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invincible pour la science dont il était dominé. Il a parlé quelque part 1 des preuves métaphysiques « qui frappent peu et qui ne servent aux hommes que dans l'instant qu'ils voient la démonstration, car, une heure après, ils craignent de s'être trompés ». Peut-être en est-il de même de son mépris systématique pour les sciences. Quand il lisait Jansénius, quand il écoutait Singlin, quand, sous le coup de la souffrance, il écrivait sa Prière sur le bon usage des maladies, alors certes i méprisait bien sincèrement la science. Mais, une fois ces moments d'ardeur passés, après quelque intervalle écoulé, l'exemple de son père moins rigide que lui, les lettres des savants ses correspondants, la nouveauté des théories proposées, l'étrangeté des faits récemment découverts, l'originalité d'un problème, tout cela le tentait, sollicitait invinciblement son esprit (comme le fit plus tard la Roulette, à une époque cependant où il était bien désabusé), et il se laissait aller à s'occuper de la science, se flattant peut-être que c'était la dernière fois.

Mais que l'on adopte l'une ou l'autre de ces hypothèses, un fait reste certain son jansénisme, si fervent qu'il pût être, n'avait pas encore pénétré jusqu'à la partie la plus intime de son âme; Pascal ne l'avait pas converti pour ainsi dire en son sang et en sa chair; tout au fond de son cœur, la jeunesse, la nature, les instincts irrésistibles de l'homme s'agitaient sourdement. En dépit de ses efforts, il n'était point parvenu à cet idéal que, dans son exagération passionnée, il appelle l'« abêtissement ». Et c'est pour cela qu'il a pu pendant quelque temps encore échapper à la contrainte de ses théories: il y a en lui quelque chose qui répugne à mourir au monde, et avant la dernière et définitive victoire de sa volonté, son cœur veut un moment s'épanouir et fleurir à la vie.

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de Méré: le monde et les lettres: la rhétorique de Pascal: le Discours sur les passions de l'amour. Le « libertinage » au XVIIe siècle : attiédissement du sentiment religieux de Pascal.

En effet, tout engagé qu'il ait paru un moment dans la voie du salut, il ne laissa point cependant de revenir peu à peu au monde. Il se détendit quelque peu de la sévérité de ses principes et de la rigidité de sa conduite; comme dit plus tard le recueil d'Utrecht « il regarda un peu derrière lui ». « L'application

1 Cf Pensée, 544.

prodigieuse qu'il avait donnée aux sciences lui avait causé diverses incommodités. qui engagèrent les médecins à lui ordonner de quitter toute étude..... Il s'engagea insensiblement à revoir le monde, à jouer, à se divertir pour passer le temps 1. » C'est là une des périodes les plus intéressantes de la vie de Pascal et dont la pleine connaissance jetterait un grand jour et sur le reste de sa vie et sur ses écrits. Suivant l'idée que l'on se fait de son genre de vie entre 1649 et 1654, on est en effet porté à retrouver dans les Pensées une inspiration toute différente : on y voit ou la démarche suprême d'un sceptique, effrayé du néant où il s'égare et qui recourt désespérément à la foi, ou la conversion d'un « libertin »>, ou un simple retour à la ferveur janséniste après un instant d'attiédissement de la foi et de sécheresse de cœur. Et ce qu'on lit, ce qu'on croit deviner dans les phrases inachevées et entre les lignes des Pensées, varie naturellement suivant que l'on admet l'un ou l'autre. Ce qui rend la question plus difficile, c'est qu'il nous reste de lui peu d'écrits authentiques, dans lesquels nous puissions retrouver l'état de son esprit et de ses croyances à cette époque: nous en sommes réduits au témoignage de ses deux sœurs. Or, si le jansénisme plus tendre de MTM Périer la pousse à jeter un voile sur les erreurs de son frère mort, le jansénisme intransigeant de Sœur Euphémie la pousse au contraire à user de bien grands mots en parlant de ses égarements. Toutes deux sont donc un peu suspectes et la vérité doit être entre les atténuations de l'une et les exagérations de l'autre.

C'est par degrés que Pascal en vint au point d'inspirer de si vives inquiétudes à sa sœur Jacqueline. Son zèle a même dù commencer à se relâcher du vivant et du consentement de leur père, tout janséniste que fût ce dernier. Etienne Pascal avait appris avec un mélange de joie chrétienne et de douleur paternelle que sa fille voulait se faire religieuse. Ses sentiments de père furent les plus forts il lui opposa un refus formel, blàma vivement Pascal d'avoir encouragé sa sœur, et s'efforça de les ramener tous deux à la vie de la société. Du mois de mai 1649 au mois de juin 1650, il emmena ses enfants en Auvergne. Il espérait que, dans ce pays, où il avait beaucoup de parents et de relations, où il aurait beaucoup de visites à faire et à recevoir, ses enfants seraient contraints de vivre au milieu du monde et y reprendraient goût. Ses projets furent déçus par la fermeté de sa fille: elle suivit dès lors un régime tout monacal où se fortifia sa vocation; mais ils réussirent du moins pour Blaise. Désœuvré, privé par l'ordre des médecins de ses occupations ordinaires, il se lança pour se distraire dans la société de Clermont. Il y tint sa place parmi les beaux esprits de la ville, s'il faut en croire Fléchier qui nous le représente fort empressé auprès de la « Sapho du pays ». Une fois de retour à Paris, il continua. Sans doute, le chagrin qu'il eût de la mort de son père, le ramena quelque temps aux pensées de l'ascétisme le plus austère. Mais cette mort le laissait seul puisque Gilberte était mariée et

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1 Mm PERIER. Vie de Pascal.

2 M PÉRIER. Vie de Jacqueline.

3 Mémoires sur les grands jours d'Auvergne.

que Jacqueline entrait à Port-Royal malgré les efforts qu'il faisait pour l'en empêcher. Il se laissa entraîner par son ennui et par ses amis, il s'abandonna à l'élan de sa jeunesse trop tôt et trop violemment comprimée.

Ce fut précisément dans cette année 1651, semble-t-il, qu'il entra en relations de plus en plus étroites avec le jeune duc de Roannez. Leur liaison fut bientôt si intime qu'il eut une chambre à l'hôtel de son « cher ami », qu'il l'accompagna dans un voyage à son gouvernement du Poitou 1, et qu'il se crut plus tard obligé de lui demander permission, quand il voulut se retirer du monde. Par l'intermédiaire du duc, il se trouva introduit dans la société du chevalier de Méré, le grand maître de la politesse, et le professeur des belles manières du temps, du joueur Miton, du « libertin » Des Barreaux, de la duchesse d'Aiguillon, et de M" de Sablé. Grâce aux uns et aux autres, le savant reparut et le mondain apparut en lui.

Son amitié avec le duc de Roannez était née d'une communauté de goûts et d'études scientifiques. Les quelques mois de repos qu'il avait pris lui permirent de revenir à ses travaux. Son enthousiasme semble même s'accroître. Dans la Lettre qu'en 1650 il adresse à la reine Christine en lui envoyant sa Machine, il fait un magnifique éloge de la science. Il y compare le pouvoir des savants sur les esprits inférieurs à celui des rois sur leurs sujets, et ce n'est pas le pouvoir des rois qu'il met au premier rang : « Ce second empire [des savants] me paraît d'un ordre d'autant plus élevé, que les esprits sont d'un ordre plus élevé que les corps et d'autant plus équitable qu'il ne peut être départi et conservé que par le mérite, au lieu que l'autre peut l'être par la naissance, ou par la fortune. » Pour le moment, il ne trouve rien à mettre au-dessus de la gloire de la science: le temps n'est pas venu encore, où il proclamera que la distance des corps aux esprits n'est rien en présence de la distance «< infiniment plus infinie, des esprits à la charité », et où il abîmera la grandeur d'Archimède devant la sainteté de Jésus-Christ. En 1651, il écrit plusieurs lettres à M. de Ribeyre pour se défendre d'avoir dépouillé Torricelli de ses découvertes, et pour réfuter les thèses de quelques Jésuites qui l'en accusaient : il y annonce aussi qu'il a achevé le Traité sur le vide. En 1653, il compose ses traités De l'équilibre des liqueurs, et De la pesanteur de la masse de l'air. En 1654, il présente dix Mémoires à l'Académie des sciences, et entretient avec Fermat une discussion par lettres sur les jeux de hasard et le calcul des probabilités. Il était donc tout à la science.

D'ailleurs, le fragment que nous possédons de son Traité du vide nous montre le fort cartésien. Il s'y occupe moins du vide en lui-même que de graves questions de méthode. Comme Descartes, il met à part la religion et les faits surnaturels, mais proclame en tout le reste l'indépendance de la raison: comme

1 Cf F′ ColleT. In fait inédit de la vie de Pascal.

? Cf Pensées, 138.

3 La dédicace exacte est: Celeberrima Matheseos Academiæ Parisiensi. Car l'Académie des sciences ne fut officiellement fondée qu'en 1666.

lui, il affiche un certain dédain des études historiques et dénie toute valeur aux témoignages des anciens dans les choses d'observation et de raisonnement; il n'est pas jusqu'à ce passage obscur, sur «<l'incertitude des choses les plus vraisemblables si elles ne sont pas comprises dans les Livres sacrés» qui ne paraisse correspondre à cette théorie de Descartes: le principe de l'évidence « n'est assuré qu'à cause que Dieu est, ou existe1». Du reste, il n'y a pas là une simple rencontre d'opinions. Pascal, à cette époque, était bien un disciple de Descartes : << Descartes que vous estimez tant », lui dit Méré dans sa lettre. Et comme nous savons qu'il rejetait cependant certaines doctrines du philosophe (matière subtile, << manière d'expliquer toutes choses »), il apparaît que son admiration s'adresse surtout à la méthode rationnelle inaugurée par Descartes. Ce trait est à noter, car il persistera même chez l'auteur des Pensées, contempteur de la science et de la philosophie, on retrouvera les habitudes d'esprit du géomètre et du logicien. Mais le grand avantage qu'il retira de ces liaisons, ce fut de faire son apprentissage du monde. Jusqu'alors, en effet, il n'avait point eu d'occasions de se former à l'élégance et aux belles manières. A son premier séjour à Paris (1631-1639), il était bien jeune pour s'instruire du bel usage; puis, Etienne Pascal, voyait plutôt les savants, gens de bonne compagnie mais de vie bourgeoise, que les courtisans ou les grands seigneurs, et sa disgrace momentanée (1638-1639) n'était pas pour favoriser l'éducation mondaine de son fils. De seize à vingt-cinq ans (1639-1648), le jeune homme était resté à Rouen, fréquentant surtout chez les familles des conseillers du Parlement, que j'imagine peu au courant de la mode parisienne et des élégances du Louvre. Il était bien revenu à Paris pour y demeurer de 1648 à 1649; mais il ne voyait alors que Port-Royal. Aussi ne nous étonnerons-nous pas qu'en débutant dans le monde il s'y soit montré à la fois trop géomètre et trop provincial. Dans la lettre fameuse qu'il lui a adressée, Méré lui reproche en effet de causer comme on démontre, et de mettre ses idées ou les idées des autres en forme de théorème; et, dans le Traité de l'esprit où il semble bien faire allusion à Pascal, il le représente comme un grand mathématicien, mais « qui ne sait que cela » et « qui n'a pas les agréments du monde ? ».

1 Discours de la méthode. Partie IV.

2 Cf F COLLET. Un fait inédit de la vie de Pascal. Je crois bon de citer ici quelques passages importants de cette lettre de Méré. « Vous souvenez-vous de m'avoir dit une fois que vous n'étiez plus si persuadé de l'excellence des mathématiques ? Vous m'écrivez à cette heure que je vous en ai tout à fait désabusé et que je vous ai découvert des choses que vous n'eussiez jamais vues si vous ne m'eussiez connu. Je ne sais pourtant, Monsieur, si vous m'ètes si obligé que vous le pensez. Il vous reste encore une habitude que vous avez prise en cette science. à ne juger de quoi que ce soit que par vos longues démonstrations, qui le plus souvent sont fausses. Ces longs raisonnements. tirés de ligne en ligne, vous empêchent d'abord d'entrer en des connaissances plus hautes, qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là un grand avantage, car lorsqu'on a l'esprit vif et les yeux fins. on remarque à la mine et à l'air des personnes qu'on voit quantité de choses qui

A cette époque donc, Pascal n'était pas encore cet << honnête homme » dont on ne peut dire «< ni : il est mathématicien, ni : prédicateur, ni : éloquent; mais : il

peuvent beaucoup servir; et si vous demandiez, selon votre coutume, à celui qui sait profiter de ces sortes d'observations, sur quels principes elles sont fondées, peut-être vous dirait-il qu'il n'en sait rien, et que ce ne sont des preuves que pour lui. Vous croyez d'ailleurs que, pour avoir l'esprit juste et ne pas faire un faux raisonnement, il vous suffit de suivre vos figures sans vous en éloigner: et je vous iure que ce n'est presque rien non plus que cet art de raisonner par les règles, dont les petits esprits et les demi-savants font tant de cas. Le plus difficile et le plus nécessaire pour cela dépend de pénétrer en quoi consistent les choses qui se présentent, soit qu'on veuille les opposer ou les comparer, ou les assembler ou les séparer, et dans les discours, en tirer des conséquences bien justes. Vos nombres ni ce raisonnement artificiel ne font pas connaître ce que les choses sont : il faut les étudier par une autre voie; mais vous demeurez toujours dans les erreurs où les fausses démonstrations de la géométrie rous ont jeté, et je ne vous croirai point tout à fait guéri des mathématiques, tant que vous soutiendrez que ces petits corps, dont nous disputâmes l'autre jour se peuvent diviser jusques à l'infini..... Je vous apprends que dès qu'il entre tant soit peu d'infini dans une question, elle devient inexplicable, parce que l'esprit se trouble et se confond de sorte qu'on en trouve mieux la vérité par le sentiment naturel que par vos démonstrations..... Vous savez que j'ai découvert dans les mathématiques des choses si rares que les plus savants des anciens n'en ont jamais rien dit, et desquelles les meilleurs mathématiciens d'Europe ont été surpris. Vous avez écrit sur mes inventions, aussi bien que M. Huguens Huygens, M. de Fermat et tant d'autres qui les ont admirées. Vous devez juger par là que je ne conseille à personne de mépriser cette science, et. pour dire le vrai, elle peut servir pourvu qu'on ne s'y attache pas trop; car d'ordinaire ce qu'on y cherche si curieusement me paraît inutile, et le temps qu'on y donne pourrait être mieux employé. Il me semble aussi que les raisons qu'on trouve en cette science, pour peu qu'elles soient obscures ou contre le sentiment, doivent rendre les conséquences qu'on en tire fort suspectes. surtout. comme je l'ai dit, quand il s'y mêle de l'infini..... Il faut se souvenir que le bon sens ne se trompe guère, et qu'à la réserve des choses surnaturelles, tout ce qui le choque est faux..... Nous ignorons plusieurs choses dont nous ne devons parler que douteusement, comme nous en connaissons beaucoup d'autres que nous pouvons décider.....: doutons si la lune cause le flux et le reflux de l'océan, si c'est la terre ou le ciel qui tourne, et si les plantes qu'on nomme sensitives ont du sentiment; mais assurons que la neige nous éblouit, que le soleil nous éclaire et nous échauffe et que l'esprit et l'honnêteté sont au-dessus de tout..... Du reste, vous espérez de connaître tout à force d'étudier le monde, je veux dire le monde naturel, dans la simplicité qu'il a plu à Dieu de le créer; car, pour le monde artificiel qui dépend des institutions des hommes, vous le négligez à comparaison de l'autre et je vous en sais bon gré. Aussi je prends garde que les gens de ce monde artificiel ne se mettent pas en peine de l'autre, et, lorsqu'on leur en parle, c'est un langage qui les surprend. Mais je vous avertis qu'outre ce monde naturel qui tombe sous la connaissance des sens, il y en a un autre invisible, et que c'est dans celui-là que vous pouvez atteindre à la plus haute science. Ceux qui ne s'informent que du monde corporel jugent pour l'ordinaire fort mal, et toujours grossièrement, comme Descartes que vous estimez tant..... »

Dans cette lettre - d'un ton un peu bien cavalier -- nous trouvons de précieux renseignements sur les idées de Pascal à cette époque et sur le genre de conseils que Méré a pu lui donner. N'y trouvons-nous pas aussi le germe de certaines Pensées, sur l'esprit de finesse et de géométrie (639), par exemple, peut-être aussi sur les trois mondes échelonnés de la matière, de l'esprit et de la charité (138) etc. ?

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