Abbildungen der Seite
PDF
EPUB

de nostre vie, qui explique et represente très bien la loy de nature, instruit l'homme universellement à tout, en public et en privé, seul et en compagnie, à toute conversation domestique et civile, oste et retranche tout le sauvagin qui est en nous, adoucit et apprivoise le naturel rude, farouche et sauvage, le duict et façonne à la sagesse. Bref, c'est la vraie science de l'homme; tout le reste au prix d'elle n'est que vanité, au moins non necessaire ni beaucoup utile; car elle apprend à bien vivre et bien mourir, qui est tout; elle enseigne une preude prudence, une habile et forte preud'hommie, une probité bien advisée; mais ce second moyen est presque aussi peu pratiqué et mal employé que le premier : tous ne se soucient gueres de ceste sagesse, tant ils sont attentifs à la mondaine. Voilà les deux moyens de parvenir et obtenir la sagesse : le naturel et l'acquis. Qui a esté heureux au premier, c'està-dire qui a esté favorablement estrené de nature et est d'un temperament bon et doux, lequel produit une grande bonté et douceur de moeurs, a grand marché du second; sans grande peine il se trouve tout porté à la sagesse. Qui autrement, doit, avec grand et laborieux estude et exercice du second, rabiller et suppléer ce qui luy defaut, comme Socrates un des plus sages disoit de soy, que par l'estude de la philosophie il avoit corrigé et redressé son mauvais naturel.

Au contraire il y a deux empeschemens formels de sagesse et deux contre-moyens ou acheminemens puissans à la folie: naturel et acquis. Le premier, naturel, vient de la trempe et temperament originel, qui rend le cerveau ou trop mol et humide, et ses parties grossieres et materielles; dont l'esprit demeure sot, foible, peu capable, plat, ravallé, obscur, tel qu'est la pluspart du commun; ou bien trop chaud, ardent et sec, qui rend l'esprit fol, audacieux, vicieux. Ce sont les deux extremités, sottise et folie, l'eau et le feu, le plomb et le mercure, mal propres à la sagesse, qui requiert un esprit fort, vigoureux et genereux, et neantmoins doux, soupple et modeste; toutesfois ce second semble plus aysé à corriger par discipline que le premier. Le second, acquis, vient de nulle ou bien de mauvaise culture et instruction, laquelle entre autres choses consiste en un heurt et prevention jurée de certaines opinions, desquelles l'esprit s'abbreuve et prend une forte

teinture, et ainsi se rend inhabile et incapable de voir et trouver mieux, de s'eslever et enrichir; l'on dit d'eux qu'ils sont ferus et touchés, qu'ils ont un heurt et un coup à la teste; auquel heurt si encores la science est jointe, pour ce qu'elle enfle, apporte de la presomption et temerité, et preste armes pour soustenir et defendre les opinions anticipées, elle acheve du tout de former la folie et la rendre incurable; foiblesse naturelle et prevention acquise sont desjà deux grands empeschemens; mais la science, si du tout elle ne les guarit, ce que rarement elle fait, elle les fortifie et rend invincibles; ce qui n'est pas au deshonneur ny descry de la science, comme l'on pourroit penser, mais plustost à son honneur.

La science est un très bon et utile baston, mais qui ne se laisse pas manier à toutes mains, et qui ne le sçait bien manier en reçoit plus de dommage que de profit; elle enteste et affolit (dit bien un grand habile homme1) les esprits foibles et malades, polit et parfait les forts et bons naturels : l'esprit foible ne sçait posseder la science, s'en escrimer et s'en servir comme il faut; au rebours elle le possede et le regente; dont il ploye et demeure esclave sous elle, comme l'estomach foible chargé de viandes qu'il ne peut cuire ny digerer le bras foible, qui, n'ayant le pouvoir ny l'adresse de bien manier son baston, trop fort et pesant pour luy, se lasse et s'estourdit tout l'esprit fort et sage le manie en maistre, en jouit, s'en sert, s'en prevaut à son bien et advantage, forme son jugement, rectifie sa volonté, en accommode et fortifie sa lumiere naturelle et s'en rend plus habile, ou l'autre n'en devient que plus sot, inepte, et avec cela presomptueux. Ainsi la faute ou reproche n'est point à la science, non plus qu'au vin, ou autre très bonne et forte drogue, que l'on ne pourroit accommoder à son besoin; non est culpa vini, sed culpa bibentis 2. Or à tels esprits foibles de nature, preoccupés, enflés et empeschés de l'acquis, comme ennemis formels de sagesse, je fay la guerre par exprès en mon livre; et c'est souvent soubs ce mot de pedant, n'en trouvant point d'autre plus propre et qui est usurpé en ce sens par plusieurs bons autheurs. En son origine gree

(1) Montaigne.

(2) La faute n'est pas au vin, mais au buveur.

que il se prend en bonne part; mais ès autres langues posterieures, à cause de l'abus et mauvaise façon de se prendre et porter aux lettres et sciences, vile, sordide, questueuse 1, querelleuse, opiniastre, ostentative et presomptueuse, praticquée par plusieurs, il a esté usurpé comme en derision et injure, et est du nombre de ces mots qui avec laps de temps ont changé de signification, comme tyran, sophiste et autres. Le sieur du Bellay, après tous vices notés, conclud, comme par le plus grand :

Mais je hay par sur tout un savoir pedantesque,

et encores

Tu penses que je n'ay rien de quoy me vanger,
Sinon que tu n'es faict que pour boire et manger;
Mais j'ay bien quelque chose encore plus mordante,
C'est, pour le faire court, que tu es un pedante.

Peut-estre qu'aucuns s'offenseront de ce mot, pensant qu'il les regarde et que par iceluy j'ay voulu taxer et attaquer les professeurs de lettres et instructeurs; mais ils se contenteront, s'il leur plaist, de ceste franche et ouverte declaration que je fais icy, de ne designer par ce mot aucun estat de robbe longue ou profession litteraire; tant s'en faut, que je fais partout grand cas des philosophes; et m'attaquerois moy-mesme, puisque j'en suis et en fais profession; mais une certaine qualité et degré d'esprits que j'ay depeints cy-dessus, sçavoir, qui sont de capacité et suffisance naturelle fort commune et mediocre, et puis mal cultivés, prevenus et aheurtés à certaines opinions, lesquels se trouvent soubs toute robbe, en toute fortune et condition, vestus en long et en court: vulgus tam chlamidatos, quam coronam voco 2. Que l'on me fournisse un autre mot qui signifie ces tels esprits, je le quitteray très volontiers. Après ceste mienne declaration, qui s'en plaindra s'accusera et se monstrera trop chagrin. On peut bien opposer au sage d'autres que pedant, mais c'est en sens particulier, comme le commun, le profane et populaire; et le fais souvent, mais c'est comme le bas au haut, le foible au fort, le plat au relevé, le commun au rare, le valet au maistre, le profane au sacré; comme aussi le fol, et de faict

(1) Du latin quæstuosa, avide de gain.

(2) J'appelle vulgaire aussi bien ceux qui portent la chlamyde, que la foule elle-même. SEN. de Vila beata, c. 2. ;

au son des mots c'est son vray opposite; mais c'est comme le dereglé au reglé, le glorieux opiniastre au modeste, le partisan à l'universel, le prevenu et atteint au Jibre, franc et net, le malade au sain. Mais le pedant, au sens que nous le prenons, comprend tout cela et encores plus; car il designe celuy lequel non seulement est dissemblable et contraire au sage, comme les precedens, mais qui roguement et fierement luy resiste en face, et comme armé de toutes pieces s'eleve contre luy et l'attaque, parlant par resolution et magistralement. Et pource qu'aucunement il le redoute, à cause qu'il se sent descouvert par luy, et veu jusques au fond et au vif, et son jeu troublé par luy, il le poursuit d'une certaine et intestine hayne, entreprend de le censurer, descrier, condamner, s'estimant et portant pour le vray sage, combien qu'il soit le fol non pareil.

Après le dessein et l'argument de cest œuvre, venons à l'ordre et à la methode. Il y a trois de soy et de l'humaine condition preparative à livres le premier est tout en la cognoissance la sagesse, ce qui est traitté bien amplement chascune en a plusieurs soubs soy. Le second par cinq grandes capitales considerations, dont contient les traits, offices et regles generales et principales de sagesse. Le tiers contient les regles et instructions particulieres de sagesse, et ce par l'ordre et le discours des quatre vertus principales et morales, prudence, justice, force, temperance, soubs lesquelles est comprise toute l'instruction de la vie humaine et toutes les parties du devoir et de l'honneste. Au reste je traitte et agis icy non scholastiquement ou pedantesquement, ni avec estendue de discours et appareil d'eloquence ou aucun artifice. La sagesse (quæ si oculis ipsis cerneretur, mirabiles excitaret amores sui1) n'a que faire de toutes ces façons pour sa recommandation; elle est trop noble et glorieuse; mais brusquement, ouvertement, ingenuement, ce qui (peut-estre) ne plaira pas à tous. Les propositions et verités y sont espesses, mais souvent toutes seches et crues, comme aphorismes, ouvertures et semences de discours.

Aucuns trouvent ce livre trop hardy et trop libre à heurter les opinions communes, et s'en

(1) Laquelle, si l'on pouvait la contempler des yeux du corps, exciterait en nous de merveilleux transports d'amour.

CIC. de Offic. liv. 1, c. 5.

offensent. Je leur responds ces quatre ou cinq mots: premierement que la sagesse qui n'est commune ny populaire a proprement ceste liberté et authorité, jure suo singulari, de juger de tout (c'est le privilege du sage et spirituel, spiritualis omnia dijudicat, et a nemine judicatur 1), et en jugeant de censurer et condamner (comme la pluspart erronnées) les opinions communes et populaires. Qui le fera doncq? Or ce faisant ne peut qu'elle n'encoure la male-grace et l'envie du monde.

D'ailleurs je me plains d'eux, et leur reproche ceste foiblesse populaire et delicatesse feminine, comme indigne et trop tendre pour entendre chose qui vaille, et du tout incapable de sagesse. Les plus fortes et hardies propositions sont les plus seantes à l'esprit fort et relevé, et n'y a rien d'estrange à celuy qui sçait que c'est que du monde : c'est foiblesse de s'estonner d'aucune chose; il faut roidir son courage, affermir son ame, l'endurcir et acerer à jouyr, sçavoir, entendre, juger toutes choses, tant estranges semblent-elles : tout est sortable et du gibbier de l'esprit, mais qu'il ne manque point à soy-mesme ; mais aussi ne doit-il faire ny consentir qu'aux bonnes et belles, quand tout le monde en parleroit. Le sage monstre egalement en tous les deux son courage: ces delicats ne sont capables de l'un ny de l'autre, foibles en tous les deux.

Tiercement, en tout ce que je propose, je ne pretends y obliger personne ; je presente seulement les choses, et les estalle comme sur le tablier. Je ne me mets point en cholere si l'on ne m'en croit, c'est à faire aux pedans. La passion temoigne que la raison n'y est pas. Qui se tient par l'une à quelque chose ne s'y tient pas par l'autre. Mais pourquoy se courroucent-ils ? De ce que je ne suis pas par-tout de leur advis? Je ne me courrouce pas de ce qu'ils ne sont du mien. De ce que je dis des choses qui ne sont pas de leur goust ny du commun? C'est pourquoy je les dis. Je ne dis rien sans raison, s'ils la scavent sentir et gouster; s'ils en ont de meilleure qui detruise la mienne, je l'escouteray avec plaisir, et gratification à qui la dira. Et qu'ils ne pensent me battre d'authorité, de multitude d'allegations d'autruy, car tout cela

(1) L'homme spirituel juge de tout et n'est jugé de personne. S. PAUL, ép. I aux Cor. c. 2, v. 15.

MORAL

a fort peu de credit en mon endroict, sauf en matiere de religion, où la seule authorité vaut sans raison: c'est là son vray empire, comme par-tout ailleurs la raison sans elle, comme a très bien recogneu saint Augustin. C'est une injuste tyrannie et folie enragée de vouloir assubjettir les esprits à croire et suivre tout ce que les anciens ont dict, et ce que le peuple tient, qui ne sçait ce qu'il dict ny ce qu'il fait. Il n'y a que les sots qui se laissent ainsi mener, et ce livre n'est pas pour eux; s'il estoit populairement receu et accepté, il se trouveroit bien descheu de ses pretentions: il faut ouyr, considerer et faire compte des anciens, non s'y captiver qu'avec la raison. Et, quand on les voudroit suivre, comment fera-t-on? ils ne sont pas d'accord. Aristote, qui a voulu sembler le plus habile et a entreprins de faire le procès à tous ses devanciers, a dict de plus lourdes absurdités que tous, et n'est point d'accord avec soy-mesme, et ne sçait quelquefois où il en est, tesmoin les matieres de l'ame humaine, de l'eternité du monde, de la generation des vents et des eaux, etc. Il ne se faut pas esbahir si tous ne sont de mesme advis, mais bien se faudroit-il esbahir si tous en estoient : il n'y a rien plus seant à la nature et à l'esprit humain que la diversité. Le sage divin saint Paul nous met tous en liberté par ces mots : « Que chacun abonde en son sens, et que personné ne juge ou condamne celuy qui fait autrement et est d'advis contraire1. » Et le dict en matiere bien plus forte et chatouilleuse, non en fait et observation externe, où nous disons qu'il se faut conformer au commun et à ce qui est prescript au coustumier, mais encores en ce qui concerne la religion, sçavoir en l'observance religieuse des viandes et des jours. Or toute ma liberté et hardiesse n'est qu'aux pensées, jugemens, opinions, èsquelles personne n'a part ny quart que celui qui les a, chascun en droit soy.

Nonobstant tout cela, plusieurs choses qui pouvoyent sembler trop crues et courtes, rudes et dures pour les simples (car les forts et relevés ont l'estomach assez chaud pour cuire et digerer tout), je les ay pour l'amour d'eux expliquées, esclaircyes, addoucyes en ceste seconde edition, reveue et de beaucoup augmentée.

(1) S. PAUL, aux Rom, c 14, v, 5.

2

Bien veux-je advertir le lecteur qui entreprendra de juger de cest œuvre qu'il se garde de tomber en aucun de ces sept mescontes, comme ont fait aucuns en la premiere edition, qui sont: de rapporter au droit et devoir ce qui est du fait, au faire ce qui est du juger, à resolution et determination ce qui n'est que proposé, secoué et disputé problematiquement et academiquement; à moy et à mes propres opinions, ce qui est d'aultruy; et par rapport à l'estat, profession et condition externe ce qui est de l'esprit et suffisance interne; à la religion et creance divine ce qui est de l'opinion humaine; à la grace et operation surnaturelle ce qui est de la vertu, et action naturelle et mo

rale. Toute passion et preoccupation ostée, il trouvera en ces sept points bien entendus de quoy se resoudre en ses doutes, de quoy respondre à toutes les objections que luy mesme et d'autres luy pourroyent faire, et s'esclaircir de mon intention en cest œuvre. Que si encores, après tout, il ne se contente et ne l'approuve, qu'il l'attaque hardiment et vivement (car de mesdire seulement, de mordre et charpenter le nom d'aultruy, il est assez aisé, mais trop indigne et trop pedant); il aura tost ou une franche confession et acquiescement (car ce livre fait gloire et feste de la bonne foy et de l'ingenuité), ou un examen de son impertinence et folic.

LIVRE PREMIER.

QUI EST LA COGNOISSANCE DE SOY, ET DE L'HUMAINE CONDITION.

PREFACE

DU PREMIER LIVRE.

Exhortation à s'estudier et cognoistre.

Le plus excellent et divin conseil, le meilleur et le plus utile advertissement de tous, mais le plus mal practiqué, est de s'estudier et apprendre à se cognoistre; c'est le fondement de sagesse et acheminement à tout bien: folie non pareille que d'estre attentif et diligent à cognoistre toutes autres choses plustost que soy-mesme; la vraye science et le vray estude de l'homme, c'est l'homme.

Dieu, nature, les sages et tout le monde presche l'homme et l'exhorte de fait et de parole à s'estudier et cognoistre. Dieu éternellement et sans cesse se regarde, se considere et se cognoist. Le monde a toutes ses vues contrainctes au dedans, et ses yeux ouverts à se voir et regarder. Autant est obligé et tenu l'homme de s'estudier et cognoistre, comme il lui est naturel de penser, et il est proche à soy-mesme. Nature taille à tous ceste besogne. Le mediter et entretenir ses pensées est chose sur toutes facile, ordinaire, naturelle, la pasture, l'entretien, la vie de l'esprit, cujus vivere est cogi

tare1. Or, par où commencera et puis continuera-t-il à mediter, à s'entretenir plus justement et naturellement que par soy-mesme? Y a-t-il chose qui lui touche de plus près? Certes, aller ailleurs et s'oublier est chose denaturée et très injuste. C'est à chascun sa vraye et principale vacation que se penser et bien tenir à soy. Aussi voyons-nous que chaque chose pense à soy, s'estudie la premiere, a des limites à ses occupations et desirs. Et toy, homme, qui veux embrasser l'univers, tout cognoistre, contreroller et juger, ne te cognois et n'y estudies; et ainsi en voulant faire l'habile et le sindic de nature, tu demeures le seul sot au monde. Tu es la plus vuide et necessiteuse, la plus vaine et miserable de toutes, et neantmoins la plus fiere et orgueilleuse. Parquoy, regarde dedans toy, recognois-toy, tiens-toy à toy; ton esprit et ta volonté, qui te consomme ailleurs, ramene-le à soy-mesme. Tu t'oublies, tu te respands, et te perds au dehors; tu te trahis et te desrobes à toy-mesme; tu regardes tousjours devant toy; ramasse-toy et t'enferme dedans toy; examine-toy, espie toy, cognoy-toy 2.

(1) Pour l'esprit, penser, c'est vivre.

CIC. Tusc. Quest. 1. V. a. 3.

(2) C'est le fameux г.0: JEZUTOV.

Nosce teipsum, nec te quæsieris extra.
Respue quod non es, tecum habita, et
Noris quam sit tibi curta suppellex.
Tu te consule.

Teipsum concute, muriquid vitiorum

Inseverit olim natura, aut etiam consuetudo mala1.

Par la cognoissance de soy, l'homme monte et arrive plustost à la cognoissance de Dieu que par toute autre chose, tant pour ce qu'il trouve en soy plus de quoy le cognoistre, plus de marques et traits de la divinité, qu'en tout le reste qu'il peust cognoistre, que pour ce qu'il peut mieux sentir, et sçavoir ce qui est et se remue en soy, qu'en toute autre chose. Formasti me et posuisti super me manum tuam, ideo mirabilis facta est scientia tua (id est, tui) ex me2. Dont estoit gravée en lettres d'or sur le frontispice du temple d'Apollon, dieu (selon les payens) de science et de lumiere, ceste sentence, cognoy-toy, comme une salutation et un advertissement de Dieu à tous, leur signifiant que, pour avoir accès à la divinité et entrée en son temple, il se faut cognoistre; qui se mescognoist en doit estre debouté; si te ignoras, o pulcherrima! egredere, et abi post hædos tuos3.

Pour devenir sage et mener une vie plus reglée et plus douce, il ne faut point d'instruction d'ailleurs que de nous. Si nous estions bons escholiers, nous apprendrions mieux de nous que de tous les livres. Qui remet en sa memoire et remarque bien l'excès de sa cholere passée, jusques où cette fievre l'a emporté, verra mieux beaucoup la laideur de ceste passion, et en aura horreur et hayne plus juste, que de tout

(1) Connais-toi toi-même et ne te cherche pas hors de toi. Dédaigne ce que tu n'es pas; habite avec toi et tu verras combien ton avoir est peu de chose. Consulte-toi, scrute ton intérieur pour savoir si la nature ou quelque mauvaise habitude n'aura pas greffé en toi quelque vice. Tout ce passage est composé de vers et fragments de vers pris dans Horace, Juvénal et Perse, et que Charron a réunis sans s'embarrasser du rhythme. Voici comment il faut lire les derniers vers qu'il a étrangement défigurés; ils se trouvent dans les Satires d'Horace, liv. I, sat. 3, v. 36 et suiv.

Denique te ipsum

Concute num qua tibi vitiorum inseverit olim
Natura, aut etiam consuetudo mala, namque
Neglectis urenda filix innascitur agris.

Le fragment de vers nec te quæsiveris extra est pris de Persc, sat. 1, v. 7.

(2) Tu m'as formé et tu as posé ta main sur moi; c'est pourquoi la connaissance que j'ai acquise de toi est devenue admirable. Psalm. 138.

(3) Si tu t'ignores toi-même, ô très belle, sors et va après tes chevreaux. Cantic. I, v. 7.

ce qu'en dient Aristote et Platon, et ainsi de toutes les autres passions et de tous les bransles et mouvemens de son ame. Qui se souviendra de s'estre tant de fois mesconté en son jugement, et de tant de mauvais tours que luia faits sa mémoire, apprendra à ne s'y fier plus. Qui notera combien de fois il lui est advenu de penser bien tenir et entendre une chose, jusques à la vouloir pleuvir, et en respondre à autrui et à soy-mesme, et que le temps luy a puis fait voir du contraire, apprendra à se deffaire de ceste arrogance importune, et quereleuse presumption, ennemie capitale de discipline et de verité. Qui remarquera bien tous les maux qu'il a couru, ceux qui l'ont menacé, les legeres occasions qui l'ont remué d'un estat en un autre, combien de repentirs luy sont venus en la teste, se preparera aux mutations futures, et, à la recognoissance de sa condition, gardera modestie, se contiendra en son rang, ne heurtera personne, ne troublera rien, n'entreprendra chose qui passe ses forces, et voilà justice et paix par-tout. Bref nous n'avons point de plus beau miroir et de meilleur livre que nous-mesmes, si nous y voulions bien estudier comme nous devons, tenant tousjours l'œil ouvert sur nous et nous espiant de près.

Mais c'est à quoy nous pensons le moins, nemo in sese tentat descendere 1. Dont il advient que nous donnons mille fois du nais 2 en terre, et retombons tousjours en mesme faute, sans le sentir et nous en estonner beaucoup. Nous faisons bien les sots à nos despens: les difficultés ne s'apperçoivent en chaque chose que par ceux qui s'y cognoissent; car encores faut-il quelque degré d'intelligence à pouvoir remarquer son ignorance: il faut pousser à une porte pour sçavoir qu'elle est close. Ainsi de ce que chascun se voit si resolu et satisfait, et que chascun pense estre suffisamment entendu, signifie que chascun n'y entend rien du tout; car si nous nous cognoissions bien, nous pourvoyrions bien mieux à nos affaires : nous aurions honte de nous et de nostre estat, et nous nous rendrions bien autres que ne sommes. Qui ne cognoist ses defauts ne se soucie de les amender. qui ignore ses necessités ne se soucie d'y

(1) Personne ne tente de descendre en soi-même.

PERS. Sat. IV, v. 23. (2) Nais pour nez; cette orthographe existe encore dans notre mot punais, pour pue-nez, qui puc au nez.

« ZurückWeiter »