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M. Vinet a eu raison de faire remarquer que, s'il avait fallu insérer dans un livre de ce genre une anecdote où figuraient un frère et une sœur, c'eût été bien plutôt l'histoire du Lépreux de la Cité d'Aoste qui aurait convenu. Ici, en effet, dans cette simple et modeste histoire tout respire la pitié, la sympathie humaine, une sensibilité pure et vraie, une onction pieuse, la résignation sans faste, et le sacrifice bien douloureux, mais sans amertume; en un mot l'esprit du Christianisme en ce qu'il a de plus intime et de plus salutaire. On ne peut la relire après René sans mieux sentir tous ces contrastes, et sans être baigné de douces larmes.

Ouvrez ce livre charmant qui, au milieu des douleurs affreuses qu'il retrace, semble animé du souffle divin de l'Imitation. Dans Renė, au milieu de la splendeur du ciel, on sent comme un fond d'air aigre et sec; ici on se sent dans un air clément. Il y a des cris pourtant bien douloureux et qui sortent d'une âme puissante :

Au commencement du printemps, dit le Lépreux, lorsque le

dont il se couvre aux yeux des simples, il importe d'y joindre comme un complément indispensable la lettre de René à Céluta dans les Natchez, que j'ai plus d'une fois citée: c'est là que le fond de cette âme incurable se produit tout à nu dans sa violence, sans plus de souci de la beauté et sans respect de l'impression morale : « Céluta, il y a des existences si rudes qu'elles semblent accuser la Providence et qu'elles corrigeroient de la manie d'étre. Depuis le commencement de ma vie, je n'ai cessé de nourrir des chagrins : j'en portois le germe en moi, comme l'arbre porte le germe de son fruit. Un poison inconnu se mêloit à tous mes sentiments; je me reprochois jusqu'à ces joies nées de la jeunesse et fugitives comme elle... J'écris assis sous l'arbre du désert, au bord d'un fleuve sans nom, dans la vallée où s'élèvent les mêmes forêts qui la couvrirent lorsque les temps commencèrent. Je suppose, Céluta, que le cœur de René s'ouvre maintenant devant toi : vois-tu le monde extraordinaire qu'il renferme? Il sort de ce cœur des flammes qui manquent d'aliment, qui dévoreroien la Création sans être rassasiées, qui te dévoreroient toi-même. Prends garde, femm de vertu! recule devant cet abîme, laisse-le dans mon sein... Quelle nuit j'ai passée Créateur, je te rends grâces; j'ai encore des forces, puisque mes yeux revoient la lumière que tu as faite! Sans flambeau pour éclairer ma course, j'errois dans les ténèbres mes pas, comme intelligents d'eux-mêmes, se frayoient des sentiers à travers les lianes et les buissons. Je cherchois ce qui me fuit; je pressois le tronc des chênes; mes bras avoient besoin de serrer quelque chose. J'ai cru, dans mon délire, sentir une écorce aride palpiter contre mon cœur un degré de chaleur de plus, et j'animois des êtres insensibles. Le sein nu et déchiré, les cheveux trempés de la vapeur de la nuit, je croyois voir une femme qui se jetoit dans mes bras; elle me disoit : Viens échanger des feux avec moi, et perdre la vie! Melons des voluptés à ìa mort! Que la voûte du ciel nous cache en tombant sur nous!... Si enfin, Céluta, je dois

vent du Piémont souffle dans notre vallée, je me sens pénétré par sa chaleur vivifiante, et je tressaille malgré moi. J'éprouve un désir inexplicable et le sentiment confus d'une félicité immense dont je pourrois jouir et qui m'est refusée. Alors je fuis de ma cellule, j'erre dans la campagne pour respirer plus librement. J'évite d'être vu par ces mêmes hommes que mon cœur brûle de rencontrer, et du haut de la colline, caché entre les broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville d'Aoste. Je vois de loin, avec des yeux d'envie, ses heureux habitants qui me connoissent à peine; je leur tends les mains en gémissant, et je leur demande ma portion de bonheur. Dans mon transport, vous l'avouerai-je? j'ai quelquefois serré dans mes bras les arbres de la forêt, en priant Dieu de les animer pour moi, et de me donner un ami! Mais les arbres sont muets; leur froide écorce me repousse; elle n'a rien de commun avec mon cœur, qui palpite et qui brûle. Accablé de fatigue, las de la vie, je me traîne de nouveau dans ma retraite, j'expose à Dieu mes tourments, et la prière ramène un peu de calme dans mon âme. »

C'est le même mouvement que nous avons vu tout à l'heure à René : « Ah! si j'avois pu faire partager à une autre les transports que j'éprouvois!... » Mais ici le rapport avec René se trouve dans le

mourir, vous pourrez chercher après moi l'union d'une âme plus égale que la mienne. Toutefois, ne croyez pas désormais recevoir impunément les caresses d'un autre homme; ne croyez pas que de foibles embrassements puissent effacer de votre âme ceux de René. Je vous ai tenue sur ma poitrine au milieu du désert, dans les vents de l'orage, lorsque, après vous avoir portée de l'autre côté d'un torrent, j'aurois voulu vous poignarder pour fixer le bonheur dans votre sein, et pour me punir de vous avoir donné ce bonheur. C'est toi, Être suprême, source d'amour et de beauté, c'est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux comprendre! Oh! que ne me suis-je précipité dans les Cataractes au milieu des ondes écumantes? je serois rentré dans le sein de la nature avec toute mon énergie... Oui, Céluta, si vous me perdez, vous resterez veuve: qui pourroit vous environner de cette flamme que je porte avec moi, même en n'aimant pas? Ces solitudes que je rendois brûlantes vous paroitroient glacées auprès d'un autre époux. Que cherchiez-vous dans les bois et sous les ombrages? Il n'est plus pour vous d'illusions, d'enivrement, de délire je t'ai tout ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, car une plaie incurable étoit au fond de mon âme.... » Tel était le vrai René, tel il fut dans la réalité de ses volages amours qui simulaient parfois l'habitude, mais qui n'étaier.t qu'une suite d'ardents caprices. Ce Jupiter se plaisait à consumer toutes les Sémélé.

mouvement, non dans le sentiment; ce vœu désespéré du solitaire est tout dans le sens de l'amitié, et non d'une possession égoïste; une chaleur d'affection y transpire: est-il besoin d'ajouter qu'on y sent moins la flamme? Dans l'histoire de la sœur du Lépreux, atteinte et frappée comme lui, que de délicatesses de tout genre! « La lèpre n'avait attaqué que sa poitrine. » La jeune femme, même dans son mal, n'a rien de hideux au premier aspect ni qui repousse. Je laisse à chacun le plaisir de recueillir dans ce touchant récit la moralité bienfaisante qui s'en exhale. Cette moralité, si douce qu'elle semble, est pourtant sévère. Le Lépreux, ému et reconnaissant de la pitié du militaire, ne s'y abandonne pas lui-même; il refuse, au moment des adieux, d'entretenir aucune relation dans l'avenir avec lui. Il sent qu'à de tels maux il n'y a qu'un Consolateur. Ainsi rien d'amollissant ni d'embelli dans la douce histoire, et le malheureux reste jusqu'au bout dans le réel de la situation.

René n'est complètement jugé qu'après cette double lecture, qui achève de l'éclairer. La différence des deux inspirations et comme des deux lumières devient tout à fait visible. Ce jour intérieur si pur, ce souffle de la bonne parole font mieux ressortir à l'instant ce qu'il y a de troublé, ce qu'il y a de personnel et de sec à travers les trompeuses mélodies et les sons brillants du bel archange de tentation. De lui aussi on peut dire, comme de l'autre Archange, qu'il a un port de roi, mais on le reconnaît à sa splendeur pále et fanée'. Le malheureux au contraire, le défiguré qu'on n'ose regarder en face au visage, semble plus voisin que lui du divin rayon.

Le Lépreux est à René ce que Paul et Virginie est à Atala. Et pourtant (ce qui paraît singulier à dire) le Lépreux placé dans le Génie du Christianisme, tel qu'est ce dernier ouvrage, y ferait contre-sens. René, tout disparate qu'il est, s'y trouve encore plus à sa place.

Tout cela dit, René garde son charme indicible et d'autant plus puissant. Il est la plus belle production de M. de Chateaubriand *,

1. Milton, Paradis perdu, livre IV.

2. M. de Chateaubriand le savait bien; et dans son amour d'auteur il disait de la guerre d'Espagne que c'était le René de sa polique, voulant dire que c'en était ie chef-d'œuvre. En fait de René pourtant, je m'en tiens à l'autre.

la plus inaltérable et la plus durable; il est son portrait même. Il est le nôtre. La maladie de René a régné depuis quarante-huit ans environ; nous l'avons tous eue plus ou moins et à divers degrés. Vous, jeunes gens d'aujourd'hui, vous ne l'avez plus. Mais serait-ce à nous, qui l'avons partagée autant que personne, de venir ainsi vous en dire le secret et vous en révéler la misère? S'il y a indiscrétion de notre part, l'amour de la vérité seule nous y a poussé, et aussi peut-être un reste d'esprit de René qui porte à tout dire et à se juger soi-même jusque dans les autres. Un de nos amis, qui est de cette famille, mais resté plus fidèle, s'est écrié à ce sujet (et c'est par là que nous finirons, nous plaisant, selon notre méthode, à recueillir tous les témoignages):

« Non, ce n'est jamais nous, ô René, qui parlerons de vous autrement que nous avons accoutumé : nous sommes vos fils, notre gloire est d'être appelés votre race. Notre enfance a rêvé par vos rêveries, notre adolescence s'est agitée par vos troubles, et le même aquilon nous a soulevés. Quand le Génie de la prière et de la foi est venu vers nous, un rameau à la main, c'est par vous qu'il nous est apparu; il avait un éclat tout nouveau qui nous a séduits. Comme vous nous avons pleuré, nous avons accueilli, puis rejeté la pensée sinistre comme vous; nous nous sommes agenouillés encore une fois devant le Dieu de nos mères, et nous avons cru un moment que nous croyions. Et quand l'orage et la bise sont revenus, nous avons encore oscillé comme vous, nous avons essayé de tous les cultes généreux et de toutes les pensées que l'imagination voudrait assembler dans un même cœur. Nos inconstances ont été les vôtres. Ne soyez jamais renié par votre race, ô René! soyez, dans cette tombe tant souhaitée, à jamais honoré par nous! »

XIII.

Le Génie du Christianisme, y compris Atala et Renė, eut un succès tel que rien ne le saurait rendre. Les éditions, les traductions se

multiplièrent'; l'auteur, du premier coup, avait enlevé la renommée. La seconde édition, publiée en avril 1803, était dédiée au Premier Consul en ces termes :

«Citoyen Premier Consul,

« Vous avez bien voulu prendre sous votre protection cette édition du Génie du Christianisme; c'est un nouveau témoignage de la faveur que vous accordez à l'auguste cause qui triomphe à l'abri de votre puissance. On ne peut s'empêcher de reconnoître dans vos destinées la main de cette Providence qui vous avoit marqué de loin pour l'accomplissement de ses desseins prodigieux. Les peuples vous regardent; la France, agrandie par vos victoires, a placé en vous son espérance, depuis que vous appuyez sur la Religion les bases de l'État et de vos prospérités. Continuez à tendre une main secourable à trente millions de Chrétiens qui prient pour vous au pied des autels que vous leur avez rendus.

« Je suis avec un profond respect, etc. »

L'auteur venait d'être attaché à la diplomatie, et il ne tarda pas à recevoir ses ordres de départ pour Rome, où il allait comme secrétaire d'ambassade auprès du cardinal Fesch. Dans le voyage il s'arrêta quelque temps à Lyon, cette ville essentiellement catholique où il était déjà allé l'année précédente, et où les ovations dont il avait été l'objet se renouvelèrent. Il écrivait de là à un ami, M. Gueneau de Mussy (je choisis cette lettre entre d'autres plus ou moins semblables, et qui fourniraient matière à des commentaires du même genre):

1. Le Genie du Christianisme parut vers le mois d'avril 1802. La première édition en fut tirée à quatre mille exemplaires. Dix mois après, l'édition était épuisée, et elle avait eu à lutter contre deux contrefaçons, l'une dans le nord de l'Allemagne, l'autre dans le midi de la France, à Avignon. Four satisfaire à l'avidité du public, on se mit à préparer, vers le mois de mars 1803, trois éditions nouvelles pour paraître à la fois ou presque à la fois. (Voir quelques détails dans mon article Fontanes, Portraits littéraires, t. II, p. 253, 1844. Voir aussi dans le Bulletin du Bibliophile de janvier 1848, p. 649, des instructions de Chateaubriand à son libraire sur la destination des exemplaires de luxe. La famille Bonaparte y est traitée royalement.)

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