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un esprit vigoureux pourtant, capable en toute matière de fortes poussées, de vastes et rudes lectures, de ces esprits qui sont capables de dévorer des pierres comme Saturne'. On ne saurait imaginer d'ailleurs à quel point il a poussé l'abus des rapprochements, de l'antithèse historique ou du parallèle. L'abus porté à ce point est plus qu'un accident, et trahit un tour d'esprit, un pli bien marqué : il lui en restera toujours quelque chose. Rien n'est bizarre, dans la première partie surtout de l'Essai, comme de voir accouplés à tout bout de champ Pisistrate et Robespierre, Lycurgue et Saint-Just, Harmodius et Marat, Mégaclès et Tallien, Épiménide et M. de Flins (Flins que les moqueurs d'alors appelaient le Ragotin de la littérature!). Il cite du Solon, beaucoup de Solon, à côté d'une fable de M. de Nivernais. Cela ressemble par moments à une plaisanterie. M. de Chateaubriand n'a pas le sentiment du ridicule, ce sentiment si français avant lui, mais qui l'est beaucoup moins depuis cinquante ans; - ce sentiment qu'avait si peu Rousseau, et que possédait jusqu'au bout des ongles ce libertin de Voltaire.

On peut dire que M. de Chateaubriand, philosophe à cette époque par l'esprit, par les opinions, ne l'est point par les conclusions. Après le plus magnifique éloge de l'Émile, éloge qu'il a depuis rétracté le plus qu'il a pu, et plus qu'il n'était nécessaire ou même convenable à un rival aussi noble que lui, il conclut que c'est à dater de la publication de cet ouvrage que l'éducation s'altéra totalement en France. L'homme-vierge de Rousseau, jeté parmi ses contemporains abâtardis, produisit des monstres:

La profession de foi du Vicaire savoyard, ajoute l'auteur de l'Essai avec un sentiment douloureux, les principes moraux et politiques de cet ouvrage, sont devenus les machines qui ont battu

1. Expression de Montesquieu.

2. On a comparé certains chapitres de l'Essai, pour l'antithèse ambitieuse de leur titre, à « des sacs sur lesquels on aurait posé l'étiquette de tout l'argent qu'ils pourraient renfermer, et qu on aurait oublié de remplir. » Il y a, en effet, plus d'enseigne que de fond.

l'édifice des gouvernements actuels de l'Europe, et surtout celui de la France, maintenant en ruines. Il s'ensuit que la vérité n'est pas bonne aux hommes méchants; qu'elle doit demeurer ensevelie dans le sein du Sage, comme l'espérance au fond de la boîte de Pandore. Si j'eusse vécu du temps de Jean-Jacques, j'aurois voulu devenir son disciple; mais j'eusse conseillé le secret à mon maître. Il y a plus de philosophie qu'on ne pense, au système de mystère adopté par Pythagore et par les anciens prêtres de

l'Orient. >

L'auteur de l'Essai, à travers toutes ses hardiesses de pensée et tous ses doutes, qui vont par moments aussi foin que possible, incline donc déjà pour ce que j'appellerai le Christianisme social, le Christianisme quand même. Il se sépare des Encyclopédistes qui minent l'édifice, et il leur dit : « A quoi bon? quand ce sera miné, que gagnerez-vous à avoir étalé et démontré la ruine?» C'est par là qu'il se prépare et se dispose, encore à son insu, à ce qu'il fera bientôt dans le Génie du Christianisme. C'est là le lien réel et comme le pont entre les deux ouvrages qui semblent d'abord contradictoires'.

La chimère de l'auteur de l'Essai (car il en a une) est de croire encore, du milieu de ses résultats amers, à je ne sais quel retour possible vers la nature, comme il l'entend, c'est-à-dire vers un état primordial et sauvage. Il croyait théoriquement avec Rousseau à la supériorité et à la félicité de cet état assez équivoque, et ce qu'il en avait vu dans ses voyages ne l'en avait point dégoûté 2. Bien au contraire, comme souverain remède à tous les maux de la société, il n'a rien de mieux à proposer à son lecteur, en finissant, que de venir passer une nuit avec lui chez les Sauvages du Canada, pour se faire idée de cette espèce de liberté toute délicieuse et céleste.

1. Épiménide, dit-il en un endroit, ne traitoit point de superstition ce qui tend à diminuer le nombre de nos misères; il savoit que la statue populaire, que le Pénate obscur qui console le malheureux est plus utile à l'humanité que le livre du philosophe qui ne sauroit essuyer une larme. »>

2. Chose remarquable! il avait vu les Sauvages impunément, a dit M. Vinet

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L'Essai, cet immense amas de matières premières, cette mine où nous découvrons pour ainsi dire couche par couche l'homme futur, nous révèle encore chez l'auteur ure faculté de sensibilité et une puissance de souffrir qui suhira bien des modifications par la suite et bien des altérations. Qu'on lise le chapitre intitulé: Aux Infortunės : au milieu de quelques formes déclamatoires et qui n'offensent que le goût, on y sent une profonde commisération, une sympathie vive et active pour ceux qui souffrent; c'est un de leurs semblables, un enfant du malheur qui veut apprendre aux autres à traverser n.oins douloureusement les mêmes sentiers. Il en vient aux moindres détails; il donne naïvement des règles de conduits dans le malheur; il se reproche de n'en pas trouver d'assez efficaces:

« Je m'imagine, s'écrie-t-il, que les malheureux qui lisent ce chapitre le parcourent avec cette avidité inquiète que j'ai souvent portée moi-même dans la lecture des moralistes, à l'article des misères humaines, croyant y trouver quelque soulagement. Je m'imagine encore que, trompés comme moi, ils me disent: Vous ne nous apprenez rien; vous ne nous donnez aucun moyen d'adoucir nos peines; au contraire, vous prouvez trop qu'il n'en existe point. O mes compagnons d'infortune! votre reproche est juste: je voudrois pouvoir sécher vos larmes, mais il vous faut implorer le secours d'une main plus puissante que celle des hommes. Cependant ne vous laissez point abattre; on trouve encore quelques douceurs parmi beaucoup de calamités. Essayerai-je de montrer le parti qu'on peut tirer de la condition la plus misérable? Peut-être en recueillerez-vous plus de profit que de toute l'enflure d'un discours stoïque '. »

Et il entre dans le détail des conseils appropriés : éviter les jardins publics, le fracas, le grand jour; le plus souvent ne sortir que la nuit; s'asseoir quelquefois au sommet d'une colline qui domine la ville et contempler de loin les feux qui brillent sous tous ces toits habités; ici le réverbère à la porte du riche qui, du sein des

1. Le style nous rend ici un écho de Pascal et de Montaigne.

fêtes, ignore qu'il y a des misérables; là-bas, quelque petit rayon tremblant dans une pauvre maison écartée du faubourg; et se dire: Là, j'ai des frères ' ! »

Mais il indique surtout la consolation de la nature comme plus réelle et plus présente à celui que sa destinée rejette hors de la société : « La vie est douce avec la nature. Pour moi, je me suis sauvé dans la solitude, et j'ai résolu d'y mourir sans me rembarquer sur la mer du monde... Heureux ceux qui aiment la nature! Ils la trouveront, et trouveront seulement elle aux jours de l'adversité. » Il ne va point jusqu'à souhaiter comme Horace d'oublier les êtres qui lui furent chers: Oblitusque meorum, obliviscendus et illis. La douleur même lui paraîtrait bien préférable à un tel oubli; mais leur souvenir se fondra avec le calme des bois et des cieux: il gardera sa douceur, et ne perdra que son amertume. »

Il indique encore d'autres sources de plaisir qu'on peut tirer du malheur, et il recommande particulièrement l'étude de la botanique qui, telle qu'il la dépeint et qu'il l'entend, n'est guère que le culte des harmonies de la nature. Son infortuné s'attachera surtout à ces «lis mélancoliques dont le front penché semble rêver sur le courant des eaux, » à ce convolvulus « qui entoure de ses fleurs pâles quelque aulne décrépit... » Là encore, il cherche partout des correspondances mystérieuses avec les affections de son âme. Puis, au retour de cette course laborieuse, on rentre dans sa misérable demeure, chargé de la dépouille des champs. Et viennent les détails humbles, familiers, non inventés, de ces détails tels que le Sénancour des Réveries et tout solitaire pauvre est accoutumé à en observer: comme si l'on craignait que quelqu'un ne vînt ravir ce trésor, fermer mystérieusement la porte sur soi; se mettre à faire l'analyse

1. En marge de cette page, on lit dans l'Exemplaire confidentiel: (voir les notes de l'Essai et l'avertissement qui les précède) « Ici j'ai peint toute ma vie en Angle terre; j'avois d'abord parlé à la première personne, mais il me semble que la troisième fait plus d'effet. Au reste le bonheur est une chimère. On ne console point les hommes avec des mots, quand le mal est à la source de l'âme, quand le cœur est brisé, quand nos amis ont disparu dans la tombe, quand l'âge des illusions est passé, cet âge où les chagrins fuient comme un songe, où nous voyons dans chaque homme un ami, dans chaque femme une maitressa. »

de sa récolte, blåmant ou approuvant Tournefort, Linné, Vaillant, Jussieu...

◄ Cependant la nuit approche; le bruit commence à cesser au dehors, et le cœur palpite d'avance du plaisir qu'on s'est préparé. Un livre qu'on a eu bien de la peine à se procurer', un livre qu'on tire précieusement du lieu obscur où on l'avait caché, va remplir ces heures de silence. Auprès d'un humble feu et d'une lumière vacillante, certain de n'être point entendu, on s'attendrit sur les maux imaginaires des Clarisse, des Clémentine, des Héloïse, des Cécilia. Les romans sont les livres des malheureux : ils nous nourrissent d'illusions, il est vrai; mais en sont-ils plus remplis que la vie? »

Ce sont de ces pages qui révèlent toute une âme première, une âme modeste qu'on aurait peine dans la suite à retrouver. Misère et infirmité de notre nature, que le peintre de Chactas et de René a lui-même si bien dénoncée ! cette immense faculté de douleur qui rendait compatissant, à force de se nourrir de soi et de s'exhaler au dehors, elle-même à un certain moment elle se sature

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1. Voilà de ces choses comme René plus tard n'en dira pas; René est plus noble, plus aristocratique, plus retenu, même dans ses plus entiers aveux. Ici l'Exemplaire confidentiel vient compléter le texte, mais cette fois d'une manière heureuse et touchante : « C'est ce qui m'est arrivé vingt fois, lit-on à la marge de cette page, en regard des humbles détails dans lesquels il est entré; mais malheureusement j'avois toujours l'inquiétude du lendemain. Je pourrois encore être heureux et à peu de frais; il ne s'agiroit que de trouver quelqu'un qui voulût me prendre à la campagne; je payerai ma pension après la guerre. Là je pourrois écrire, herboriser, me promener tout à mon aise, pourvu que je ne fusse obligé de faire compagnie à personne, qu'on me laissât tranquille et livré à mon humeur sauvage. Ce qu'il y a de singulier, c'est que ce bonheur, qui a l'air si facile à obtenir, est cependant presque impossible, et je ne sais pas après tout si je voudrois moi-même demeurer chez des étrangers. Si la paix se fait, j'obtiendrai aisément ma radiation, et je m'en retournerai à Paris où je prendrai un logement au Jardin des Plantes; je publierai mes Sauvages, et je reverrai toute ma société. Toute ma société ! combien je trouverai d'absents! M. Beding... m'avoit proposé de me donner un petit temple dans son parc, mais on voit trop de monde dans cette maison: J'aurois été assiégé sans cesse d'importuns et de visiteurs. D'ailleurs ces femmes n'ont pas le sens commun; elles sont ignorantes et mal élevées en un mot cela ne pouvoit me convenir. Je voudrois une retraite plus petite et plus tranquille, des gens nonnêtes et aimables, et non des Grands. » Il est déjà misanthrope, mais il est encore homme et simple mortel: le dieu en lui p'a pas commencé.

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