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pouvaient remarquer de la nature, ils n'en connaissaient pas tant néanmoins, et nous voyons plus qu'eux.

Cependant il est étrange de quelle sorte on révère leurs sentiments. On fait un crime de les contredire en atentat d'y ajouter, comme s'ils n'avaient plus laissé de vériés à connaître. N'est-ce pas là traiter indignement la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui Consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinet demeure toujours dans un état égal? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte1. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n'en est pas de même de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non-seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs; parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont

« Occulte.» « Ils le font toujours, et jamais autrement, dit ailleurs Pascal (xxv, 44, note).

toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusques à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non-seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuelle

1 « Comme un même homme.» « Cette belle comparaison a été repro‣ duite par Fontenelle dans sa Digression sur les anciens et les modernes.> Note de M. Faugère. Fontenelle dit : « Un bon esprit cultivé est, pour >> ainsi dire, composé de tous les esprits des siècles précédents; ce n'est » qu'un même esprit, qui s'est cultivé pendant tout ce temps-là. Ainsi, » cet homme, qui a vécu depuis le commencement du monde jusqu'à pré>> sent, a eu son enfance, etc. » Lorsque Fontenelle publia sa Digression sur les anciens et les modernes, à la suite de ses Eglogues et de son Discours sur l'Eglogue (1688), le morceau de Pascal n'avait pas paru. Fontenelle avait-il eu l'occasion de le lire en manuscrit? Mais soit que l'on compare tel ou tel passage, où l'ensemble des deux écrits, quelle distance entre Pascal et Fontenelle! Tout le bel esprit de l'académicien est froid, petit, sophistique même dans le vrai, et le présentant sous un jour faux. Ici, tout est lumière, chaleur, élévation, c'est la vérité dans sa splendeur. Cette plainte sur la raison indignement traitée et rabaissée jusqu'à l'instinct, cette vue large de l'action continuelle de la nature dans les espèces animales, ce mot sur l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité, cet homme universel, qui subsiste toujours et qui apprend continuellement, voilà des traits de Pascal. La grandeur des choses fait la grandeur de la phrase. Et la fin des deux écrivains ne diffère pas moins que leur style. l'un est un penseur qui veut faire reconnaître les droits de la raison humaine; l'autre est un pette (puisque cela s'appelle ainsi) qui prétend prouver que la poésie de Théocrite et de Virgile n'est rien au prix de cellà de ses Eglogues

a

ment : d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont les plus éloignés? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres1.

Ils doivent être admirés dans les conséquences qu'ils ont bien tirées du peu de principes qu'ils avaient, et ils doivent être excusés dans celles où ils ont plutôt manqué du bonheur de l'expérience que de la force du raisonnement.

Car n'étaient-ils pas excusables dans la pensée qu'ils ont eue pour la voie de lait, quand, la faiblesse de leurs yeux n'ayant pas encore reçu le secours de l'artifice, ils ont attribué cette couleur à une plus grande solidité en cette partie du ciel, qui renvoie ' la lumière avec plus de force*? Mais ne serions-nous pas inexcusables de demeurer dans la même pensée, maintenant qu'aidés des avantages que nous

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1 Dans les autres. » C'est une suite de conclusions toujours surprenantes et toujours inévitables. Baillet dit, dans sa Vie de Descartes, VIII, 40, que, dans des fragments laissés par Descartes en manuscrit, on trouve ce passage : Non est quod antiquis multum tribuamus propter antiquitatem, sed nos potius iis antiquiores dicendi. Jam enim senior est mundus quam tunc, majoremque habemus rerum experientiam. C'est absolument l'idée que Pascal a développée si magnifiquement.

2 « La voie de lait. » La voie lactée. « De l'artifice. Nous dirions de l'art.

« Qui renvoie.» Solidité qui renvoie.

4 « Plus de fcrce. » Aristote, Meteor., I, 8, parle en effet de physiciens qui attribuaient la blancheur lactée à la réflexion de la lumière du soleil renvoyée par les régions célestes. Lui-même combat cette opinion, mais l'explication qu'il donne du phénomène ne vaut pas mieux que celle qu'il condamne.

donne la lunette d'approche, nous y avons découvert ur◄ infinité de petites étoiles, dont la splendeur plus abondante nous a fait reconnaître quelle est la véritable cause de cette blancheur?

N'avaient-ils pas aussi sujet de dire que tous les corps corruptibles étaient renfermés dans la sphère du ciel de la lune', lorsque durant le cours de tant de siècles ils n'avaient point encore remarqué de corruptions ni de générations hors de cet espace? Mais ne devons-nous pas assurer le contraire, lorsque toute la terre a vu sensiblement des comètes s'enflammer' et disparaître bien loin au delà de cette sphère?

C'est ainsi que, sur le sujet du vide, ils avaient droit de dire que la nature n'en souffrait point, parce que toutes leurs expériences leur avaient toujours fait remarquer qu'elle l'abnorrait et ne le pouvait souffrir". Mais si les nouvelles

« Une infinité. » Cf. Pensées, XXIV, 36, et les notes.

2 « Du cie! de la lune. » Ou plutôt du cycle ou cercle de la lune. Voir le second chapitre du Пpì xóopov, faussement attribué à Aristote. On supposait, entre la terre et la grande sphère des étoiles fixes, un certain nombre de cercles sur chacun desquels tournait chaque planète : celui de la lune était le dernier et le plus rapproché de nous. Au-dessous s'étendait la région ignée où naissent et meurent les météores de toute espèce, parmi lesquels on confondait les comètes. Ibidem.

«S'enflammer. » Tout en reconnaissant que les comètes se montrent bin au delà de la lune, Pascal paraît les considérer lui-même comme des météores ou feux passagers, qui se produisent tout à coup et s'éteignent tout à coup aussi. Il semble ignorer que les comètes sont de véritables astres, dont l'existence est indépendante de leur apparition, et qui accomplissent leur révolution autour du soleil. C'est pourtant ce que de grands esprits avaient deviné déjà chez les anciens, comme on le voit par Aristote même qui combat leurs conjectures (Météor., I, 6). Voir aussi la belle exposition du VII livre des Questions naturelles de Sénèque. Du reste, cela n'empêche pas qu'il ne puisse y avoir partout, dans l'univers, production et destruction continuelle, ou, comme dit Pascal d'après les Grecsération et corruption (vos xai plopá); et que les soleils mêmes et les étoiles ne s'enflamment ou ne s'éteignent en des points divers de l'espace et du temps. Voir le Cosmos, de M. de Humboldt, tome premier, page 88, de la traduction française.

« Et ne le pouvait souffrir. » Voir les prolégomènes des Пvutid

expériences1 leur avaient été connes, peut-être auraientils trouvé sujet d'affirmer ce qu'ils ont cu sujet de nier par là que le vide n'avait point encore paru. Aussi dans le jugement qu'ils ont fait que la nature ne souffrait point de vide, ils n'ont entendu parler de la nature qu'en l'état où ils la connaissaient; puisque, pour le dire généralement, ce ne serait assez de l'avoir vu constamment en cent rencontres, ni en mille, ni en tout autre nombre, quelque grand qu'il soit; puisque, s'il restait un seul cas à examiner, ce seul suffirait pour empêcher la définition générale, et si un seul était contraire, ce seul "..... Car dans toutes les matières dont la preuve consiste en expériences et non en démonstrations, on ne peut faire aucune assertion universelle que par la générale énumération de toutes les parties et de tous les cas différents. C'est ainsi que quand nous disons que le diamant est le plus dur de tous les corps, nous entendons de tous les corps que nous connaissons, et nous ne pouvons ni ne devons y comprendre ceux que nous ne connaissons point; et quand nous disons que l'or est le plus pesant de tous les corps, nous serions téméraires de comprendre dans cette proposition générale ceux qui ne sont point encore en notre connaissance, quoiqu'il ne soit pas impossible qu'ils soient en nature. De même quand les d'Heron d'Alexandrie. Les expériences de la sucion, du siphon, etc., y sont expliquées par ce principe, qu'en aspirant l'air on fait un vide, et que ce vide étant contre nature (napà qúo), et ne pouvant absolument subsister, le liquide s'élève aussitôt pour le remplir. Quant à la métaphore de l'horreur du vide, elle appartient, je pense, à la scolastique. Pascal luimême avait adopté d'abord et le principe et la métaphore reçue : il eut peine à se détacher de cette croyance universelle du monde, comme il l'appelle quelque part. Il na donc pas de peine à excuser les anciens.

1 << Expériences. » Voir le Récit de l'expérience du Puy-de-Dôme, publié par Pascal en 1648, et ses traités posthumes de l'Equilibre des liqueurs et de la Pesanteur de l'air.

2 « Ce seul. » Ce seul suffirait pour faire rejeter cette définition.

3

« En nature. » En effet, nous connaissons maintenant le platine, qui est plus pesant que l'or.

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