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sa conscience, qu'il se trouvait détaché de toutes choses, d'une tel.e manière qu'il ne l'avait jamais été de la sorte, ni rien d'approchant ». Et, depuis ce jour, il lui fit des visites « si fréquentes et si longues qu'il semblait qu'elle n'avait plus d'autre ouvrage à faire que de l'entretenir ». Mais, malgré ces bonnes dispositions, tout n'était point fini; son esprit combattu ne pouvait se détacher du monde : « il était, disait-il, dans un si grand abandonnement du côté de Dieu, qu'il ne sentait aucun attrait de ce côté là », et il se plaignait de ne point sentir en lui «<le mouvement de l'esprit de Dieu ». Dans cet état pénible, il ne pouvait trouver le bonheur ni dans le monde ni dans la religion : l'un le fatiguait et inquiétait sa conscience tourmentée, l'autre n'avait encore point de charme pour lui, et lui laissait toute sa sécheresse de cœur. Pour nous servir des termes dont il use dans son opuscule Sur la conversion du pécheur: « Un scrupule continuel combattait son âme dans la jouissance..... des choses où elle s'abandonnait auparavant avec une pleine effusion de cœur; mais elle trouvait encore plus d'amertume dans les exercices de piété que dans les vanités du monde. » C'est apparemment le souvenir de ces luttes qui lui faisait dire plus tard: << Il est vrai qu'il y a bien de la peine en entrant dans la piété..... Notre cœur se sent déchiré entre des efforts contraires, etc. 1. »

Ces troubles continuels trouvèrent enfin leur terme, le 23 novembre 1654, dans l'extase qu'il eut, le soir, entre dix heures et demie et minuit. Cette extase n'a donc pas été la cause mais bien plutôt le couronnement de sa conversion. Elle fait connaître la date où cessèrent définitivement ses incertitudes, où furent rompues sans retour les dernières de ces « horribles attaches » qui le retenaient au monde à partir de ce jour, il vit clairement le but fuyant qu'il cherchait en vain jusqu'alors. Mais, si le sens et la portée de cet évènement ne sauraient être douteux, il n'en est pas ainsi de sa nature même. L' « Amulette » est-elle simplement la formule écrite des fermes résolutions que Pascal aurait prises après une méditation nocturne, et qu'il tenait à conserver toujours sous ses yeux? Y a-t-il quelque chose de plus, et serait-ce le pieux monument d'une grâce toute spéciale qu'il aurait tenue de la bonté de Dieu, d'un ravissement? La vue seule du fac-simile du papier trouvé dans les habits de Pascal suffit à prouver qu'il ne s'agit point simplement d'un acte de bon propos. Ce mot Feu détaché au début, cette croix radiée qui domine, ces cris « joie, joie, pleurs de joie!», cet appel << mon Dieu me quitterez-vous? », tout cela ne peut s'expliquer si l'on n'admet qu'après une méditation intense et une oraison passionnée, il se sentit en quelque sorte en présence de Dieu. Et, dans le Mystère de Jésus, ce dialogue que Pascal engage avec son Sauveur n'est-il point un souvenir de cette première entrevue, où il se serait directement entretenu avec le Dieu vivant « d'Abraham, d'Isaac et de Jacob? » C'est ce ravissement qui a fait cesser en lui la sécheresse de l'âme dont

1 Pensées, 259.

2 Je ne vois rien là, quoi qu'en ait pu dire M. Lelut, qui ressemble à une hallucination.

il se plaignait à sa sœur, et qui aura mis enfin d'accord son cœur touché et sa raison convaincue. Il est vrai qu'entre la nuit du 23 novembre et la résolution définitive qu'il a prise de se retirer du monde il s'est écoulé quinze jours (car c'est le sermon de Singlin (8 décembre) qui l'y a déterminé). Mais, tout éclairé qu'il fût sur le but qu'il devait poursuivre, il pouvait hésiter sur les voies à prendre, se demander s'il lui fallait édifier le monde par son exemple, ou se sanctifier luimême dans la solitude. Ce sermon, où il vit une application providentielle à son propre état, lui parut un avertissement d'en haut auquel il devait se soumettre. Ces quinze jours d'indécision ne prouvent donc point qu'il ne fût pas alors entièrement converti, et ne doivent rien ôter de son importance extrême à la nuit de l'extase.

Cependant, tout en renonçant au monde, il n'avait pas encore, semble-t-il, abjuré les vanités de l'esprit. « Il était revenu au vain amour des sciences », dit l'historien de Port-Royal 1. Singlin, après avoir accepté de diriger sa conscience sur les instances de sœur Euphémie, « l'avait exhorté à faire un voyage à la campagne, pour être plus à soi qu'à Paris, où le duc de Roannez, son intime ami. l'occupait beaucoup ». Pascal s'était retiré dans une des maisons de M. de Luynes : puis, ne se trouvant pas assez seul, il avait demandé une cellule à Port-Royal. Or Port-Royal, à cette époque, était tout cartésien, et M. de Liancourt, Arnauld, Nicole, qui s'occupaient de science, appliquaient dans leurs discussions de logique, de géométrie, de physique, les principes tout cartésiens que ces derniers ont exposés plus tard dans la Logique de Port-Royal. Peut-être Pascal se crut-il autorisé par l'exemple de chrétiens si austères et de jansénistes si éclairés à s'occuper encore des sciences; car il semble que ce soit à cette époque, qu'il écrivit les deux fragments De l'esprit géométrique. Il y fait assez ouvertement ses réserves sur la doctrine de Descartes; il y amoindrit le pouvoir de la raison, dans les choses humaines, puisque « tout ce qu'il y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire, non par la preuve, mais par l'agrément », — dans les choses divines, puisque << Dieu ne verse ses lumières dans les esprits qu'après avoir dompté la rebellion de la volonté, par une douceur toute céleste qui la charme et qui l'entraîne ». Et pourtant, il y professe encore une haute estime pour la géométrie, et lui fait la part assez belle.

Il ne renonçait point non plus à la philosophie; et même il y était ramené par ses conversations avec MM. de Port-Royal. « M. de Saci, dit Fontaine, dans ses Mémoires, crut devoir mettre M. Pascal sur son fond et lui parler des lectures de philosophie dont il s'occupait le plus..... M. Pascal lui dit que ses deux livres les plus ordinaires avaient été Epictète et Montaigne, et lui fit de grands éloges de ces deux esprits. » Dans cet Entretien que nous a conservé Fontaine, Pascal semble encore faire cas de ces « études philosophiques dont les chrétiens retirent si peu d'utilité ». Assurément, il met en pleine lumière la contradiction de ces deux systèmes, qui ne voient l'un que la grandeur, l'autre que la bassesse de

1 Tome III.

l'homme; il manifeste «< une grande joie de voir la superbe raison si invinciblement froissée par ses propres armes » ; il insiste sur l'idée que seule la religion chrétienne peut résoudre ces contrariétés, et concilier le Manuel avec les Essais: mais du moins il reconnaît que ces contrariétés mêmes ont un bon résultat, puisqu' <<< elles l'ont conduit à la véritable religion »; et, dans l'allure générale de l'exposé, dans le ton dont il s'exprime, il conserve encore une certaine modération qu'il n'aura plus, quand il s'écriera un jour : « Quelle chimère est-ce donc que l'homme!..... cloaque d'incertitude et d'erreur. » C'est que, après la victoire qu'il venait enfin de remporter sur le monde et sur lui-même, un grand apaisement s'était fait en lui. Délivré des remords qui le tourmentaient auparavant, heureux de se retrouver en union de sentiments avec ceux qu'il aimait, désormais sûr de la voie dans laquelle il allait s'engager, il avait acquis la joie et la sérénité chrétiennes, et son bonheur s'accroissait du souvenir de ses angoisses passées. « J'ai, lui écrivait Jacqueline le 19 janvier 1655, j'ai autant de joie de vous trouver gai dans la solitude, que j'avais de douleur quand je voyais que vous l'étiez dans le monde je ne sais néanmoins comment M. Singlin s'accommode d'un pénitent si réjoui. » Pour que la foi de Pascal prenne un caractère plus ascétique et plus sombre, il faudra qu'elle soit surexcitée par la contradiction, enflammée encore par le miracle de la Sainte-Epine, attristée par la persuasion où il sera que les autres hommes se damnent, et qu'il ne peut guère pour leur salut.

La joie de Port-Royal tout entier avait été grande à la conversion de Pascal ; et ce triomphe dut consoler un peu les jansénistes des persécutions qu'ils commençaient à souffrir. Pour le dogme, ils soutenaient une doctrine suspecte et contre laquelle s'élevaient beaucoup de théologiens; pour la discipline, ils prèchaient une réforme intérieure de l'Eglise par un retour à l'austérité des premiers âges; et le clergé, comme les fidèles, refusait en général de les suivre. Pascal avait naturellement embrassé ces idées avec son emportement habituel. Dans sa Comparaison des chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui (1655 ?), il insiste avec amertume sur le relâchement extrême de l'Eglise et voudrait y porter remède. Mais c'est dans les Provinciales que se trouvent au plus haut point unies ces deux exigences d'ailleurs connexes du jansénisme : la réforme du dogme et la réforme de la morale. En effet, si douze Provinciales sont consacrées à la question de la casuistique et de la morale facile, il y en a sept qui sont exclusivement remplies par la théorie de la grâce. Sans doute, les Provinciales qui traitent de la morale ont, dans la suite. paru être les plus importantes et exercer l'influence la plus vive mais leur succès tient assurément à des causes où la théologie et la morale n'ont qu'une part assez restreinte : leur mérite littéraire a séduit les connaisseurs; les ennemis des Jésuites les ont portées aux nues, pour ébranler le crédit de la puissante Société; les ennemis du christianisme en ont tiré parti pour discréditer l'Eglise elle-même, la confession et la direction de conscience. Mais si Pascal a jugé utile à sa cause de faire dans ces douze lettres une diversion efficace contre l'adversaire, on peut être certain que celles où il expose le dogme Janséniste de la grâce ne sont point à ses yeux les moins importantes. Bien plus,

la question de la casuistique n'attire son attention que pour se rattacher étroitement à la question de la gràce. Car il est évident qu'une morale relâchée ou même indulgente ne s'accorde point avec un sentiment bien profond de la perversité foncière de l'homme et de la déchéance originelle si la nature, sans la gràce. suffit pour observer la loi morale, c'est que cette morale est « toute païenne ». Voilà pourquoi Pascal devait attaquer la morale des Jésuites, comme il attaquait leur doctrine de la grâce: il voyait dans l'une un principe faux, dangereux et hérétique, et dans l'autre une conséquence très logique de la première, mais, par là même, fausse, dangereuse et hérétique.

Dans la polémique qui s'ensuivit, il arriva naturellement ce qui se produit dans toutes les discussions : les deux partis s'obstinèrent chacun dans sa thèse, virent de plus en plus clairement la fausseté de la thèse opposée, en conclurent vite à la mauvaise foi et à la malice de leurs adversaires, si bien qu'à mesure que leurs doctrines allaient se précisant, leur conviction allait s'exaspérant. Les objections et les pamphlets, en obligeant Pascal à une logique plus étroite et plus serrée, le forcèrent à suivre sa doctrine jusqu'au bout et à pousser jusqu'à ses conséquences les plus éloignées le dogme terrible de la prédestination. La présence continuelle de ces croyances dans son esprit les fit pénétrer de plus en plus dans son âme, les incorpora pour ainsi dire à sa substance pensante, et en fit invinciblement les principes directeurs de sa raison, de son imagination et de sa conduite. Assiégé dans Port-Royal, ce fort du jansénisme, par les pamphlétaires, par les Jésuites, par la Sorbonne, par le gouvernement, par le Pape, il fut bien vite saisi de la fièvre qui animait tous les défenseurs, et sa foi n'admit plus aucun tempérament.

Cette chaleur toujours croissante, nous la sentons d'une manière assez évidente dans la succession de ses Provinciales. Dans les trois premières, où cependant i agite les graves matières de la grâce et expose les subtilités d'une chicane théologique, il a pris un tour et un air cavaliers, tout nouveaux alors dans la polémique religieuse. Il se souvient des élégances mondaines qu'il a jadis acquises dans les salons, et traite ces questions obscures avec l'agrément d'un homme du monde et la souplesse d'un homme d'esprit l'auteur de l'Art de persuader, désireux de plaire à son public, sait bien lui faire quelques sacrifices, et ne recule point même devant les jeux de mots 1. C'est bien mieux encore, quand, avec la quatrième lettre, il commence la comédie, et pose devant nous la candide figure de ce bon Père Jésuite, si plein de bonnes intentions et si naïvement malhonnête homme, mauvais chrétien et mauvais prêtre. Alors, après un signe d'intelligence au public, il l'entreprend, le circonvient, le trouble, et. sans que sa victime s'en doute, il lui arrache les aveux les plus compromettants, soit qu'il le pique par une feinte incrédulité, soit qu'il l'excite par une admiration simulée, soit qu'il l'encourage par une curiosité approbatrice, soit qu'il le pousse à s'enferrer davantage par des protestations indignées. Mais, quand il connaît mieux

1 Lettre i (sur le mot prochain) : voir aussi les assonnances comiques de la V ̈*.

la morale qu'il ridiculisait d'abord sur la parole de Port-Royal, quand la mauvaise foi de ses ennemis l'a rendu personnellement victime des perfidies qu'autorise leur casuistique, alors il ne peut continuer sur ce ton railleur. Nous sentons, dans ses lettres, monter de plus en plus le grondement de sa colère intérieure, jusqu'à ce qu'enfin il éclate, et rejette désormais tout masque : « O mon Père, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on ne peut ouïr sans horreur les choses que je viens d'entendre! » (Dixième lettre.) C'est qu'entre cette dixième lettre et les précédentes, il s'était passé un événement capital dans sa vie : le miracle de la Sainte-Epine, qui eut lieu à Port-Royal, le 24 mars 1656, pour la guérison de Marguerite Périer, sa nièce et sa filleule.

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L'influence que ce miracle a exercée sur l'esprit de Pascal, ne saurait être exagérée. Tout d'abord, il le persuada de la vérité de sa cause, et de la sainteté de la lutte qu'il soutenait. « Quelque temps auparavant, il avait eu un entretien avec un homme sans religion, qui concluait de ce qui se passait dans l'Eglise, qu'il n'y avait point de Providence........... M. Pascal répondit sans hésiter qu'il croyait les miracles nécessaires et qu'il ne doutait point que Dieu n'en fit incessamment 1. » Et voici que dans ce couvent de Port-Royal, asile du jansénisme, que tant de << cruels et lâches persécuteurs » présentaient comme un séminaire de l'hérésie, Dieu lui-même manifestait sa volonté d'une manière éclatante. Au milieu du siècle stupéfait, on l'entendait « cette voix sainte et terrible qui étonne la nature, et qui console l'Eglise », et le Crucifié répondait pour les religieuses calomniées. Pour méconnaître un tel miracle, pour ne point voir la main de Dieu, ne fallait-il pas que les ennemis de Port-Royal fussent aveuglés? et cet aveuglement n'était-il point inexplicable, si on ne recourait à la volonté divine et au dogme de la prédestination? Oui, c'était bien là l'un de ces miracles faits non point pour éclairer les incrédules, mais pour perdre définitivement ceux que les décrets incompréhensibles de la Providence avaient condamnés à la damnation éternelle, ceux qu'elle voulait « empêcher de croire ». Qu'était-ce à dire sinon que combattre pour le jansénisme, c'était combattre pour Dieu même : tout le christianisme était ramené au jansénisme et la véracité de l'Evangile confirmait celle de l'Augustinus. « L'Eglise est sans preuves, s'ils [les négateurs du miracle] ont raison. » Madame Périer nous atteste que ce fut cette occasion qui a fait naître en son esprit la première idée de l'Apologie de la Religion chrétienne: puisqu'il avait trouvé pour sa foi un fondement inébranlable, visible à tous ceux que n'égarait point la malédiction divine, il se serait cru coupable de ne point coopérer selon son pouvoir à l'œuvre de la gràce.

Il y a plus Pascal était personnellement intéressé dans ce prodige. « Il paraissait, dit l'historien de Port-Royal, que Dieu avait accordé ce miracle non seulement aux prières et aux besoins de Port-Royal, mais encore à la foi de M. Pascal. » Dans sa discussion avec l'« homme sans religion », il s'était en

1 Recueil d'Utrecht.

2 Cf. Provinciale, xvI.

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