s'en mêlent se contrefont et ne sont pas tels en effet. Ce sont des gens qui ont ouï dire que les belles manières du monde consistent à faire ainsi l'emporté 2. C'est ce qu'ils appellent avoir secoué le joug, et qu'ils essaient d'imiter. Mais il ne serait pas difficile de leur faire entendre combien ils s'abusent en cherchant par là de l'estime. Ce n'est pas le moyen d'en acquérir, je dis même parmi les personnes du monde qui jugent sainement des

1 << En si grand nombre. » Ces hommes que Pascal voyait en si grand nombre n'étaient pas en général de grands philosophes, mais des esprits vifs et légers, entraînés par la passion, par l'humeur, par la mode, par tous ces motifs frivoles qui, suivant Pascal lui-même, disposent des hommes.

2 « A faire ainsi l'emporté. On voit par Molière et Boileau que ce portrait est fidèle :

Vois-tu ce libertin en public intrépide

Qui prêche contre un Dieu que dans son âme il croit;
11 irait embrasser la vérité qu'il voit,

Mais de ses faux amis il craint la raillerie,

Et ne brave ainsi Dieu que par poltronnerie (Ép. II).

Mont., Apol., p. 46: « L'atheïsme estant une proposition comme desna» turee et monstrueuse, difficile aussi et malaysee d'establir en l'esprit » humain, pour insolent et desreglé qu'il puisse estre, il s'en est veu as> sez, par vanité, et par fierté de concevoir des opinions non vulgaires et >> reformatrices du monde, en affecter la profession par contenance; qui, » s'ils sont assez fols, ne sont pas assez forts pour l'avoir plantee en leur > conscience... Hommes bien miserables et escervellez, qui taschent d'estre pires qu'ils ne peuvent! >

& « Les personnes du monde. sion de piété, aux dévots.

Par opposition à ceux qui font profes

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choses, et qui savent que la seule voie d'y réussir est de se faire paraître honnête, fidèle, judicieux, et capable de servir utilement son ami; parce que les hommes n'aiment naturellement que ce qui peut leur être utile 2. Or, quel avantage y a-t-il pour nous à ouïr dire à un homme, qu'il a donc secoué le joug3, qu'il ne croit pas qu'il y ait un Dieu qui veille sur ses actions; qu'il se considère comme seul maître de sa conduite, et qu'il ne pense en rendre compte qu'à soi-même? Pense-t-il nous avoir portés par là à avoir désormais bien de la confiance en lui, et à en attendre des consolations, des conseils et des secours dans tous les besoins de la vie? Prétendent-ils nous avoir bien réjouis, de nous dire qu'ils tiennent que notre âme n'est qu'un peu de vent et de fumée, et encore de nous le dire d'un ton de voix fier et content? Est-ce donc une chose à dire gaiement? et n'est-ce pas une chose à dire tristement au contraire, comme la chose du monde la plus triste?

S'ils y pensaient sérieusement, ils verraient que cela est si mal pris, si contraire au bon sens, si opposé à l'honnêteté, et si éloigné en toute manière de ce bon air qu'ils cherchent, qu'ils seraient plutôt capables de redresser que de corrompre ceux qui auraient quelque inclination à les sui

1 « D'y réussir. » C'est-à-dire de réussir dans le monde.

2 « Que ce qui peut leur être utile. » Si ce principe était bien médité par la jeunesse, il préviendrait les illusions et les mécomptes; il l'empêcherait de croire qu'on puisse prétendre au respect et à l'admiration des hommes par cela seul qu'on a quelque vivacité d'esprit, de l'imagination et des passions.

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« Qu'il a donc secoué le joug. Donc a ici le même sens que dans cette phrase où on l'emploie sans cesse, je dis donc. Le manuscrit porte qui nous dit qu'il a donc.

<< Prétendent-ils. » Pascal revient au pluriel, qu'il avait employé jus qu'à ces mots : ouir un homme qui nous dit.

« Et n'est-ce pas une chose. Combien de sentiment et d'amertume dans toutes ces interrogations!

vre. Et, en effet, faites-leur rendre compte1 de leurs sentiments, et des raisons qu'ils ont de douter de la religion; ils diront des choses si faibles et si basses, qu'ils vous persuaderont du contraire. C'était ce que leur disait un jour fort à propos une personne: Si vous continuez à discourir de la sorte, leur disait-il, en vérité vous me convertirez. Et il avait raison; car qui n'aurait horreur de se voir dans des sentiments où l'on a pour compagnons des personnes si méprisables!

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Ainsi ceux qui ne font que feindre ces sentiments seraient bien malheureux de contraindre leur naturel pour se rendre les plus impertinents des hommes. S'ils sont fâchés dans le fond de leur cœur de n'avoir pas plus de lumière, qu'ils ne le dissimulent pas : cette déclaration ne sera point honteuse. Il n'y a de honte qu'à n'en point avoir Rien n'accuse davantage une extrême faiblesse d'esprit que de ne pas connaître quel est le malheur d'un homme sans Dieu; rien ne marque davantage une mauvaise disposition du cœur que de ne pas souhaiter la vérité des promesses éternelles; rien n'est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. Qu'ils laissent donc ces impiétés à ceux qui sont assez mal nés pour en être véritablement capables: qu'ils soient au moins

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1 « Faites-leur rendre compte.» P. R. pour éviter le mauvais son, en effet faites, a écrit, si on leur fait, ce qui est bien moins vif.

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« Vous me convertirez. » Il semble que ce mot est l'original de celui qu'on attribue à Duclos parlant de philosophes de cette sorte: Ils en feront tant qu'ils me feront aller à confesse.

3 « Qu'à n'en point avoir. » Qu'à n'être pas honteux d'être sans croyance, et, comme on disait alors, sans foi ni loi.

4 « Rien n'est plus lâche. Il semble que c'est là que Boileau a pris le trait qui termine le passage cité plus haut. En effet, l'épitre II est de 4673; c'est en 4670 qu'avait paru la première édition des Pensées. Que cette répétition du même tour est passionnée! quelle ardeur dans tout ce morceau !

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