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Nous saisissons à l'instant un côté nouveau et tout à fait inattendu dans cette Poétique de vrai poëte qu'apportait l'auteur d'Atala: c'est le côté d'art élevé, revenant à l'antique, sortant décidément du Diderot, du Marmontel et de tout ce procédé vulgaire au fond, prosaïque, dont le xvш siècle, et Voltaire lui-même si plein de tact personnel, de tact social, — et Rousseau si plein de chaleur et de sensibilité naturelle, n'avaient pas su s'affranchir dans la composition. Nous avons affaire ici à quelqu'un qui a lu la Bible, qui a lu Homère, et qui en a senti la grandeur; qui essayera d'en reproduire les effets à sa manière et moyennant transposition; qui cherchera et soignera avant tout la noblesse de la ligne, du contour, de "attitude, et qui aspirera à faire passer dans ses tableaux quelque chose du groupe sophocléen.

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L'inconvénient, c'est d'avoir à chercher ces beautés simples ou grandioses en y remontant avec effort, plutôt que de les rencontrer directement et de première venue : mais cet inconvénient, à peu près inévitable, devient un des caractères inhérents à toutes les secondes et troisièmes époques; et c'est pour cela que nous ne sommes pas en 1800 à l'aurore d'un grand siècle, mais seulement au début de la plus brillante des périodes de déclin.

A une grande époque, laquelle pourtant était à quelques égards une époque seconde, Fénelon avait retrouvé par l'étude, par la puissance d'imitation 1, mais sans apparence d'effort, ni même de réflexion, et il avait épanché dans son Télémaque le sentiment de ces primitives beautés.

Quand j'ai dit que nul écrivain au xvme siècle n'avait pressenti cette Poétique élevée et tout à fait digne de son nom, que Chateaubriand remettait en lumière, je me trompe : il y en avait un qui l'avait retrouvée dans la pratique avec plus d'art que Fénelon, et pourtant comme lui avec une sorte de simplicité instinctive: je veux parler de Bernardin de Saint-Pierre et de sa chaste et idéale manière se couronnant volontiers de l'image antique et rajeunie.

1. Expression de M. Villemain, qui excelle à ces alliances de mots.

Mais la discrétion et la fusion même où cet art s'était offert avaient

empêché d'en remarquer tout le prix.

M. de Chateaubriand se présentait donc comme novateur; il savait ce qu'il avait voulu faire, et il le disait.

-Atala commence par un Prologue où la nature de l'Amérique septentrionale est décrite en quelques pages. Le Meschacebé (nom plus harmonieux du Mississipi) apparaît dans sa majesté et comme une conquête nouvelle de la poésie, qui ne craint pas d'y ajouter à l'instant ses propres merveilles.

Il suffit déjà de ces premières pages. L'enchantement est commencé, et il opère.

Après cette peinture d'avant-scène, les personnages sont introduits le premier, qui est un vieillard nommé Chactas (c'est-à-dire voix harmonieuse, comme si c'était un nom grec), et qui va raconter sa propre aventure, a eu des circonstances fort singulières dans sa vie. Il a dans sa jeunesse visité l'Europe : « Retenu aux galères à Marseille par une cruelle injustice, rendu à la liberté, présenté à Louis XIV (car la scène d'Atala est censée se passer sous Louis XIV, et celle de René en plein Louis XV !), il a conversé avec tous les grands hommes du siècle et assisté aux fêtes de Versailles, aux tragédies de Racine (ce qui est un peu fort), aux oraisons funèbres de Bossuet (de plus en plus étonnant!); en un mot, le Sauvage a contemplé la société à son plus haut point de splendeur'. »

Nous saisissons ici, au milieu de la pompe et de la magnificence, le défaut de l'auteur qui a le don, le talent, mais aussi la manie de grouper. Il groupe, dans cette vie de Chactas, des circonstances extraordinaires et disparates, ou du moins trop éloignées et trop singulières pour que leur assemblage puisse paraitre naturel, de

1. Je m'en tiens au Chactas d'Atala, sans remonter, dans les Natchez, au récit détaillé qu'il fait de son voyage à la Cour de Louis XIV, récit qui est bien ce qui se peut imaginer de plus incroyable, de plus bizarre, et, tranchons le mot, de plus grotesque. Il s'y trouve à tout moment du grotesque et du charmant. Le souper de Chactas chez Ninon, où il y a des choses presque insensées (comme de le montrer au courant du Calcul infinitėsimal alors inventé par Newton et Leibniz), se termine par une réflexion sur les passions qui est de la poésie la plus neuve et d'une admirable beautė.

même que plus haut, dans la description des forêts, il groupait des accidents trop rares, trop singuliers et trop frappants pour être présentés comme habituels. Ce Chactas qui a assisté aux pièces de Racine est du même ordre que ces ours enivrés de raisin qui chancellent sur les branches des ormeaux. Sans doute c'est possible; il est même certain que ce dernier accident arrive pour des ours de petite espèce qui sont dans les forêts de l'Amérique du Nord, qui aiment le raisin, qui s'enivrent, et qu'on prend de cette façon. Mais l'auteur, en n'expliquant pas la chose, en ne la réduisant pas à ce qu'elle est dans la réalité, mais en la forçant à plaisir, en nous donnant à croire que ce sont de gros ours, des ours ordinaires, qu'on voit ordinairement dans cette position de huveurs chancelants au haut des branches, et qui font perspective habituelle à l'extrémité des avenues, s'est heurté à l'invraisemblable; de même quand il nous donne à entendre que le Sauvage Chactas a été l'hôte familier de Fénelon et a goûté comme familières les beautés de Bossuet ou de Racine, il passe toutes les bornes et nous avertit que nous sommes dans le fictif et le composite. Même dans le poëme, j'aimerais plus de vérité.

Les critiques qu'on a faites des premières pages d'Atala, quant au peu de fidélité du dessin et des couleurs, nous démontrent que l'auteur n'a pas cherché l'exactitude pittoresque réelle; qu'après une vue générale et rapide, il a remanié d'autorité ses souvenirs et disposé à son gré les riches images, réfléchies moins encore dans sa mémoire que dans son imagination; qu'il ne s'est pas fait faute de transporter à un fleuve ce qui est vrai d'un autre, de dire du Meschacebé ce qui serait plus juste de l'Ohio, d'inventer en un mot, de combiner, d'agrandir; il a fait acte de poëte et de créateur'. Ses amis de 1800 avaient raison de dire de lui à cet égard: « Chateaubriand peint les objets comme il les voit, et il les voit comme il les aime. » Il faut bien certes accorder quelque chose à la magie du talent. L'imagination des grands poëtes et peintres est comme

1. Les poëtes ne font guère autrement; et Lamartine, à sa manière, n'a fait autre chose, dans certains paysages alpestres de Jocelyn, qu'assembler des contrastes et des impossibilités que savent dénoncer au premier coup d'œil les personnes abitnees à la vie des montagnes.

un lac où les objets naturels se réfléchissent, mais où ils se réflchissent avec quelques conditions nouvelles qu'ils n'ont pas strictement dans la réalité.

Les images chez M. de Chateaubriand sont belles, éclatantes, grandioses, mais elles concourent souvent à former un groupe un peu roide et un peu factice à la manière de la peinture de l'Empire, à la manière des groupes de David ou de ce Girodet qui a si bien traduit aux yeux Atala. La nature se groupe aussi, mais moins artistement, avec des formes et dans des poses d'un relief moins accusé; s'il faut presque toujours que l'art intervienne pour accomplir ce qui n'est que commencé et épars dans la nature, s'il faut qu'il lui prête un peu la main pour mieux détacher le tableau, il ne faut jamais qu'il lui prête main-forte, pour ainsi dire. Le coup de ciseau qui achève la statue naturelle doit être délicat et souvent insensible.

Ceci rappelle un mot de Bernardin de Saint-Pierre qui touche au vif Chateaubriand et qui jette du jour sur les rapports exacts qu'ils ont entre eux. Un matin de 1810, un jeune Suisse' arrivé depuis peu à Paris et adorateur des œuvres de Bernardin de SaintPierre alla à lui; et comme font les jeunes gens tout pleins de leur enthousiasme, il l'assiégeait de questions curieuses sur ses écrits, sur sa manière de composer, et il en vint ensuite à lui demander ses jugements sur les ouvrages célèbres du jour : « Que pensez-vous de M. de Chateaubriand? » — « Je l'ai peu lu, répondit Bernardin de Saint-Pierre (les grands auteurs une fois arri vés à la gloire se lisent et ne lisent guère qu'eux-mêmes), je n'en ai lu que des extraits; mais il a l'imagination trop forte. » Ce mot est juste et charmant, et je l'aime mieux que cet autre mot qui serait injuste et qu'on lui a prêté : « Oh! moi, la nature ne m'a donné qu'un tout petit pinceau, mais M. de Chateaubriand a une brosse'. Bernardi de Saint-Pierre a bien pu dire les

1. M. Henri Piguet. (Voir Portraits littéraires, tome II, page 137, 1844.) 2. Voici toute l'anecdote : « Malgré le charme et la douceur répandus dans ses écrits, Bernardin de Saint-Pierre avait, comme on sait, un amour-propre fort irritable. A l'époque de la publication et de la grande vogue du Génie du Christianisme, il fut invité à un diner très-nombreux. Pendant le repas, tous les convives s'exta

deux mots qui ont au fond le même sens, mais tenons-nous-en au premier.

Pour corriger cependant l'effet de ces mots dont le moins duz est encore piquant, je veux citer d'autres jugements pleins de grâce et de justesse sur tous deux, des jugements sortis de rettc petite société d'élite dont j'ai parlé. Dans une conversation avec Chênedollé, le 2 février 1807, Joubert disait :

L'ouvrage de M. de Saint-Pierre ressemble à une statue de marbre blanc, celui de M. de Chateaubriand à une statue de bronze fondue par Lysippe. Le style du premier est plus poli, celui du second plus coloré. Chateaubriand prend pour matière le ciel, la terre et les enfers: Saint-Pierre choisit une terre bien éclairée. Le style de l'un a l'air plus frais et plus jeune; celui de l'autre a l'air plus ancien : il a l'air d'être de tous les temps. Saint-Pierre semble choisir ce qu'il y a de plus pur et de plus riche dans la langue : Chateaubriand prend partout, même dans les littératures vicieuses; mais il opère une vraie transmutation, et son style res semble à ce fameux métal qui, dans l'incendie de Corinthe, s'étoit formé du mélange de tous les autres métaux. L'un a une unité variée, l'autre a une riche variété.

:

Il y a un reproche à faire à tous les deux M. de Saint-Pierre a donné à la matière une beauté qui ne lui appartient pas; Chateaubriand a donné aux passions une innocence qu'elles n'ont pas, ou qu'elles n'ont qu'une fois. Dans Atala, les passions sont couvertes de longs voiles blancs.

<< Saint-Pierre n'a qu'une ligne de beauté qui tourne et revient indéfiniment sur elle-même, et se perd dans les plus gracieux con

Mèrent à l'envi sur le mérite du nouvel ouvrage. A la fin, on voulut bien cependan s'apercevoir que l'auteur de Paul et Virginie était présent, et on lui adressa quelquet paroles obligeantes. Il répondit que l'on était bien bon de se rappeler ses ouvrages; qu'ils ne pouvaient, sous aucun rapport, être mis en parallèle avec le Génie lu Christianisme; que la nature ne lui avait donné qu'un petit pinceau, tandis que M. de Chateaubriand avait une brosse. » (Revue Britannique, 1820, tome VII, page 357, extrait du New monthly Magazine.) — Le peintre Vien disait, mais plus coucement, de son élève David qui le détròna: «J'ai entr'ouvert la porte, David l'a Doussée. ‣

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