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instincts de l'homme sont pervers, sa raison impuissante à découvrir la vérité, sa volonté dépravée. C'est par un don purement gratuit de Dieu que l'homme est remis au rang pour lequel il était fait et dont il est déchu: Dieu seul lui montre la vérité et lui donne la foi, Dieu seul lui montre le bien et lui donne la force de l'accomplir. Encore s'est-il réservé le droit d'élire qui il lui plaît; c'est à son gré, par une sorte de caprice, qu'il prédestine invinciblement les hommes ou au salut, ou au malheur éternel. Telles sont bien les idées qu'expriment tous les écrits de Pascal à cette époque la Prière sur le bon usage des maladies, et quelques Lettres à Jacqueline et à MTM Périer. Ajoutons-y la Lettre sur la mort de son père, qui, bien que postérieure de quelques années et datant de sa vie mondaine, est pleine des mêmes croyances, réapparues en lui sous le coup de la douleur.

«< Heureux, s'écrie Pascal, dans la Prière sur le bon usage des maladies, heureux ceux qui, avec une liberté entière et une pente invincible de leur volonté, aiment parfaitement et librement ce qu'ils sont obligés d'aimer nécessairement. » (v); et il reconnaît humblement, que tout ce qu'il a de bon en lui, lui vient de Dieu seul, «< car les mouvements naturels de son cœur, se portant vers les créatures ou vers lui-même, ne peuvent qu'irriter le Seigneur. » (VI) : « ni la maladie, ni la santé, ni les discours, ni les livres, ni les Ecritures sacrées, ni l'Evangile, ni les mystères les plus saints, ni les aumônes, ni les jeûnes, ni les mortifications, ni les miracles, ni l'usage des Sacrements, ni le sacrifice du Corps de Jésus-Christ, ni tous les efforts de l'homme, ni ceux de tout le monde ensemble ne peuvent rien du tout, si Dieu n'accompagne toutes ces choses d'une assistance tout extraordinaire de sa grâce » (iv), car « le monde est naturellement l'objet des délices de l'homme, bien qu'il sente qu'il ne peut aimer le monde sans déplaire à Dieu, sans se nuire et sans se déshonorer » (v). L'idée de la corruption profonde de l'homme, de la perversité du monde, de la distinction arbitraire des élus et des réprouvés, de la toute puissance de la grâce, voilà, avec des cris de douleur et d'humbles remerciements, toute cette longue prière.

Nous retrouvons les mêmes principes rigides et la même ferveur dans les lettres que Pascal écrivit de Paris à sa sœur Jacqueline en janvier 1648 et que Jacqueline et Pascal écrivirent à M Périer aux mois d'avril et de novembre de la même année 1. On sait que Pascal et Jacqueline, en ce moment à Paris, suivaient régulièrement les sermons de Singlin, et avaient des relations étroites avec PortRoyal. Selon Pascal, «< il n'est point de crime qui ne soit plus injurieux pour Dieu, et plus détestable que d'aimer souverainement les créatures »; et ils ne sont << véritablement parents », Gilberte, Jacqueline et lui, que depuis le jour où ils ont été unis par la gråce. (Avril.) On ne peut, suivant lui, apercevoir « les moyens de salut sans une lumière surnaturelle » (avril); et la seule manière de les connaître, c'est « de les connaître par le mouvement intérieur de Dieu »; par conséquent. remercier les hommes qui se sont entremis pour faire connaître la vérité, c'est

1 Edition FAUGERE. Tome I.

<< former une petite opposition à la vue de Dieu ». (Novembre.) Mais c'est peutêtre la lettre du mois de janvier qui nous peint le mieux la vivacité des sentiments religieux dont il était enflammé. Il y encourage Jacqueline à «< la continuation du grand dessein » que Dieu lui a inspiré, c'est-à-dire à entrer en religion, et nous le saisissons là dans toute la ferveur de son prosélytisme. Il ne se contente pas d'avoir amené sa sœur au jansénisme, il veut encore la pousser plus loin dans la voie de la perfection. La vie religieuse lui semble la seule digne d'une âme à qui Dieu a révélé sa vérité.

La Lettre sur la mort de son père respire d'un bout à l'autre les mêmes sentiments: mépris de la vie, car « tout ce qui est dans les hommes est abominable »; soumission aux décrets de la Providence, car « Dieu n'a pas abandonné ses élus au caprice et au hasard » ; défiance de la nature, car << elle nous tente continuellement, et l'appétit concupiscible désire souvent »; espoir en la grâce de Dieu, car << sans Lui, nous ne pouvons rien faire, et ses plus saintes paroles ne prennent point en nous »; enfin, un effort effrayant pour se détacher des sentiments naturels, pour considérer la mort d'un père « comme une suite indispensable, inévitable, juste, sainte, utile au bien de l'Eglise et à l'exaltation de la grandeur de Dieu, d'un arrêt de sa Providence », pour « vouloir avec Lui, en Lui, et pour Lui, la chose qu'll a voulue ». Et pourtant, Pascal n'est pas encore arrivé au détachement austère de la dernière période de sa vie; il semble que de temps en temps sa volonté fléchisse, et que sa voix faiblisse dans la récitation de ces durs conseils, quand il invite ses sœurs à reporter chacune sur l'autre et sur lui l'amour qu'ils avaient pour leur père et à « hériter de l'affection qu'il leur portait, pour s'aimer encore plus cordialement s'il est possible ».

Nous avons une autre preuve de l'ardeur de ses croyances, dans l'affaire de Jacques Forton, dit Saint-Ange (février-avril 1647). Cet ancien religieux 1, conversant avec quelques jeunes gens, avait soutenu, entre autres thèses suspectes: <«< qu'un esprit vigoureux peut, sans la foi, parvenir par son raisonnement à la connaissance de tous les mystères de la religion, que la foi n'est, aux faibles, qu'un supplément au défaut de leur raisonnement, etc..... » Ces opinions devaient évidemment révolter l'esprit de Pascal: elles contredisaient cette séparation de la raison et de la foi qui lui était si chère; et rendaient inutile l'intervention de la grâce, pour la conversion des hommes. Aussi n'est-il pas étonnant qu'il se soit opposé de tout son pouvoir à la propagation de ces doctrines et qu'il ait poursuivi âprement Saint-Ange jusqu'à que ce dernier les eût désavouées. Il est même curieux de voir combien son zèle dépassa celui de J.-P. Camus, évêque de Belley, et suppléant de Mgr de Harlay; l'archevêque de Rouen paraît presque avoir eu peur de Pascal, et il semble, à vrai dire, plus désireux de le satisfaire que personnellement préoccupé de cette hérésie. Il est bien certain, du reste, que,

'Cf CH. URBAIN. Un épisode de la vie de J.-P. Camus et de Pascal. Revue d'histoire littéraire. 15 janvier 1895. Cet article complète celui de COUSIN sur le même sujet. Bibliothèque de l'Ecole des Chartes, 7 octobre 1843.

comme le dit sa sœur, Pascal s'est proposé uniquement de « détromper Fr. Saint-Ange lui-même, et de l'empêcher de séduire les jeunes gens », et la sincérité de son désintéressement doit un peu excuser le trop grand acharnement qu'il mit dans cette affaire. Le sentiment du devoir qui le rend ici persécuteur, est le même qui plus tard fera de lui un martyr.

Ce n'est point cependant qu'il en fût déjà à mépriser entièrement la raison. S'il niait qu'elle eut assez d'autorité dans les matières de la foi, il en reconnaissait du moins la puissance dans le domaine qui lui appartient, et la regardait même comme un auxiliaire quelquefois utile de la foi. Il soutenait à M. Rebours, disciple de Saint-Cyran, « que l'on peut, suivant les principes mêmes du sens commun, démontrer beaucoup de choses que les adversaires disent lui être contraires, et que le raisonnement bien conduit portait à les croire quoiqu'il faille les croire sans l'aide du raisonnement. » Tout en la maintenant à la seconde place, il n'anéantissait donc pas encore la raison en face de la foi.

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Si d'ailleurs il n'adoptait pas les principes du cartésianisme, toujours est-il qu'il continuait d'en appliquer la méthode. Sans doute, il est opposé à la « matière subtile » de Descartes, mais dans l'entrevue qu'il eut avec le philosophe au mois de septembre 1647, il s'en attira cet éloge « qu'il parlait avec raison * » et qu'on avait plaisir à discuter avec lui. De plus, dans tout le cours de sa polémique avec le P. Noël, il emploie une méthode et professe des principes tout cartésiens: l'indépendance de la raison dans la science et dans l'étude des phénomènes naturels : « Nous réservons pour les mystères de la foi que le SaintEsprit lui-même nous a révélés cette soumission d'esprit qui porte notre croyance à des mystères cachés aux sens et à la raison » la seule autorité de l'évidence: « On ne doit jamais porter un jugement décisif..... que ce que l'on affirme ne paraisse si clairement et si distinctement de soi-même aux sens et à la raison..... que l'esprit n'ait aucun moyen de douter de sa certitude (et c'est ce qu'on appelle axiômes.....) ou qu'il ne se déduise par des conséquences infaillibles et nécessaires des axiômes, etc. » et par suite le rejet de toute autre autorité sinon en matière d'histoire ou de foi : « Sur les sujets de cette matière, nous ne faisons aucun fondement sur les autorités..... nous n'y avons nul égard que dans les matières historiques. » Et il le répète encore dans son Récit d'expériences sur l'équilibre des liqueurs : « Il n'est pas permis de nous départir légèrement des maximes que nous tenons de l'antiquité, si nous n'y sommes obligés par des preuves indubitables et invincibles. Mais, dans ce cas, je tiens que ce serait une extrême faiblesse de s'en faire le moindre scrupule. » Voilà certes des professions de foi qui ne sont pas d'un pyrrhonien, ni d'un ennemi de la raison.

Il y a même une contradiction singulière entre les préceptes du jansénisme et son amour pour la science, comme entre les affirmations de Marguerite Périer. et la vérité des faits. Dans tous ses écrits, et notamment dans son traité : De la

Lettre à Jacqueline, 1 janvier 1648.

2 Lettres, opuscules, etc. Lettre de Jacqueline, 25 septembre, p. 310.

Réformation de l'homme intérieur, que Pascal avait lu, nous dit-on, Jansénius attaque très vivement les trois concupiscences et, entre autres, la concupiscence du savoir, libido sciendi. Il y blame « cette recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu'il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement »; car «< lorsque nous sommes revenus à nous-mêmes, e: que nous nous élevons pour contempler cette beauté incomparable de la vérité éternelle, où réside la connaissance certaine et salutaire de toutes les choses, cette multitude d'images et de fantômes, dont la vanité a rempli notre esprit et notre cœur, nous attaque et nous porte en bas. » De son côté, Marguerite Périer écrit : « [Pascal] comprit que la religion chrétienne oblige à ne vivre que pour Dieu, à ne rechercher que lui, à ne travailler que pour lui plaire..... Il résolut de terminer les curieuses recherches auxquelles il s'était appliqué tout entier jusqu'alors, pour ne penser qu'à l'unique chose que JésusChrist appelle nécessaire. Il ne fit plus d'autre étude que celle de la religion. » Or, dans cette période de ferveur, où il aurait dû ne pas s'occuper, et où l'on nous dit qu'il ne s'est pas occupé des sciences, nous le voyons, au contraire, y travailler sans cesse. En 1646, il répète à Rouen, avec M. Petit, les expériences que Torricelli avait faites en Italie et prouve la pesanteur de l'air; et c'est l'année de sa conversion. En 1647, il publie ses Nouvelles expériences sur le vide, il a des entrevues et des discussions scientifiques avec Descartes, il soutient une polémique avec le P. Noël, il entretient Le Pailleur de ses théories sur le vide, il prie M. Périer de faire des expériences sur le Puy-de-Dôme; et c'est l'année où il donne libre carrière à l'intempérance de son zèle contre le frère Saint-Ange, l'année où, probablement, il écrit la Prière sur le bon usage des maladies. En 1648, il est toujours en discussion avec le P. Noël, il s'occupe des expériences dont son beau-frère lui a enfin transmis la relation, il publie son Récit de quelques expériences sur l'équilibre des liqueurs; — et c'est l'année où il écrit à ses sœurs des lettres qui respirent un tel détachement du monde, où il accompagne Jacqueline aux sermons de Singlin et se met en relations directes avec Port-Royal, l'année où il pousse sa sœur au couvent et se charge de demander lui-même l'autorisation paternelle. Ajoutors que de 1647 à 1651, il travaille à son Traité du Vide dont il nous reste un fragment de préface, qu'il continue à perfectionner la Machine arithmétique, et qu'il obtient, en 1649, un privilège royal, pour s'en réserver la gloire et le profit exclusifs. Et non seulement il s'occupe de sciences; mais on dirait qu'il s'y donne tout entier 1: il était d'ailleurs difficile qu'il en fût autrement, avec le caractère ardent que signalent chez lui tous ceux qui l'ont connu. On sait quelle vivacité de ton atteignit sa polémique avec le P. Noël, et quelle force il mit à soutenir ses idées qui sont aussi celles de Descartes et des savants modernes. Enfin, dans sa Lettre

1 Lisez la Préface du Récit des expériences sur le vide et remarquez combien s'y montre l'orgueil de sa découverte.

à Le Pailleur sur le même sujet, il use parfois d'une ironie 1 qui annonce par avance les Provinciales et qui prouve du moins l'importance extrême qu'il attachait à ces études.

Comment expliquer ces contradictions? Je crois d'abord que le témoignage de Marguerite Périer doit être en partie rejeté : quand elle dit que, dès sa première conversion, << il ne fit plus d'autre étude que celle de la religion », évidemment elle se trompe. Il en est de même de M Périer qui écrit : « Dès ce temps-là, il renonça à toutes les autres connaissances pour s'attacher uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire. » Elles n'ont pas exactement observé la différence des temps et ont attribué à cette première conversion un caractère que la seconde a eu seule. C'est à partir de 1656, après l'extase, après le miracle, que Pascal a définitivement méprisé la science et projeté d'écrire « contre ceux qui approfondissent trop les sciences ». Jusque-là, il aura cru pouvoir concilier la recherche des vérités scientifiques avec ses croyances religieuses, comme il conciliait la raison et la foi. Il ne se sera pas plus fait de scrupule d'étudier les lois de la nature, quoique janséniste, que son ami le janséniste Domat ne s'en est fait d'étudier les lois civiles. Il n'aura pas poussé jusqu'au bout la logique de ses doctrines, et il se sera refusé à voir les conséquences extrêmes, et pénibles pour lui, de ses principes étroits. Ou bien, peut-être croyait-il déjà à l'inutilité des sciences et comprenait-il l'opposition qu'il y a entre le jansénisme pur et la curiosité profane, mais sans pouvoir résister au démon de la géométrie et de la physique, à l'amour

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<< Comme une grande suite de belles choses devient ennuyeuse par sa propre longueur, je crois que le P. Noël s'est ici lassé d'en avoir tant produit; et que, prévoyant un pareil ennui à ceux qui les auraient vues, il a voulu descendre d'un style plus grave dans un moins sérieux, pour les délasser par cette raillerie, afin qu'après leur avoir fourni tant de choses qui exigeaient une admiration pénible, il leur donnât par charité un sujet de divertissement. J'ai senti le premier l'effet de cette bonté, et ceux qui verront sa lettre ensuite l'éprouveront de même; car il n'y a personne, qui, après avoir lu ce que je lui avais écrit, ne rie des conséquences qu'il en tire, et de ces antithèses opposées avec tant de justesse qu'il est aisé de voir qu'il s'est bien plus étudié à rendre ses termes contraires les uns aux autres, que conformes à la raison et à la vérité. » Et plus loin: « Voilà quelle est sa seconde pensée; et quoiqu'il semble qu'il y ait peu de différence entre cette matière et celle qu'il y plaçait dans sa première lettre, elle est néanmoins plus grande qu'il ne parait. Voici en quoi. Dans sa première pensée, la nature abhorrait le vide et en faisait ressentir l'horreur : dans la seconde, la nature ne donne aucune marque de l'horreur qu'elle a pour le vide et ne fait aucune chose pour l'éviter. Dans la première, il établissait une adhérence mutuelle entre tous les corps de la nature; dans la seconde, il ôte toute cette adhérence et tout le désir d'union. Dans la première, il donnait une faculté attractive à cette matière subtile; dans la deuxième, il abolit toute cette attraction active et passive. Enfin, il lui donnait beaucoup de propriétés dans sa première, dont il la frustre dans la deuxième : si bien que, s'il y a quelques degrés pour tomber dans le néant, elle est maintenant au plus proche, et il semble qu'il n'y ait que quelques restes de préoccupation [c'est à dire de prévention qui l'empêche de l'y précipiter. >>

2 Cf Pensée, 942.

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