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mentie par quelque exemple, ce serait l'éloge du prince et non la critique de l'observateur 1.

un grand nombre des maximes de La Bruyère araissent aujourd'hui communes; mais ce n'est as non plus la faute de La Bruyère. La justesse trême, qui fait le mérite et le succès d'une pensée dsqu'on la met au jour, doit la rendre bientôt milière, et même triviale; c'est le sort de toutes is vérités d'un usage universel.

SC

On peut croire que La Bruyère avait plus de sens gue de philosophie. Il n'est pas exempt de préjués, même populaires. On voit avec peine qu'il "'était pas éloigné de croire un peu à la magie et u sortilége. « En cela, dit-il chap. XIV, De quella !ues Usages, il y a un parti à trouver entre les til mes crédules et les esprits forts. Cependant il a eu l'honneur d'être calomnié comme philosophe; car ce n'est pas de nos jours que ce genre de persécution a été inventé. La guerre que la sottise, le vice et l'hypocrisie ont déclarée à la philosophie, est aussi ancienne que la philosophie même et durera vraisemblablement autant qu'elle. Il n'est pas permis, dit-il, de traiter quelqu'un de philosophe; ce sera toujours lui dire une injure, jusqu'à ce qu'il ait plu aux hommes d'en ordonner autrement. Mais comment se réconciliera-t-on jamais avec cette raison si incommode, qui, en attaquant tout ce que les hommes ont de plus cher, leurs passions et leurs habitudes, voudrait les forcer à ce qui leur coûte le plus, à réfléchir et à penser par eux-mêmes?

2

En lisant avec attention les Caractères de La Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu, que le fond des choses mêmes, et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire.

Mais le mérite de grand écrivain, s'il ne suppose pas le génie, demande une réunion des dons de l'esprit, aussi rare que le génie.

L'art d'écrire est plus étendu que ne le pensent la plupart des hommes, la plupart même de ceux qui font des livres.

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qu'il faut chercher le principe de toutes les propriétés du style.

Les langues sont encore bien pauvres et bien imparfaites. Il y a une infinité de nuances, de sentiments et d'idées qui n'ont point de signes: aussi ne peut-on jamais exprimer tout ce qu'on sent. D'un autre côté, chaque mot n'exprime pas d'une manière précise et abstraite une idée simple et isolée; par une association secrète et rapide qui se fait dans l'esprit, un mot réveille encore des idées accessoires à l'idée principale dont il est le signe. Ainsi, par exemple, les mots cheval et coursier, aimer et chérir, bonheur et félicité, peuvent servir à désigner le même objet ou le même sentiment, mais avec des nuances qui en changent sensiblement l'effet principal.

Il en est des tours, des figures, des liaisons de phrase, comme des mots : les uns et les autres ne peuvent représenter que des idées, des vues de l'esprit, et ne les représentent qu'imparfaite

ment.

Les différentes qualités du style, comme la clarté, l'élégance, l'énergie, la couleur, le mouvement, etc., dépendent donc essentiellement de la nature et du choix des idées; de l'ordre dans lequel l'esprit les dispose; des rapports sensibles que l'imagination y attache; des sentiments enfin que l'âme y associe, et du mouvement qu'elle y imprime.

Le grand secret de varier et de faire contraster les images, les formes et les mouvements du discours, suppose un goût délicat et éclairé : l'harmonie, tant des mots que de la phrase, dépend de la sensibilité plus ou moins exercée de l'organe; la correction ne demande que la connaissance réfléchie de sa langue.

Dans l'art d'écrire, comme dans tous les beauxarts, les germes du talent sont l'œuvre de la nature, et c'est la réflexion qui les développe et les perfectionne.

Il a pu se rencontrer quelques esprits qu'un heureux instinct semble avoir dispensés de toute étude, et qui, en s'abandonnant sans art aux mouvements de leur imagination et de leur pensée, ont écrit avec grâce, avec feu, avec intérêt; mais ces dons naturels sont rares : ils ont des bornes et des imperfections très marquées, et ils n'ont jamais suffi pour produire un grand écrivain.

Je ne parle pas des anciens, chez qui l'élocution était un art si étendu et si compliqué; je citerai Despréaux et Racine, Bossuet et Montesquieu, Voltaire et Rousseau: ce n'était pas l'instinct qui produisait sous leur plume ces beautés et ces grands effets auxquels notre langue doit tant de richesse et de perfection; c'était le fruit du génie sans doute, mais du génie éclairé par des études et des observations profondes.

Quelque universelle que soit la réputation dont jouit La Bruyère, il paraîtra peut-être hardi de le placer, comme écrivain, sur la même ligne que les

grands hommes qu'on vient de citer; mais ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue.

Sans doute La Bruyère n'a ni les élans et les traits sublimes de Bossuet; ni le nombre, l'abondance et l'harmonie de Fénélon; ni la grâce brillante et abandonnée de Voltaire; ni la sensibilité profonde de Rousseau mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse et l'originalité des formes et des tours qui étonnent dans La Bruyère. Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain.

des caractères opposés à mettre en action. Racir n'est ni Néron, ni Burrhus; mais il se pénètre for tement des idées et des sentiments qui appartien nent au caractère et à la situation de ces person nages, et il trouve dans son imagination échauffé tous les traits dont il a besoin pour les peindre

Ne cherchons donc dans le style de La Bruyèr ni l'expression de son caractère, ni l'épanchement involontaire de son âme mais observons les formes diverses qu'il prend tour à tour pour nous in téresser ou nous plaire.

Une grande partie de ses pensées ne pouvait guère se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque vérité, quelque finesse, quelque profondeur même qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone aurait bientôt ralenti et fatigué l'atten

Despréaux observait, à ce qu'on dit, que La Bruyère, en évitant les transitions, s'était épargnétion, si elle eût été trop continument prolongée.

ce qu'il y a de plus difficile dans un ouvrage. Cette observation ne me paraît pas digne d'un si grand maître. Il savait trop bien qu'il y a dans l'art d'écrire des secrets plus importants que celui de trouver ces formules qui servent à lier les idées, et à unir les parties du discours.

Ce n'est point sans doute pour éviter les transitions que La Bruyère a écrit son livre par fragments et par pensées détachées. Ce plan convenait mieux à son objet mais il s'imposait dans l'exécution une tâche tout autrement difficile que celle dont il s'était dispensé.

L'écueil des ouvrages de ce genre est la monotonie. La Bruyère a senti vivement ce danger; on peut en juger par les efforts qu'il a faits pour y échapper. Des portraits, des observations de mœurs, des maximes générales, qui se succèdent sans liaison; voilà les matériaux de son livre. Il sera curieux d'observer toutes les ressources qu'il a trouvées dans son génie pour varier à l'infini, dans un cercle si borné, ses tours, ses couleurs et ses mouvements. Cet examen, intéressant pour tout homme de goût, ne sera peut-être pas sans utilité pour les jeunes gens qui cultivent les lettres et se destinent au grand art de l'éloquence.

Il serait difficile de définir avec précision le caractère distinctif de son esprit: il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour à tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change avec une extrême mobilité de ton, de personnage, et même de sentiment, en parlant cependant des mêmes objets.

Et ne croyez pas que ces mouvements si divers soient l'explosion naturelle d'une âme très sensible, qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre partout les sentiments d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre, ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai; mais c'est comme le poète dramatique qui a

Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire lire, il veut persuader ce qu'il écrit; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'âme, est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles.

Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'attention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété?

Tantôt il se passionne et s'écrie avec une sorte d'enthousiasme : « Je voudrais qu'il me fût permis de crier de toute ma force à ces hommes saints qui ont été autrefois blessés des femmes : Ne les dirigez point; laissez à d'autres le soin de leur saJut.

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Tantôt par un autre mouvement aussi extraordinaire, il entre brusquement en scène: Fuyez, retirez-vous; vous n'êtes pas assez loin... Je suis, dites-vous, sous l'autre tropique... Passez sous le pôle et dans l'autre hémisphère... voilà... Fort bien, vous êtes en sûreté. Je découvre sur la terre un homme avide, insatiable, inexorable, etc.. C'est dommage peut-être que la morale qui en résulte n'ait pas une importance proportionnée au mouvement qui la prépare.

Tantôt c'est avec une raillerie amère ou plaisante qu'il apostrophe l'homme vicieux ou ridicule :

« Tu te trompes, Philémon, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses qu'on t'en estime davantage : on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'est qu'un fat. »

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T

Après l'esprit de discernement, ce qu'il y a au monde de plus rare, ce sont les diamants et les perles Si La Bruyère avait dit simplement que teien n'est plus rare que l'esprit de discernement, on n'aurait pas trouvé cette réflexion digne d'être écrite.

C'est par des tournures semblables qu'il sait attacher l'esprit sur des observations qui n'ont rien de neuf pour le fond, mais qui deviennent piquantes par un certain air de naïveté sous lequel il sait déguiser la satire.

Il n'est pas absolument impossible qu'une personne qui se trouve dans une grande faveur perde son procès. »

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C'est une grande simplicité que d'apporter à la cour la moindre roture et de n'y être pas gentilhomme. »

Il emploie la même finesse de tour dans le portrait d'un fat, lorsqu'il dit : « Iphis met du rouge, mais rarement; il n'en fait pas habitude. »

Il serait difficile de n'être pas vivement frappé du tour aussi fin qu'énergique qu'il donne à la pensée suivante, malheureusement aussi vraie que profonde: Un grand dit de Timagène, votre ami, qu'il est un sot; et il se trompe. Je ne det mande pas que vous répliquiez qu'il est homme d'esprit, osez seulement penser qu'il n'est pas un sot..

C'est dans les portraits surtout que La Bruyère a eu besoin de toutes les ressources de son talent. Théophraste, que La Bruyère a traduit, n'emploie pour peindre ses Caractères que la forme d'énumération ou de description. En admirant beaucoup l'écrivain grec, La Bruyère n'a eu garde de l'imiter; ou, si quelquefois il procède comme lui par énumération, il sait ranimer cette forme languissante par un art dont on ne trouve ailleurs aucun exemple.

Relisez les portraits de riche et du pauvre1: Giton a le teint frais, le visage plein, la démarle teint che ferme, etc. Phédon a les yeux creux, échauffé, etc.; et voyez comment ces mots, il est riche, il est pauvre, rejetés à la fin des deux portraits, frappent comme deux coups de lumière, qui, en se réfléchissant sur les traits qui précèdent, y répandent un nouveau jour et leur donnent un effet extraordinaire.

Quelle énergie dans le choix des traits dont il peint ce vieillard presque mourant qui a la manie de planter, de bâtir, de faire des projets pour un avenir qu'il ne verra point!« Il fait bâtir une maison de pierre de taille, raffermie dans les encoignures par des mains de fer, et dont il assure en toussant, et avec une voix frêle et débile, qu'on ne verra jamais la fin. Il se promène tous les jours dans ses ateliers sur les bras d'un valet qui le soulage; il montre à ses amis ce qu'il a fait et leur

(1) Voyez le chapitre VI.

MORAL.

dit ce qu'il a dessein de faire. Ce n'est pas pour ses enfants qu'il bâtit, car il n'en a point ; ni pour ses héritiers, personnes viles et qui sont brouillées avec lui: c'est pour lui seul; et il mourra demain. »

Ailleurs il nous donne le portrait d'une femme aimable, comme un fragment imparfait trouvé par hasard, et ce portrait est charmant; je ne puis me « Loin de refuser au plaisir d'en citer un passage: s'appliquer à vous contredire avec esprit, Arténice s'approprie vos sentiments: elle les croit siens, elle les étend, elle les embellit: vous êtes content de vous, d'avoir pensé si bien et d'avoir mieux dit encore que vous n'aviez cru. Elle est toujours au-dessus de la vanité, soit qu'elle parle, soit qu'elle écrive: elle oublie les traits où il faut des raisons; elle a déjà compris que la simplicité peut être éloquente.

Comment donnera-t-il plus de saillie au ridicule d'une femme du monde qui ne s'aperçoit pas qu'elle vieillit, et qui s'étonne d'éprouver la faiblesse et les incommodités qu'amènent l'âge et une vie trop molle? Il en fait un apologue. C'est Irène qui va au temple d'Épidaure consulter Esculape. D'abord elle se plaint qu'elle est fatiguée; l'oracle prononce que c'est par la longueur du chemin qu'elle vient de faire. Elle déclare que le vin lui est nuisible; l'oracle lui dit de boire de l'eau. « Ma vue s'affaiblit, dit Irène.-Prenez des lunettes, dit Je m'affaiblis moi-même, continueEsculape. t-elle; je ne suis ni si forte, ni si saine que j'ai été. C'est, dit le dieu, que vous vieillissez.-Mais Le plus quel moyen de guérir de cette langueur ? court, Irène, c'est de mourir comme ont fait votre mère et votre aïeule. A ce dialogue, d'une tournure naïve et originale, substituez une simple description à la manière de Théophraste, et vous verrez comment la même pensée peut paraître commune ou piquante, suivant que l'esprit ou l'imagination sont plus ou moins intéressés par les idées et les sentiments accessoires dont l'écrivain a su l'embellir.

La Bruyère emploie souvent cette forme d'apologue, et presque toujours avec autant d'esprit que de goût. Il y a peu de chose dans notre langue d'aussi parfait que l'histoire d'Emire1: c'est un petit roman plein de finesse, de grâce, et même d'intérêt.

Ce n'est pas seulement par la nouveauté et par la variété des mouvements et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer : c'est encore par un choix d'expressions vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ces heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger.

(1) Voyez le chapitre III.

Tout excellent écrivain est excellent peintre,▾ dit La Bruyère lui-même ; et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau; tout y parle à l'imagination: « La véritable grandeur se laisse toucher et manier... elle se courbe avec bonté vers ses inférieurs, et revient sans effort à son naturel. »

■ Il n'y a rien, dit-il ailleurs, qui mette plus subitement un homme à la mode, et qui le soulève davantage, que le grand jeu. »

Veut-il peindre ces hommes qui n'osent avoir un avis sur un ouvrage avant de savoir le jugement du public: «Ils ne hasardent point leurs suffrages; ils veulent être portés par la foule et entrainés par la multitude.

"

La Bruyère veut-il peindre la manie du fleuriste : il vous le montre planté et ayant pris racine devant ses tulipes; il en fait un arbre de son jardin. Cette figure hardie est piquante, surtout par l'analogie des objets.

Il n'y a rien qui rafraîchisse le sang comme d'avoir su éviter une sottise. C'est une figure bien heureuse que celle qui transforme ainsi en sensation le sentiment qu'on veut exprimer.

L'énergie de l'expression dépend de la force avec laquelle l'écrivain s'est pénétré du sentiment ou de l'idée qu'il a voulu rendre. Ainsi La Bruyère s'élevant contre l'usage des serments, dit: « Un honnête homme qui dit oui, ou non, mérite d'être cru; son caractère jure pour lui. »

Il est d'autres figures de style d'un effet moins frappant, parce que les rapports qu'elles expriment demandent, pour être saisis, plus de finesse et d'attention dans l'esprit ; je n'en citerai qu'un exemple.

Il y a dans quelques femmes un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie..

Ce mérite paisible offre à l'esprit une combinaison d'idées très fines, qui doit, ce me semble, plaire d'autant plus qu'on aura le goût plus délicat et plus exercé.

Mais les grands effets de l'art d'écrire, comme de tous les arts, tiennent surtout aux contrastes.

Ce sont les rapprochements ou les oppositions de sentiments et d'idées, de formes et de couleurs, qui, faisant ressortir tous les objets les uns par les autres, répandent dans une composition la variété, le mouvement et la vie. Aucun écrivain peutêtre n'a mieux connu ce secret, et n'en a fait un plus heureux usage, que La Bruyère. Il a un grand nombre de pensées qui n'ont d'effet que par le contraste.

. Il s'est trouvé des filles qui avaient de la vertu de la santé, de la ferveur, et une bonne vocation, mais qui n'étaient pas assez riches pour faire dans une riche abbaye vœu de pauvreté.

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Ce dernier trait, rejeté si heureusement à la fin

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de la période pour donner plus de saillie au contraste, n'échappera pas à ceux qui aiment à observer dans les productions des arts les procédés de l'artiste. Mettez à la place: « qui n'étaient pas assez riches pour faire vœu de pauvreté dans une riche abbaye; et voyez combien cette légère transposition, quoique peut-être plus favorable à l'harmonie, affaiblirait l'effet de la phrase ! Ce sont ces artifices que les anciens recherchaient avec tant d'étude et que les modernes négligent trop. Lorsqu'on en trouve des exemples chez nos bons écrivains, il semble que c'est plutôt l'effet de l'instinct que de la réflexion.

On a cité ce beau trait de Florus, lorsqu'il nous montre Scipion, encore enfant, qui croît pour la ruine de l'Afrique : Qui in exitium Africæ crescil. Ce rapport supposé entre deux faits naturellement indépendants l'un de l'autre plaît à l'imagination et attache l'esprit. Je trouve un effet semblable dans cette pensée de La Bruyère:

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Pendant qu'Oronte augmente, avec ses années, son fonds et ses revenus, une fille naît dans quelque famille, s'élève, croît, s'embellit, et entre dans sa seizième année. Il se fait prier à cinquante ans pour l'épouser, jeune, belle, spirituelle; cet homme, sans naissance, sans esprit, et sans le moindre mérite, est préféré à tous ses rivaux. »

Si je voulais, par un seul passage, donner à la fois une idée du grand talent de La Bruyère et un exemple frappant de la puissance des contrastes dans le style, je citerais ce bel apologue qui con. tient la plus éloquente satire du faste insolent et scandaleux des parvenus:

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Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre em pire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence. Vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l'Euphrate, pour y élever un superbe édifice l'air y est sain et tempéré; la situation en est riante: un bois sacré l'ombrage du côté du couchant; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n'y auraient pu choisir une plus belle demeure. La campagne autour est couverte d'hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l'airain et le porphyre; les grues et les machines gémissent dans l'air, et font espérer à ceux qui voyagent vers l'Arabie de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter avant de l'habiter, vous et les princes vos enfants. N'y épargnez rien, grande reine: employez-y l'or et tout l'art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l'enchantement soit tel qu'ils ne paraissent pas faits de la main des hommes; épuisez vos trésors

et votre industrie sur cet ouvrage incomparable; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu'un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison, pour l'embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune. » Si l'on examine avec attention tous les détails de ce beau tableau, on verra que tout y est préparé, disposé, gradué avec un art infini pour produire un grand effet. Quelle noblesse dans le début! quelle importance on donne au projet de ce palais ! que de circonstances adroitement accumulées pour en relever la magnificence et la beauté ! et, quand l'imagination a été bien pénétrée de la grandeur de l'objet, l'auteur amène un påtre, enrichi du péage de vos rivières, qui achète à deniers comptants cette royale maison, pour l'embellir et la rendre plus digne de lui.

Il est bien extraordinaire qu'un homme qui a enrichi notre langue de tant de formes nouvelles, et qui avait fait de l'art d'écrire une étude si approfondie, ait laissé dans son style des négligences, et même des fautes qu'on reprocherait à de médiocres écrivains. Sa phrase est souvent embarrassée; it a des constructions vicieuses, des expressions incorrectes, ou qui ont vieilli. On voit qu'il avait encore plus d'imagination que de goût, et qu'il recherchait plus la finesse et l'énergie des tours que l'harmonie de la phrase.

Je ne rapporterai aucun exemple de ces défauts, que tout le monde peut relever aisément ; mais il peut être utile de remarquer des fautes d'un autre genre, qui sont plutôt de recherche que de négligence, et sur lesquelles la réputation de l'autour pourrait en imposer aux personnes qui n'ont pas un goût assez sûr et assez exercé.

a

N'est-ce pas exprimer, par exemple, une idée peut-être fausse par une image bien forcée et même obscure, que de dire: Si la pauvreté est la mère des crimes, le défaut d'esprit en est le père?,

La comparaison suivante ne paraît pas d'un goût bien délicat: « Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson, entre tête et queue. »

On trouverait aussi quelques traits d'un style précieux et maniéré. Marivaux aurait pu revendiquer cette pensée : « Personne presque ne s'avise de lui-même du mérite d'un autre. »

a

Mais ces taches sont rares dans La Bruyère, on sent que c'était l'effet du soin même qu'il prenait de varier ses tournures et ses images; et elles sont effacées par les beautés sans nombre dont brille son ouvrage.

Je terminerai cette analyse par observer que cet écrivain, si original, si hardi, si ingénieux et si varié, eut de la peine à être admis à l'Académic Française après avoir publié ses Caractères. Il eut besoin de crédit pour vaincre l'opposition de quelques gens de lettres qu'il avait offensés, et les clameurs de cette foule d'hommes malheureux qui dans tous les temps sont importunés des grands talents et des grands succès; mais La Bruyère avai pour lui Bossuet, Racine, Despréaux, et le cri public: il fut reçu. Son discours est un des plus ingénieux qui aient été prononcés dans cette Académie. Il est le premier qui ait loué des académiciens vivants. On se rappelle encore les traits heureux dont il caractérisa Bossuet, La Fontaine et Despréaux. Les ennemis de l'auteur affectèrent de regarder ce discours comme une satire. Ils intriguèrent pour en faire défendre l'impression; et, n'ayant pu y réussir, ils le firent déchirer dans les journaux. On vit éclore une foule d'épigrammes et de chansons où la rage est égale à la platitude, et qui sont tombées dans le profond oubli qu'elles méritent. On aura peut-être peine à croire que ce soit pour l'auteur des Caractères qu'on a fait ce couplet:

Quand La Bruyère se présente,
Pourquoi faut-il crier haro?

Pour faire un nombre de quarante
Ne fallait-il pas un zéro ?

Cette plaisanterie a été trouvée si bonne qu'on l'a renouvelée depuis à la réception de plusieurs académiciens.

Que reste-t-il de cette lutte éternelle de la médiocrité contre le génie? Les épigrammes et les libelles ont bientôt disparu; les bons cuvrages restent, et la mémoire de leurs auteurs est honorée et bénie par la postérité.

Cette réflexion devrait consoler les hommes supérieurs, dont l'envie s'efforce de flétrir les succès et les travaux ; mais la passion de la gloire, comme toutes les autres, est impatiente de jouir : l'attente est pénible, et il est triste d'avoir besoin d'être consolé 1.

(1) On trouva dans les papiers de La Bruyère des Dialogues sur le quietisme, qu'il n'avait qu'ébauchés. Ils étaient au nombre de sept: M. Dupin, docteur de Sorbonne, y en ajouta deux, et publia le tout en 1699. Il peut paraître étonnant d'abord que La Bruyère, homme du monde et simple philosophe, se soit engagé dans une dispute théologique; mais la surprise cesse lorsqu'on vient à songer que dans cette querelle qui divisa l'Eglise et la société, Bossuet combattit les erreurs du quiétisme que semblait défendre Fénelon; que La Bruyère devait sa fortune au premier de ces deux illustres prélats, et qu'il put étre porté par un simple mouvement de reconnaissance à combattre, sous les drapeaux de son bienfaiteur, pour une cause qui paraissait d'ailleurs lui étre étranère. Du reste, les Dialogues sur le Quietisme sont bien peu dignes de son talent. Quelques personnes ont nié qu'il en fût l'auteur; on aimerait à les en croire.

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