Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

permettre de sortir de cet ordre jusqu'à ce qu'elle soit instruite par son Créateur même de son rang qu'elle ignore, la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de tout, ce qui est aussi facile que le contraire; et ne lui donnant pouvoir d'agir cependant que pour remarquer sa faiblesse avec une humilité sincère, au lieu de s'élever par une sotte insolence1. »

<< M. de Saci, se croyant vivre dans un nouveau pays et enten>>dre une nouvelle langue, se disait en lui-même les paroles de » S. Augustin: O Dieu de vérité! ceux qui savent ces subtilités » de raisonnement vous sont-ils pour cela plus agréables? Il plai>> gnait ce philosophe qui se piquait et se déchirait de toutes parts > des épines qu'il se formait, comme S. Augustin dit de lui-même » lorsqu'il était en cet état. Après donc une assez longue patience, >il dit à M. Pascal:

« Je vous suis obligé, monsieur; je suis sûr que si j'avais long» temps lu Montaigne, je ne le connaîtrais pas autant que je fais depuis cet entretien que je viens d'avoir avec vous. Cet homma > devrait souhaiter qu'on ne le connût que par les récits que vous » faites de ses écrits; et il pourrait dire avec S. Augustin: Ibi me » vide, attende. Je crois assurément que cet homme avait de l'es>> prit; mais je ne sais si vous ne lui en prêtez pas un peu plus qu'il » n'en a, par cet enchaînement si juste que vous faites de ses » principes. Vous pouvez juger qu'ayant passé ma vie comme j'ai >> fait, on m'a peu conseillé de lire cet auteur, dont tous les ou» vrages n'ont rien de ce que nous devons principalement re>> chercher dans nos lectures, selon la règle de S. Augustin, parce » que ses paroles ne paraissent pas sortir d'un grand fonds d'hu» milité et de piété. On pardonnerait à ces philosophes d'autrefois, » qu'on nommait académiciens, de mettre tout dans le doute. Mais » qu'avait besoin Montaigne de s'égayer l'esprit en renouvelant » une doctrine qui passe maintenant aux yeux des chrétiens pour » une folie? C'est le jugement que S. Augustin fait de ces per

1 << Sotte insolence. » On ne peut faire qu'un reproche à cette admirable analyse du fameux chapitre X11 du second livre des Essair. C'est, comme Saci va le dire, qu'elle présente un enchainement plus juste et un système plus fort que l'original lui-même. Pascal, du reste, qui se contente de résumer ici son auteur, sans autre éloquence que celle qui est inséparable de l'élévation et de la vigueur de la pensée, a repris ailleurs pour son compte les mêmes idées avec des mouvements merveilleux d'imagination et de passion ( Pensées, VIII, 4),

» sonnes. Car on peut dire après lui de Montaigne: 11 met dans » tout ce qu'il dit la foi à part; ainsi nous, qui avons la foi, devons de même mettre à part tout ce qu'il dit. Je ne blâme point » l'esprit de cet auteur, qui est un grand don de Dieu; mais il pou>vait s'en servir mieux, et en faire plutôt un sacrifice à Dieu qu'au » démon. A quoi sert un bien, quand on en use si mal? Quid pro» derat, etc.? dit de lui ce saint docteur avant sa conversion. Vous >> êtes heureux, monsieur, de vous être élevé au-dessus de ces per» sonnes qu'on appelle des docteurs, plongés dans l'ivresse, mais » qui ont le cœur vide de la vérité. Dieu a répandu dans votre » cœur d'autres douceurs et d'autres attraits que ceux que vous » trouviez dans Montaigne. Il vous a rappelé de ce plaisir dan» gereux, a jucunditate pestifera, dit S. Augustin, qui rend » grâces à Dieu de ce qu'il lui a pardonné les péchés qu'il avait >> commis en goûtant trop la vanité. S. Augustin est d'autant plus »croyable en cela, qu'il était autrefois dans ces sentiments; et > comme vous dites de Montaigne que c'est par ce doute universel » qu'il combat les hérétiques de son temps, aussi par ce même » doute des académiciens, S. Augustin quitta l'hérésie des Mani» chéens. Depuis qu'il fut à Dieu, il renonça à ces vanités qu'il » appelle sacriléges. Il reconnut avec quelle sagesse S. Paul nous > avertit de ne nous pas laisser séduire par ces discours. Car il » avoue qu'il y a en cela un certain agrément qui enlève : on croit » quelquefois les choses véritables, seulement parce qu'on les dit » éloquemment. Ce sont des viandes dangereuses, dit-il, que l'on >> sert dans de beaux plats; mais ces viandes, au lieu de nourrir » le cœur, elles le vident. On ressemble alors à des gens qui dor>>ment, et qui croient manger en dormant: ces viandes imagi>> naires les laissent aussi vides qu'ils étaient.

» M. de Saci dit à M. Pascal plusieurs choses semblables: sur » quoi M. Pascal lui dit que s'il lui faisait compliment de bien » posséder Montaigne et de le savoir bien tourner, il pouvait lui » dire sans compliment qu'il savait bien mieux S. Augustin, et qu'il >> le savait bien mieux tourner, quoique peu avantageusement pour » le pauvre Montaigne. Il lui témoigna être extrêmement édifié » de la solidité de tout ce qu'il venait de lui représenter; cepen» dant, étant encore tout plein de son auteur, il ne put se retenir >> et lui dit : >>

« Je vous avoue, monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de l'homme contre l'homme, qui, de la société avec Dieu, où il s'élevait par les maximes, le précipite dans la nature des bêtes; et

j'aurais aimé de tout mon cœur le ministre d'une si grande vengeance, si, étant disciple de l'Église par la foi, il eut suivi les règles de la morale, en portant les hommes, qu'il avait si utilement humiliés, à ne pas irriter par de nouveaux crimes celui qui peut seul les tirer des crimes qu'il les a convaincus de ne pouvoir pas seulement connaître.

■ Mais il agit au contraire en païen de cette sorte. De ce principe, dit-il, que hors de la foi tout est dans l'incertitude, et considérant bien combien il y a que l'on cherche le vrai et le bien sans aucun progrès vers la tranquillité, il conclut qu'on en doit laisser le soin aux autres; et demeurer cependant en repos, coulant légèrement sur les sujets de peur d'y enfoncer en appuyant; et prendre le vrai et le bien sur la première apparence, sans les presser, parce qu'ils sont si peu solides, que quelque peu qu'on serre les mains ils s'échap. pent entre les doigts et les laissent vides. C'est pourquoi il suit le rapport des sens et les notions communes, parce qu'il faudrait qu'il se fit violence pour les démentir, et qu'il ne sait s'il gagnerait, ignorant où est le vrai. Ainsi il fuit la douleur et la mort, parce que son instinct l'y pousse, et qu'il ne veut pas résister par la même raison, mais sans en conclure que ce soient de véritables maux, ne se fiant pas trop à ces mouvements naturels de crainte, vu qu'on en sent d'autres de plaisir qu'on accuse d'ètre mauvais, quoique la nature parle au contraire. Ainsi, il n'a rien d'extravagant dans sa conduite; il agit comme les autres hommes ; et tout ce qu'ils font dans la sotte pensée qu'ils suivent le vrai bien, il le fait par un autre principe, qui est que les vraisemblances étant pareillement d'un et d'autre côté, l'exemple et la commodité sont les contre-poids qui l'emportent.

> Il monte sur son cheval, comme un autre qui ne serait pas philosophe, parce qu'il le souffre, mais sans croire que ce soit de droit, ne sachant pas si cet animal n'a pas, au

contraire, celui de se servir de lui. Il se fait aussi quelque violence pour éviter certains vices; et même il a gardé la fidélité au mariage, à cause de la peine qui suit les désordres; mais si celle qu'il prendrait surpasse celle qu'il évite, il y demeure en repos, la règle de son action étant en tout la commodité et la tranquillité. Il rejette donc bien loin cette vertu stoïque qu'on peint avec une mine sévère, un regard farouche, des cheveux hérissés, le front ridé, et en sueur, dans une posture pénible et tendue, loin des hommes, dans un morne silence, et seule sur la pointe d'un rocher: fantôme, à ce qu'il dit, capable d'effrayer les enfants, et qui ne fait là autre chose, avec un travail continuel, que de chercher le repos, où il n'arrive jamais. La sienne est naïve, familière, plaisante, enjouée, et pour ainsi dire folâtre : elle suit ce qui la charme, et badine négligemment des accidents bons ou mauvais, couchée mollement dans le sein de l'oisiveté tranquille, d'où elle montre aux hommes, qui cherchent la félicité avec tant de peines, que c'est là seulement où elle repose, et que l'ignorance et l'incuriosité sont deux doux oreillers pour une tête bien faite, comme il dit lui-même 1.

» Je ne puis pas vous dissimuler, monsieur, qu'en lisant cet auteur et le comparant avec Épictète, j'ai trouvé qu'ils étaient assurément les deux plus grands défenseurs des deux plus célèbres sectes du monde et les seules conformes à la raison, puisqu'on ne peut suivre qu'une de ces deux routes, savoir 2: ou qu'il y a un Dieu, et lors il y place son souve

1. Comme il dit lui-même. » Essais, III, 13, page 140: « Oh! que c'est >> un doulx et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à re» poser une teste bien faicte. »

2 << Savoir. » Le reste de la phrase est incorrect et obscur dans sa brièveté. Le sens est: Ou il y a un Dieu, et alors l'homme y place son souverain bien; ou Dieu est incertain, et alors le vrai bien l'est aussi, puisq l'homme, étant incapable de s'assurer de Dieu, l'est aussi de s'assurer vrai bien.

nien; ou qu'il est incertain, et qu'alors le vrai bien l'est aussi, puisqu'il en est incapable. J'ai pris un plaisir extrême à remarquer dans ces divers raisonnements en quoi les uns et les autres sont arrivés à quelque conformité avec la sagesse véritable qu'ils ont essayé de connaître. Car, s'il est agréable d'observer dans la nature le désir qu'elle a de peindre Dieu dans tous ses ouvrages, où l'on en voit quelques caractères parce qu'ils en sont les images, combien est-il plus juste de considérer dans les productions des esprits les efforts qu'ils font pour imiter la vérité essentielle, même en la fuyant, et de remarquer en quoi ils y arrivent et en quoi ils s'en égarent, comme j'ai tâché de faire dans cette étude.

» Il est vrai, monsieur, que vous venez de me faire voir admirablement le peu d'utilité que les chrétiens peuvent retirer de ces études philosophiques. Je ne laisserai pas néanmoins, avec votre permission, de vous en dire encore ma pensée, prêt néanmoins de renoncer à toutes les lumières qui ne viendront pas de vous, en quoi j'aurai l'avantage, ou d'avoir rencontré la vérité par bonheur, ou de la recevoir de lui avec assurance. Il me semble que la source des erreurs de ces deux sectes est de n'avoir pas su que l'état de l'homme à présent diffère de celui de sa création; de sorte que l'un remarquant quelques traces de sa première grandeur, et ignorant sa corruption, a traité la nature comme saine et sans besoin de réparateur, ce qui le mène au comble de la superbe; au lieu que l'autre éprouvant la misère pré. sente et ignorant la première dignité, traite la nature comme nécessairement infirme et irréparable, ce qui le précipite dans le désespoir d'arriver à un véritable bien, et de là dans une extrême lâcheté. Ainsi ces deux états qu'il fallait connaître ensemble pour voir toute la vérité, étant connus séparément, conduisent nécessairement à l'un de ces deux

« ZurückWeiter »