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§ II. Du système sentimental ou de la morale du sentiment.

Les principaux représentants de la morale du sentiment appartiennent aux Iles Britanniques. Ces philosophes rompent ouvertement avec les principes de l'école matérialiste dont nous venons de parler; leur doctrine se montre dans l'histoire de la philosophie moderne comme une noble protestation contre les dégradantes théories de cette école. Ils admettent en principe une distinction essentielle entre le bien et le mal, indépendamment de l'avantage ou du désavantage qui peut en résulter; seulement ils se trompent quand il s'agit de déterminer le fondement et la règle de cette distinction. Tout en combattant la doctrine morale engendrée par le sensualisme, ils n'ont pas pu se soustraire complètement eux-mêmes à la funeste influence de ce système. Leur théorie n'est plus le sensualisme proprement dit, mais elle n'est pas davantage une théorie rationnelle : si l'on nous permet cette expression, nous la nommerions volontiers le sensisme (1),

Dans ce système, la distinction entre le bien et le mal ne se fonde point sur des principes absolus et immuables aperçus par la raison, elle se fonde sur le sentiment, sur la sensibilité de l'âme : le sentiment ou la sensibilité interne est pour les fauteurs de cette nouvelle doctrine le seul fondement, l'unique règle de la distinction entre le bien et le mal. La morale du sentiment a revêtu des formes diverses selon le caractère particulier des philosophes qui s'en sont faits les interprètes; mais le principe que nous venons d'énoncer est le fonds commun sur lequel tous ces écrivains ont élevé leurs théories. Voici comment s'exprime sur ce sujet M. Jouffroy :

« Le sentiment ou l'instinct, telle est, selon tous ces systèmes, la source d'où émanent et les distinctions et les déterminations morales; mais tandis que les uns se bornent à adopter comme le principe des premières et le mobile des secondes, une des tendances primitives de notre nature, telles que la bien

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(1) La morale du sentiment se rattache toujours au sensualisme, et les plus illustres représentants de cette doctrine tiennent Locke pour leur maitre en philosophie.

»

veillance ou la sympathie, les autres introduisent dans notre sensibilité, pour remplir cette double fonction, et spécialement la première, un instinct nouveau, qu'ils se donnent la liberté de créer, et qu'ils appellent, d'après sa mission, le sen. timent ou le sens moral. Telle est la seule nuance considérable qui distingue les systèmes instinctifs et qui les sépare en deux classes (1). »

Nous exposerons brièvement les doctrines des deux philosophes qui ont exprimé avec le plus de netteté et de talent ces deux nuances du système sentimental. Ces deux philosophes sont Hutcheson et Adam Smith.

Ce fut Richard Cumberland (1622-4718) qui, dans la vue de réfuter les désolantes doctrines de Hobbes, tenta le premier d'asseoir la morale sur la base du sentiment. Le comte de Schaftesbury entra dans la même voie; c'est lui qui introduisit l'expression de sens moral. Mais la doctrine du sens moral a été systématisée par François Hutcheson', que l'on considère comme le fondateur de l'école morale écossaise (2).

La théorie morale de Hutcheson peut se ramener aux points suivants. Il y a dans notre nature deux espèces de tendances, les unes personnelles et intéressées, les autres bienveillantes et désintéressées. Le bien moral ne réside que dans les affections bienveillantes et les actes qui en dérivent de quelque manière. Mais quelle est la règle d'après laquelle nous jugeons que là est le bien, et que le mal réside, au contraire, dans les affections personnelles ? Cette règle, qui sera le fondement de la distinction entre le bien et le mal, c'est un sens spécial que l'auteur nomme sens moral. Les affections bienveillantes sont moralement bonnes, parce qu'elles agréent à ce sens; les affections intéressées sont moralement mauvaises, parce qu'elles lui répugnent.

Le sens moral est appelé ainsi, dit Hutcheson , parce qu'il est affecté immédiatement par la qualité morale, comme le goût par les saveurs; il en résulte, dans un cas comme dans l'autre, des sensations agréables ou désagréables.

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(1) 'ours de droit naturel, 19€ leç., tom. II, p. 65-66. Paris 1843.

(2) Il naquit en Irlande en 1694, devint professeur à Glascow en 1729, el mourut eo 1747.

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M. Jouffroy fait parfaitement ressortir dans ces quelques lignes le caractère purement relatif de l'idée du bien dans le système de Hutcheson. « Qu'avait prétendu Hutcheson ? Trois choses qui résument toute sa doctrine. La première, que les idées du bien et du mal sont en nous des idées simples et originales. La seconde, qu'étant simples et originales, elles dérivent nécessairement d'un sens. La troisième, que tout sens étant un principe arbitraire de notre constitution, le bien et le mal sont relatifs à notre constitution, n'ont pas plus de réalité objective que le doux et l'amer, et changeraient de nature, si nous en changions nous-mêmes. Voilà ce que Hutcheson avait explicitement professé ou implicitement admis; son système, rigoureusement interprété, rendait la conséquence que les mots bien et mal ne signifient pas pour nous ce que sont réellement les actions, mais simplement quelles sensations elles nous font éprouver. Or, s'il en est ainsi, il n'y a plus de morale (1). »

Adam Smith (2) est le plus célèbre moraliste de l'école sentimentale. Il a exposé sa doctrine dans un ouvrage intitulé : Théorie des sentiments moraux.

Pour Smith, comme pour Hutcheson, le principe de la moralité réside dans la sensibilité, dans le sentiment; mais il a imprimé à son système un caractère qui le distingue de celui du fondateur de l'école morale écossaise, Smith n'introduit point, comme Hutcheson, un nouveau sens dans notre sensibilité; il adopte comme principe de la distinction entre le bien et le mal une tendance primitive de notre nature, et cette tendance c'est la sympathie. La doctrine morale de ce philosophe est connue sou le nom de doctrine de la sympathie. Voici le résumé de cette théorie réduite à ses éléments les plus essentiels.

Toute action a pour mobile un sentiment de l'âme, et elle s'apprécie, non en elle-même, mais d'après le sentiment qui l'a inspirée. Or celui qui est témoin de l'action sympathise à tel ou tel degré, ou ne sympathise pas avec le sentiment dont

(1) Cours de droit naturel, 19€ leç., tom. II, p. 152–153. (2) Né à Kirkaldy en Écosse en 1723, mort en 1790.

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elle émane, et il juge en conséquence l'action bonne ou mauvaise. De là l'idée du bien et du mal. Ainsi, par exemple, je vois un riche faire l'aumône à un pauvre; j'éprouve le même sentiment de compassion qui a inspiré cet acte, je sympathise avec ce sentiment, et j'approuve l'acte qu'il a produit, je le juge-bon. Si, au contraire, je vois un malfaiteur commettre un meurtre, aussitôt j'éprouve la plus profonde antipathie pour le sentiment qui a inspiré cette action, et je la condamne comme mauvaise. La sympathie est donc la règle, la mesure du bien; l'antipathie est la mesure du mal moral.

Cependant jusque-là l'auteur ne nous a donné que le moyen de juger de la bonté morale des actions d'autrui. Que faire quand il s'agit d'apprécier la moralité de ses propres actions ? Il n'est pas besoin , dit Smith, d'avoir recours pour cela à un principe différent. Voici comment il l'explique. Quand vous posez un acte , dit-il, il faut, pour le juger, vous mettre par la pensée à la place d'un témoin, d’un spectateur impartial, et prononcer ensuite comme s'il s'agissait d'une action d'autrui. : « Lors' donc que je suis animé d'un certain sentiment, si je veux juger de la convenance ou de l'inconvenance, du mérite ou du démérite de ce sentiment, voici ce que je fais : je me place, par hypothèse, dans la situation du spectateur impartial, et dans cette position, grâce à la propriété que j'ai de partager le sentiment des autres, j'éprouve, au spectacle du sentiment qui m'anime, précisément ce qu'éprouverait le spectateur impartial lui-même, Je suis donc en mesure de juger de la convenance ou de l'inconvenance, du mérite ou du démérite de mon sentiment, précisément comme il en jugerait, ou comme j'en jugerais moi-même, s'il s'agissait du sentiment d'un autre (1).

Ainsi, qu'il s'agisse de nos propres actions ou de celles d'autrui, c'est toujours la sympathie du spectateur impartial qui décide de leur moralité.

Lors même que nous jugeons un acte par des règles générales que la raison nous dicte, et sans consulter la sympathie, celle-ci n'en demeure pas moins le véritable fondement de notre appréciation. Voici comment.

(1) Jouffroy, ouv. cit. leç. xvio, tom. II, p. 11.

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* L'expérience des jugements que nous portons sur les autres et que les autres portent sur nous, et de ceux que nous portons aussi sur nous-mêmes après avoir agi et que le sangfroid nous est revenu, nous apprend peu à peu à connaitre quelles affections et quelles actions sont convenables ou inconvenantes, méritantes ou déméritantes. De des règles générales qui se rédigent successivement et se gravent dans notre esprit, et qui sont ces lois mêmes de la moralité qu'on a cru primitives, et qui ne sont que la généralisation des décisions particulières de l'instinct sympathique. Or, quand ces règles, fruit de l'expérience, sont une fois établies dans notre esprit, il nous arrive souvent de juger immédiatement par ces règles, au lieu de consulter la sympathie, en sorte que notre appreciation devient raisonnée, d'instinctive qu'elle était... Mais ces règles, par lesquelles nous qualifions, n'expriment qu'une chose, lemotion du spectateur impartial, et elles n'ont d'autorité que parce qu'elles l'expriment. C'est donc toujours cette émotion du spectateur impartial qui juge et qui décide (1).

Tous les préceptes de la morale de Smith se ramènent à cette formule générale : Agis de telle sorte, que les autres hommes puissent sympathiser avec toi.

Nous en avons dit assez pour faire comprendre la pensée des deux plus illustres interprètes de la morale du sentiment. On voit que le sentiment, envisagé sous des formes diverses, est pour ces philosophes la régle suprême du bien et du mal; il tient véritablement dans leurs systèmes la place de la loi morale. Nous allons réfuter brièvement cette doctrine.

1° La règle du bien et du mal, ou la loi morale, ne peut pas résider dans l'homme; elle ne peut se confondre avec aucune de ses facultés ni de ses tendances, parce que l'homme est une créature : or la loi morale est incréée, puisqu'elle est nécessaire, absolue, immuable. 2° Le sentiment n'a par soi aucune autorité morale; il ne peut pas faire qu'une chose soit bonne ou mauvaise, méritante ou déméritanté. S'il ne se rattache pas à un principe supérieur, il ne peut rien attester, sinon qu'une chose est agréable ou désagréable; mais s'ensuit-il de là que

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(1) Jouffroy, loc. cit. p. 15.

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